Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/VII


Le Roi (1p. 151-165).


CHAPITRE VII.

L’oraison de quiétude.


Ma très-chère sœur, mon petit chou, mon joli chapelet (tous ces mots sont dans la Chronique, et nous croyons devoir tout copier, tant le sujet est grave), ma très-chère sœur, la guerre entre l’enfer et le Ciel commença dès le premier âge du monde ; l’enfer fut vaincu, mais après quatre mille ans de combats, et lorsque l’Éternel eut envoyé son fils à la bataille, où il se fit tuer pour nous : jugez par-là combien la lutte entre l’enfer et l’homme doit être difficile. Son arme la plus redoutable, c’est la femme.

La chasteté des moines est fameuse, aussi le diable cherche toujours à nous y faire manquer. Ce matin, vos charmes abominables ont égaré mon âme, mais je me suis confessé ; j’ai sauté sur la jambe droite, j’ai reçu trente-deux coups de discipline, je m’en appliquerai soixante-dix-neuf, et tout sera dit. Sauter sur une jambe est fatigant ; la discipline forcée est désagréable ; ne manger que d’un côté est gênant ; et pécher est toujours mal, quoique l’on soit sûr de se faire absoudre. J’ai donc résolu de rester chaste et de ne plus pécher.

Si le diable est puissant, notre corps est bien faible ! Une feuille de rose le blesse ; un verre de Chypre le bouleverse ; un léger attouchement de cette jolie petite menotte, en fait je ne sais quoi : il est donc, sans défense, livré à son ennemi. Des filtres font aimer par force ; ils introduisent en nous une flamme fatale : à quelles flammes plus terribles ne sommes-nous pas en proie, lorsque Satan lui-même nous dévore !

Oui, ma chère sœur ; il pleurait en disant ces mots : Satan est en moi ; par vos yeux, il a pénétré dans les miens ; par vos mains, il est entré dans les miennes ; par le son de votre voix, il s’est introduit dans mon oreille ; mon corps est comme un autre enfer, où il règne en despote ; il veut me perdre, et, pour y parvenir, me faire rompre mon vœu de chasteté. Non, ferais-je, ô pudique épouse de Joseph ! dont la vertu soutient aujourd’hui ma faiblesse ! ô esprit saint ! qui venez de m’inspirer, le moyen de ne pas faillir.

Le corps et l’âme sont deux êtres différens : l’un est de la boue, l’autre est le souffle divin. Le corps existait avant l’âme ; l’âme existe après le corps ; l’un peut être contraint, l’autre est toujours libre : donc, l’un peut être innocent du crime de l’autre ; ce sont deux compagnons de voyage ; ils marchent quelque temps ensemble sur la même route, mais chacun à sa manière. Le corps peut commettre un crime, quand l’âme l’a conseillé, mais il ne peut pécher seul. Après la vie, on mettrait vainement du vin dans la bouche du corps ; vainement on mettrait le corps dans le lit de l’adultère, il ne commettrait ni le péché d’ivrognerie ni le péché de luxure ; et l’âme, déjà séparée de la matière, resterait innocente. Il faut donc pour le péché le concours des deux natures ; la matière seule est impeccable, et l’âme ne péche que lorsqu’elle le veut bien ; toute-puissante sur elle-même, elle n’a pourtant aucun moyen de neutraliser l’action des corps sur les corps ; par exemple : elle ne peut faire qu’une ronce ne pique, ou que le vin de Chypre n’enivre. À plus forte raison, elle ne peut empêcher Satan et l’enfer de s’emparer de cette boue misérable : tout ce qu’elle peut, c’est de s’en aller quand Satan arrive, comme le compagnon de voyage qui se retire lorsque son ami reçoit mauvaise compagnie.

Eh bien ! ma sœur, faisons pour notre salut ce que la mort viendra faire un jour. Séparons ce qui n’est uni qu’accidentellement ; abandonnons notre corps à Satan ; Satan sera vaincu, même en remportant la victoire, car nous aurons préservé notre âme.

Voyez-vous donc que, malgré vos efforts, il va s’emparer de vous ; vîte, détachez votre âme de cette matière vile, élevez-la à Dieu, et contemplez sa gloire. Voici à quels signes vous la reconnaîtrez :

D’abord, si vous marchez sous la conduite d’Isaïe (a), vous verrez les séraphins ; vous savez ce que c’est, et si vous ne le savez pas, le voici : Leur forme n’est pas bien déterminée ; mais ils ont six ailes. Avec une paire de leurs ailes ils se couvrent la tête, avec une autre les pieds, avec une autre ils volent : ce sont peut-être des espèces d’oiseaux, ils crient : saint ! saint est l’Éternel ! et comme ils ne disent que cela, et le disent à tout moment, si ce sont des oiseaux, ce sont probablement des perroquets. Les conciles, ni les vicaires du Christ n’ayant rien décidé là-dessus, on peut raisonner sans crainte de la damnation.

