Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/IV


Le Roi (1p. 83-98).


CHAPITRE IV.

Amazones chrétiennes. — La mission du Glaive.


Le comte et Florestan, à la tête de leurs vassaux, se rendirent auprès de Raymond, au bruit des cloches du comté de Lansac et des chants des moines, couverts des bénédictions de l’Église, baignés des larmes de la comtesse, de Laurette, de Gabrielle et même du baron. Ce dernier dit au comte : « Vous partez, c’est votre faute. Si vous aviez été chrétien orthodoxe, si vous aviez été convaincu du pouvoir des prêtres, vous seriez resté tranquille dans votre château… Corbleu !… » Ce mot terminait tous ses discours. En quittant le comte il eut la rencontre d’un moine, lui reprocha le départ du philosophe, et lui sangla deux fois son fouet à travers le visage… Ô puissance de la religion ! le moine reçut les coups de fouet du barbare, et lui donna sa bénédiction.

Raymond et les Croisés se mirent en marche vers Constantinople. Florestan eut le bonheur d’attirer l’attention du légat. Ce saint personnage le nourrît du pain de la parole, lui prouva par les exemples du peuple d’Israël et les lois divines contenues dans ses livres saints, l’obligation imposée à tous les chrétiens d’exterminer les infidèles et les hérétiques. Il lui fit voir Moïse, à la tête d’une légion de prêtres, fondant l’épée à la main sur les adorateurs du veau d’or, et en massacrant vingt et trois mille ; Jacob et sa famille, égorgeant en trahison les Sichimites ; Josué, mettant tout à feu et à sang dans une ville idolâtre qui ne se défend pas ; le peuple chéri, exterminant tout ce qui a vie ; David, brûlant les villages qui lui ont servi d’asile, et massacrant les sujets du roi Achis, son bienfaiteur ; enfin, tous les hommes, selon le cœur de Dieu, se baignant dans le sang idolâtre : Dieu lui même, se faisant homme pour apporter sur la terre le glaive et non la paix ; comme il le déclara expressément ; il lui prouva la perpétuité de la foi de notre sainte mère Église à cette mission (celle du glaive), de son cher époux, le doux agneau de l’Apocalypse, le chef des missionnaires, le grand célibataire des mondes ; et la lui prouva par la conduite de notre sainte mère depuis les premiers jours jusqu’à eux (a).

Il lui fit voir, les premiers chrétiens, proscrivant tous les cultes, renversant les statues des faux dieux, excitant mille séditions dans l’Empire, et quand enfin la religion du ciel se fut assise sur le trône avec Constantin, la guerre s’allumant entre les croyans, et le glaive apporté par le Christ versant, à longs flots, le sang de la famille chrétienne, c’est-à-dire le sang de ses membres gangrenés, des hérétiques, des schismatiques et des raisonneurs.

L’Éternel, disait le saint légat, a quelquefois changé, peut-être, de volonté ; il créa l’univers et l’homme, et se repentit de les avoir créés ; il choisit les Hébreux entre toutes les nations, les nomma son peuple chéri et l’abandonna ensuite ; après avoir fait le vieux Testament, il fit le nouveau. Cela entrait dans ses desseins, nous devons humilier notre raison devant sa sagesse ; mais il a eu une pensée de tous les temps, une seule, ce qui prouve le but de la création et son motif ; ce but et ce motif sont, l’extermination de quiconque ne croit pas ce qu’il faut croire.

En effet, l’Éternel est, comme vous savez, une unité, laquelle est une trinité composée du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Or, Dieu le père ayant fait le judaïsme, dit aux Hébreux : exterminez tous ceux qui ne seront pas juifs ; Dieu le fils ayant fait le christianisme, dit aux fidèles : exterminez tous ceux qui ne seront pas chrétiens, même les juifs (b) ; et Dieu le Saint-Esprit avait dit aux juifs par la bouche des prophètes inspirés par l’esprit, et a dit aux chrétiens par la bouche des interprètes de la sainte mère Église, inspirés par lui, Saint-Esprit : exterminez juifs et chrétiens, s’ils sont dans l’erreur ; donc la très-sainte Trinité est une en volonté comme en essence ; et il faut pour lui plaire, et conséquemment à cette volonté exprimée par les Papes et leurs légats, les évêques et les conciles, les docteurs et les moines, les dévots et les marguilliers ; en un mot, par les millions de bouches de notre sainte mère Église, égorger, à la gloire de Dieu, les infidèles, les hérétiques, les philosophes, les raisonneurs, et leurs bœufs et leurs ânes, selon les usages orthodoxes des enfans d’Israël.

Ainsi, ou à peu près ainsi, s’exprimait le saint homme. Ces conversations pieuses firent ouvrir les yeux au jeune guerrier ; et bientôt il prouva par ses œuvres que le bon grain n’avait pas été semé dans une terre ingrate.

