Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/V


Le Roi (1p. 99-109).


CHAPITRE V.

Jérusalem.


Les innombrables soldats accourus sous les drapeaux de l’ermite et de Godescald avaient disparu : vainqueurs, ils se fussent attribué la victoire : Dieu voulut prouver, en leur retirant son bras, que toute force vient de lui. La faible armée de Raymond et de Godefroy renversa tous les obstacles ; l’Éternel s’était mis avec elle. L’Éternel est le Dieu fort, mais il est aussi le Dieu jaloux : les compagnons de Godefroy le priaient avant de combattre, et lui chantaient des hymnes après la bataille : aussi les prêtres, considérés et puissans, attirèrent sur l’armée les bénédictions du Très-Haut, les Sarrazins mordirent partout la poussière, et les murs resplendissans de la Cité sainte se montrèrent enfin aux yeux émerveillés des guerriers de l’Église.

À l’aspect de Jérusalem, quelles leçons, quels exemples, quels grands souvenirs se présentèrent en foule à leur mémoire ! Là, jadis vivait un peuple gouverné par Dieu même, par l’intermédiaire de ses pontifes : aussi quel peuple eut jamais moins de science et plus de foi ! quel peuple vit un si grand nombre de prophètes et de miracles, et jouit d’autant de gloire et de bonheur !

Là, fut placé le modèle de la société humaine, et l’exemple de l’ordre qui devrait être établi partout, puisque Dieu en est l’auteur (a).

Du sommet des montagnes arides d’où, pour la première fois, il voyait les remparts de Sion captive, Florestan crut entendre les cris des Amalécites égorgés ; du roi Agag découpé-vivant par le prophète Samuel (b) ; d’Athalie, poignardée par les lévites ; des quarante-deux mille Éphraïmites massacrés pour mauvaise prononciation ; en même temps, il crut voir la gloire du grand-prêtre, il vit ce confident de l’Éternel, la tête entourée d’une brillante auréole, respirant les parfums de l’autel et le sang des victimes ; et dictant aux lévites, pour les imposer au peuple, les ordres de Jehovah.

Éclairé par cette vision toute divine, il poussa son vigoureux coursier au milieu des rangs, brandit fièrement sa lance, et s’écria :

« Princes et chevaliers, nobles et vilains, vous tous, maîtres ou esclaves, écoutez-moi !… Dieu m’a parlé.

» Enfin, nous touchons au terme de nos travaux ; Jérusalem est devant nous ; prouvons dans ses murs sacrés où la victoire va nous conduire, que nous sommes dignes de les habiter ; ouvrons les livres saints ; voyons-y comment en usaient les enfans d’Israël envers les nations vaincues, idolâtres et maudites. Prêtres du Seigneur ! vous, à qui le soin de l’arche ancienne et nouvelle est confié, ouvrez cette arche divine, sortez les tables de la loi, et redites-nous les ordres donnés par l’Éternel à son peuple, contre Baal et ses disciples. »

Héros catholique ! répondit un moine, Dieu veut que son peuple tue tout ce qui a vie, détruise les récoltes et renverse les maisons : c’est écrit (c).

— Et son peuple, quel est-il ?

— Les enfans d’Israël furent honorés de ce nom, et l’Éternel ayant fait alliance avec eux, leur promit l’empire de toute la terre, à jamais.

Quoi ! répliqua Florestan, ils régneront sur nous ! Quels crimes n’allais-je pas commettre ? j’allais offenser Dieu dans la personne de ses alliés !

Moderne Samson ! s’écria le moine, ne crains rien ; tu peux atteler trois cents renards, leur attacher du feu à la queue, et les chasser vers les moissons d’Israël ; tu peux faire crouler le temple et écraser tout Israël ; Dieu a rompu l’alliance ; il a maudit son peuple, et l’a dispersé sur toute la terre, à jamais.

Oui, guerriers, ajouta le légat, le peuple de Dieu n’est plus son peuple ; c’est nous qui le sommes, et les mêmes devoirs nous étant imposés, notre obligation est d’exterminer toutes les nations infidèles, et les Juifs eux-mêmes ; quand je dis nous, je me trompe, car l’Église a horreur du sang, et c’est vous seuls qu’elle charge du soin de ses vengeances.

Eh bien ! ajouta Florestan, prêtres de l’Éternel, priez pendant que nous combattrons ; appelez sur nous les faveurs d’en-haut : nous jurons d’exterminer tous les ennemis de Dieu et de l’Église.

Nous le jurons ! s’écrièrent les Croisés. Le légat entonne alors les cantiques de David ; les prêtres lui répondent ; l’armée tombe à genoux, pleure, prie, et se relève en menaçant Jérusalem et les enfans de Mahomet et la race maudite du roi-prophète.

Les murs de Sion s’écroulèrent… Les chrétiens se précipitèrent dans leur enceinte semblables à des lions furieux. Plus ils versaient de sang, plus ils en voulaient répandre ; les souffrances du fils de Marie les rendaient insensibles aux souffrances de ses assassins ; ils lavèrent avec le sang des mahométans et des juifs les lieux où coulèrent les larmes et le sang adorable du Sauveur du monde.