Ensuite vous verrez le Père Éternel ; c’est un homme assis sur un trône, son manteau royal traîne jusqu’à terre et remplit l’appartement (b). Voilà du grand, du sublime, du divin ; et l’on ne pourrait rien concevoir de plus beau, si le prophète Ézéchiel n’avait laissé par écrit ce qu’il vit de ses propres yeux, lorsqu’il fut transporté au ciel par un ange, qui le prit par le crâne sans lui offenser le cerveau.

C’est donc sur les pas d’Ézéchiel que doit marcher votre âme dans son ascension vers le trône de Jehovah, et voici les merveilles qui l’attendent (c).

Elle verra premièrement des chérubins ; ce sont des espèces de bœufs qui ont quatre têtes différentes chacun ; (têtes d’homme, de bœuf, d’aigle et de lion) ; ils ont en outre des pieds de veau : c’est superbe ! Secondement, elle verra la charrette à laquelle ils sont attelés ; elle marche toujours (d), ses roues ont une âme ; je ne sais si c’est une âme pour toutes, ou une âme pour chacune, mais il est certain qu’elles sont toutes garnies d’yeux, comme une queue de paon : c’est admirable !! Troisièmement, elle verra sur la charrette comme du cristal, sur le cristal un trône, sur le trône du feu semblable à de l’acier rougi, c’est-à-dire, du hincmal : c’est merveilleux ! Dans ce feu, elle verra… Ici les termes manquent. Elle verra… Que nous sommes heureux qu’il y ait eu des prophètes pour nous donner de si grandes et de si nobles idées de la Divinité ! Récapitulons, crainte d’erreur : sur la charrette du cristal, sur le cristal un trône, sur le trône du feu, dans le feu un homme de feu, du hincmal ! oh ! oh ! je ne sais comment exprimer mon ravissement… Alleluia ! oui, alleluia… (c’est le plus court et le meilleur, l’expression est théologique) Écriez-vous alors : alleluia, je vois la gloire de Dieu !… Vous la verrez, ma sœur, car c’est là la gloire de Dieu, et Dieu lui-même. Le résultat de cette vue sera de vous faire entrer en oraison de quiétude ; or, quand on est en oraison de quiétude, Satan peut faire de notre corps tout ce qu’il veut, l’âme n’y est plus, elle est unie au Père Éternel, à son Fils, notre Seigneur Jésus, au Saint-Esprit, à la Vierge Marie et au bon Larron, lequel est assis à la droite de la Très-Sainte-Trinité ; en un mot, quand on est en oraison de quiétude, on est en état parfait de grâce[5].

À peine eut-il achevé ce discours, qu’il s’écria : Mon âme va s’exalter ! Sentez-vous venir le serpent ? Je le sens, répondit-elle. — Exaltez-vous ; cherchez la gloire céleste ; entrez en oraison de quiétude, et dites alleluia, quand vous y serez.

Alleluia ! s’écria bientôt après la pélerine. Alleluia ! s’écria le bon moine.

Ainsi l’ange des ténèbres fut vaincu, les enfers frémirent. Les philosophes sont désespérés, et vous, mes frères, vous êtes édifiés.

Ce n’est pas qu’il ne vaille mieux chasser le malin de son corps : nous vous exhortons à lui enlever même cette matière vile ; vous la lui enlèverez, si vous obtenez les grâces d’en-haut, et vous les obtiendrez, si vous employez les moyens nécessaires ; il y en a de plusieurs sortes :

Les petits, les grands, et les majeurs ou immanquables.

Les petits sont : la charité, l’amour de Dieu et du prochain manifesté par la prière, l’aumône, et l’observation des commandemens de Dieu.

Les grands sont : la foi, la fréquente communion, la discipline, les neuvaines, les ex-voto, la portioncule dernièrement publiée, l’observation stricte des commandemens de l’Église, et la lecture de la Quotidienne.

Les majeurs ou immanquables sont : l’extirpation des hérésies, et les libéralités en faveur de l’Église.