Après le départ de Raymond et des Croisés, l’Occitanie retentit des plaintes des amantes, des veuves et des mères. Des légions de diables, dit notre chronique, se transformèrent en messagers et furent dépêchés par elles à leurs maris, à leurs amans pour les engager à revenir sur leurs pas. Les amans renvoyèrent les courriers chargés de paroles de consolation, les maris ne voulurent même pas les entendre. Fût-ce dans la crainte de ne pouvoir résister aux sollicitations de leurs épouses ; se jugèrent-ils moins fermes que les amans ? Le Chroniqueur laisse la question indécise, nous la proposons aux dames.

Quoi qu’il en soit, le Démon voulait, par le moyen des épouses et des amantes, faire revenir les Croisés, il occasionna le départ des affligées. Admirons les voies de la Providence ; elle se sert de l’enfer même pour opérer notre salut.

La comtesse de Lansac, la première de toutes, conçut l’héroïque dessein de se croiser ; elle renvoya Laurette chez une vieille baronne ; et libre d’obéir à la voix du ciel, elle fit passer dans le cœur des veuves, épouses ou amantes, tout le courage du sien : une armée d’amazones se forma sous les murs du château de Lansac, et partit pour la Terre-Sainte en invoquant la sainte Vierge, sainte Judith, sainte Jahel et les autres héroïnes du peuple de Dieu (c).

À cette armée se joignit une foule innombrable de moines et de pages ; l’Éternel descendit dans leurs rangs, le Saint-Esprit, sous la forme de langue (nos manuscrits ne disent pas si elle était de feu), planait sur le camp ; les prophètes et les prophétesses se multipliaient d’heure en heure. Tous les moines et toutes les femmes eurent des extases et des visions.

Ces amazones arrivèrent dans un pays peuplé de juifs. À l’aspect de ces misérables, dont les pères firent mourir Dieu, une voix se fit entendre.

« Saintes guerrières, s’écria-t-elle, si la femme perdit le genre humain, les flancs d’une femme portèrent le Sauveur de l’humanité. Vous prétâtes l’oreille aux discours du serpent ; mais il est écrit que vous marcherez sur sa tête. Les enfans de Judas sont devant vous, écrasez le serpent !… »

Ainsi Dieu remettait le soin de sa vengeance aux femmes et aux moines, comme aux jours d’Athalie, où des lévites et des saintes filles égorgèrent dans le sanctuaire, et de leurs propres mains, une reine infidèle.

Écrasez le serpent ! On égorgea les enfans d’Israël dans leurs lits, dans les champs, dans les cavernes ; la tête des enfans fut écrasée sur la pierre, comme il est prescrit par le Juif roi et prophète David ; et beaucoup d’entre ses descendans, prévenant eux-mêmes un supplice plus cruel et mérité, se tuèrent de leurs propres mains, après avoir tué leurs femmes et leurs enfans[4].

Ces dévotes héroïnes, versant ainsi partout le sang judaïque, arrivèrent dans la Hongrie, où l’armée de l’ermite Pierre avait été détruite : elles y furent également exterminées ; la divine Providence les enleva de cette vallée de larmes.

La comtesse de Lansac, comme toutes les autres, reçut la couronne du martyre. Ces chastes épouses furent reçues au ciel par leurs époux, tombés avant elles sous le fer ennemi ; bientôt elles y reçurent leurs jeunes enfans, qui, marchant sur leurs traces, et conduits par des maîtres d’école, se croisèrent, partirent pour la Palestine, et arrivèrent au ciel dès les premiers jours du voyage.

Ainsi, la plupart des premiers croisés, hommes, femmes, enfans et moines, périrent ; comme autrefois les enfans d’Israël ; loin de la terre promise : mais Raymond, nouveau Josué, devait y conduire son peuple.

Parmi les grands vassaux du comte de Toulouse, Florestan fut toujours le plus brave et le plus catholique. Gabrielle et le légat avaient totalement changé son esprit ; le philosophe avait fait place au chrétien. Gabrielle a maudit les infidèles, disait-il souvent ; malheur à cette race impie ! mon bras n’épargnera ni la vieillesse, ni l’enfance ; les ennemis de Gabrielle sont indignes de pitié.

L’empereur grec accueillit comme des libérateurs les guerriers du comté de Toulouse ; leur valeureux souverain lui promit de le servir contre ses ennemis ; mais Florestan, indigné de la faiblesse de son prince, disait aux chrétiens : Une ligue avec des schismatiques est une ligue impie ; ils sont maudits comme les infidèles. Loin de leur prêter l’appui de votre bras, frappons, au contraire, ces fils désobéissans, précipitons du trône de Constantin ces empereurs rebelles au père commun ; exterminons les schismatiques, et Dieu nous accordera le bonheur et la gloire d’exterminer les Sarrazins.