Ô combien de chevaliers français prouvèrent alors leur noble origine ! On reconnut à leurs exploits les descendans de ces fiers barbares dévastateurs des Gaules. Combien de serfs, en imitant leurs maîtres, devinrent nobles comme eux (d) !

Florestan punissait dans chaque juif l’assassin de Dieu, l’ennemi de sa maîtresse ; il massacra l’enfant dans les bras de la mère ; il égorgea la mère sur le corps de l’enfant ; il s’écriait : Dieu le veut ! et l’infidèle tombait sous le glaive.

Il aperçut dans une caverne une femme coîffée d’un turban, derrière un tas de cadavres, au milieu de trois enfans : tous les quatre feignaient l’immobilité de la mort, mais Florestan a vu la ruse : un mouvement involontaire a révélé la vie ; il s’élance. Sa pesante armure donne à ses pas un poids énorme sous lequel s’affaissent les morts et achèvent d’expirer les mourans. Il les maudit et s’écrie : Dieu le veut !

Il arrive enfin auprès de la jeune mère ; elle avoue la vie pour implorer la pitié du chrétien. — Dieu le veut ! lui répond-il en levant le glaive, ce mouvement dérange son casque ; le visage du héros est à découvert, et la suppliante s’écrie : Florestan !… Il regarde… il voit les traits de Laurette, de sa sœur bien-aimée ; il la voit et ne la reconnaît pas. Cependant ces traits chéris troublent son cœur ; mais son bras est levé, mais sa haine pour les infidèles lui fait attribuer aux ruses du démon cette ressemblance d’une idolâtre avec sa sœur, et son bras, décidé par le désir de punir les malices de l’ennemi du genre humain, agite le fer vengeur ; le fer tombe sur le groupe idolâtre, tandis que le héros, détournant la tête, s’écrie en versant une larme : Dieu le veut !

La surprise avait dérangé son bras ; au lieu de frapper la mère, il fendit la tête à deux des enfans. Poursuivi par l’image de sa sœur, il voulut fuir, heurta du pied contre les cadavres, et tomba près d’un enfant syrien, qui, rappelant sa force dernière, lui enfonce l’index de la main droite dans l’œil gauche, et meurt. Les chrétiens emportent le héros ; borgne, et estropié ; car il s’était démis un bras en tombant.

Ainsi Jérusalem fut délivrée ; ainsi périrent les juifs et les idolâtres ; ainsi Florestan obtint de la bonté céleste des marques ineffaçables de son courage et de sa piété.

Vous avez vu, mes frères, l’action de la religion théologique sur les grandes masses ; maintenant, apprenez comment un véritable chrétien doit se conduire pour aller au ciel, malgré ses péchés, et vous achèverez de vous convaincre de cette vérité si vraie, extraite des Pères et de l’histoire du monde :

« Dieu prodigue ses biens
» À ceux qui font vœu d’être siens. »[5]




  1. (a) Cet ordre, c’est la Théocratie.
  2. (b) Le Seigneur avait dit à Saül : « Va, et frappe Amalec, et détruis tout ce qu’il a. Ne l’épargne point, mais fais mourir tant les hommes que les femmes, tant les grands que ceux qui tètent, tant les bœufs que les brebis, tant les chameaux que les ânes. » (Bible d’Ostervald.)

    Le saint peuple égorgea donc hommes, femmes, vieillards et enfans, et les ânes pelés et les brebis galeuses ; c’est-à-dire, tout ce qui ne lui était d’aucune utilité ; mais les bonnes bêtes furent épargnées, et Saül eut pitié du pauvre Agag, roi d’Amalec. Samuel se leva de grand matin pour aller gourmander Saül, et lui rappeler que s’il l’avait sacré Roi c’était à condition qu’il serait bien obéissant. Il lui dit que, ayant désobéi, l’Éternel l’avait rejeté. Alors, il se fit amener le roi Agag ; ce mécréant, dans la vue de plaire au grand-prêtre, vint à lui faisant le gracieux ; mais le grand-prêtre lui dit son fait un peu rudement : Ta mère, entre les femmes, sera privée d’un fils ; et il le fit mettre en pièces devant l’Eternel.

    Voltaire traduit : et IL LE coupa en morceaux. Nous croyons cette traduction plus exacte et plus digne d’Israël et des grands-prêtres.

  3. (c) Les livres saints attestent à chaque page cette volonté. Le peuple chéri ayant égorgé tous les Madianites mâles et épargné les femmes, le bon Dieu se mit en colère, et s’écria par la bouche de Moïse : (Nombres.) « Pourquoi avez-vous épargné les femmes ? tuez tous les enfans, égorgez toutes les femmes. »

    Hors de l’Église point de salut.

  4. (d) Pour constater cette illustration ancienne ou nouvelle, on inventa les armoiries. Tel, qui défrichant la terre et pratiquant les vertus de ses pères, n’aurait été qu’un vilain, devint par des prouesses qui, en bonne justice humaine, auraient mérité la corde, le chef illustre d’une longue suite de fainéans, nobles comme leur épée ; car on sait que l’épée qui tue est noble, et la charrue qui nourrit ne l’est pas. Tant il est vrai que si Dieu punit jusqu’à la quatrième génération, il récompense jusqu’à la centième ceux qui gardent ses Commandemens !
  5. La Fontaine.