Les hérésies s’extirpent par la déconfiture des hérétiques. On y parvient par divers procédés, selon les temps et les lieux : on n’a pas toujours la douceur de vivre aux siècles des dragonnades ou de la Saint-Barthélemy ; mais Dieu n’abandonne jamais en entier son Église. En Espagne, on peut se faire inquisiteur, ou familier du saint-office. En Allemagne, on court sur les juifs, en attendant de pouvoir courir sur les évangéliques. En France, on se fait juge d’exception, quand le bon Dieu permet qu’il y en ait ; ou Juré, quand le préfet est bon. À Nîmes, on se joint aux fidèles, et on extirpe par le fer et par le feu. À Paris, si l’on est député et qu’un jacobin dénonce les massacres (e), on lui donne un démenti, on le rappelle à l’ordre ; si l’on est ministre et présent à la séance, on laisse vexer le jacobin. Ainsi l’on extirpe ou l’on participe à l’extirpation autant qu’on le peut ; l’Agneau n’en demande pas davantage jusqu’au moment où la vérité aura détruit le mensonge, et où il n’y aura plus qu’un Dieu, une foi, une loi, comme il a été décidé.

Enfin, si le Gouvernement empêche d’extirper, on enrichit l’Église ; ce moyen vaut presque l’autre. Donc, mes frères, si vous donnez beaucoup à cette sainte mère, et que, semblables à des chiens, sicut canes, comme vous l’ordonnent les vicaires-généraux de Paris dans leur admirable Mandement, vous aboyez contre Voltaire et Rousseau, vous devez être sûrs de vaincre le démon ; et, dans le cas où vous en seriez vaincus, de n’en être pas moins sauvés pour cela. C’est ce qui justifie l’épithète d’immanquables donnée aux troisièmes moyens.

Ainsi s’écoula cette nuit théologique. Le lendemain, au moment du départ, la famille de leur hôte bordait leur passage. Pères ! s’écria le chef de la famille ; ô vous qui passez la nuit sans dormir pour louer Dieu, donnez-nous votre bénédiction ! Il dit, et frappe la terre de son front ; et les femmes coupent des morceaux de la robe des pères, reliques sacrées qui doivent garder la maison de feu, de ruine, et de goutière (f) ; telle était la foi du bon vieux temps. Le moine leva les yeux au ciel, et versa de dévotes larmes ; mais il eut un mouvement d’orgueil : je ne cache point les fautes de mes héros, je suis historien, et non panégyriste.




  1. (a) Isaïe, chap. 6.
  2. (b) Isaïe, chap. 6.
  3. (c) Ézéchiel, chap. 1 et 9.
  4. (d) Afin de ne pas confondre cette charrette avec d’autres, observez que ses roues ne tournent pas, quoiqu’elle marche toujours.
  5. Molinos, prêtre espagnol, passe pour l’inventeur du quiétisme. Il consiste « à s’anéantir soi-même pour s’unir à Dieu, et demeurer ensuite dans une parfaite quiétude, c’est-à-dire, dans une simple contemplation, sans faire aucune réflexion et sans se troubler en aucune sorte de ce qui peut arriver au corps. »

    On dit que Molinos était un saint prêtre, mais il eut de bien mauvais disciples. On connaît l’histoire du Jésuite Girard avec La Cadière. En Espagne, l’art fut poussé au plus haut point de perfection ; en voici la preuve :

    La religieuse dona Agenda de Luna (en 1712) avait des extases, et faisait des miracles, au dire du bon Jean de Longal, du Provincial, et de beaucoup d’autres religieux. Jean de la Vega, provincial des Carmes, était son directeur spirituel, et en avait eu cinq enfans. On le nommait l’extatique ; il avait corrompu d’autres religieuses en leur faisant croire que ce qu’il conseillait était la véritable vertu. Les moines, ses complices, publiaient qu’il n’y avait pas de religieux plus ami de la pénitence que lui.

    « Dona Vicenta de Loya, nièce de la mère Agenda, fut reçue à neuf ans dans le couvent de Corella, dont sa tante était prieure, elle lui enseigna sa mauvaise doctrine (de Molinos) aidée du provincial Jean de la Vega ; elle la tenait de ses propres mains, lorsque le Provincial afin, disait-elle, que l’œuvre fut plus méritoire aux yeux de Dieu. Dona Vicenta regardait ce qu’elle avait fait comme permis, et avait la plus grande idée de la vertu du Provincial et de sa tante, laquelle d’ailleurs passait pour une sainte. » (Llorentes ; tom. IV, f. 37.)

  6. (e) Lors de l’admirable séance des introuvables, quand M. d’Argenson seul éleva la voix en faveur des protestans, le scélérat ne voulait pas qu’on exterminât les hérétiques. Vade retro Satanas !.
  7. (f) Ce sont les expressions des baux à ferme, et les engagemens des colons, dans le midi.