La voix du héros fut entendue. Le sang des Grecs coula dans Constantinople ; mais la conquête de cette ville coupable était réservée à d’autres héros ; les décrets éternels appelaient Raymond et ses sujets sous les murs d’Antioche et de Nicée.

Le comte de Lansac ne partageait point l’enthousiasme de son fils, il contredisait le légat ; il osa prétendre que Dieu pouvait sauver l’hérétique et l’infidèle, et que les hommes devaient souffrir ce que Dieu souffrait. Anathême ! s’écria le légat ; il ne serait donc plus permis d’extirper les mécréans, de mettre leurs biens en proie ou de les confisquer ? l’Église cesserait d’être militante, et la sainte croisade serait un crime ou une folie, et peut-être tous les deux !… Le comte n’osa répliquer ; mais son silence fut séditieux (d) : il eût été excommunié et brûlé pour avoir parlé et pour n’avoir rien dit, comme on doit en agir avec les hérétiques et les suspects d’hérésie, si le légat n’eût été l’ami de Florestan : il pardonna au père en considération du fils. Mais Dieu ne pardonna point ; sa vengeance fut lente, mais terrible.

Baudoin, Godefroy, Raymond, dépassèrent enfin les champs de Constantinople, et rencontrèrent bientôt des ennemis dignes de leur courage : l’illustre Soliman leur livra de terribles combats ; mais l’heure était venue où l’Alcoran devait tomber devant les bannières du Christ.

Ces Arabes conquérans, ces Turcs féroces, disparurent devant les Croisés comme les sables devant les tempêtes, ou tombèrent comme les arbres des forêts sous les carreaux de la foudre.

Antioche et Nicée furent les premiers prix de la victoire.

Florestan était l’orgueil de l’armée, il exécutait en aveugle les ordres de l’Église ; il frappait sans miséricorde, et détournait sa vue des misérables, afin de n’être point égaré par des larmes ; il ne recevait point de prisonniers (e) : aussi les historiens assurent que la milice céleste chantait son zèle et sa gloire sur des harpes d’or, donnait à son bras vengeur une force miraculeuse, et le couvrait de son divin bouclier.

Le comte de Lansac combattait vaillamment ; mais il blâmait le zèle des Croisés : il eût voulu qu’on eût gardé la foi aux infidèles, qu’on eût observé les traités, qu’on eût même fait la paix et recouvré Jérusalem de bon accord, comme il était possible ; mais les grands de l’Occident, qui s’étaient armés pour conquérir des royaumes et des principautés, au moins une pour chacun, et les moines et les prêtres, qui voulaient extirper les infidèles et édifier des églises et des abbayes, rejetèrent ses propositions mal sonnantes. Heureusement le sort des armes lui fut contraire ; il disparut tout-à-coup : ses écuyers déclarèrent l’avoir vu tomber sous le fer d’un Sarrazin ; et l’armée, dont il intimidait quelquefois le zèle, se livra depuis à toute l’ardeur de ce zèle, trop long-temps contenu.




  1. (a) Combien cette preuve est plus aisée encore à faire aujourd’hui ! Que de missions le glaive n’a-t-il pas faites ! La discorde a-t-elle cessé jamais d’accompagner nos pas ; y a-t-il une époque de l’histoire des hommes où notre zèle dévorant n’ait brûlé, ravagé, massacré, proscrit. Ne sommes-nous pas en 1815 !

    Oui, philosophes, le Christ est venu apporter le glaive ! le glaive est dans les mains de l’Église, il est hors du fourreau… taisez-vous… et payez la dîme.

  2. (b) Jésus a dit, il est vrai : Aimez-vous les uns les autres ; mais cela ne peut signifier que, aimez-vous, enfans de l’Église ; puisqu’il n’y a point de salut hors de l’Église.
  3. (c) Plus tard les dames de Gênes se croisèrent. Le Saint-Père Boniface, au récit de leurs prouesses, s’écria : « Elles entreprennent le secours de la Terre-Sainte pour se tenir constamment en bataille avec le Christ contre les ouvriers d’iniquité. Ô merveille ! ô prodige ! Ces femmes revêtues du soleil, foulent aux pieds les choses temporelles représentées par la lune !… »

    Ces merveilleuses paroles sont extraites d’un Bref du vicaire de Dieu, Boniface VIII.

  4. Historique. On n’invente jamais les faits généraux.
  5. (d) Cela se comprend en 1815. Ne pas dire ce qu’il faudrait dire, n’est-ce pas dire ce qu’il faudrait taire ? c’est comme une rature sur un manuscrit, sous laquelle on devine ce qu’on ne peut pas lire. C’est une rature de pensée, proposée à M. B…
  6. (e) On leur coupait les mains et les pieds et on les abandonnait ainsi sur les grandes routes. L’évêque du Puy était le légat du Pape près de cette sainte armée.