Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/III


Le Roi (1p. 65-82).


CHAPITRE III.

Miracles. — Florestan et Gabrielle.


L’auteur véridique, le Saint-Chroniqueur, et les manuscrits authentiques qui nous guident dans notre travail, attestent et prouvent, par des procès-verbaux et des complaintes, les miracles inouis dont les terres du philosophe furent le théâtre ; les monumens dont les débris existent encore, et la tradition conservée à Lansac parmi les croyans et les fidèles, achèvent de mettre ces miracles hors de doute.

Les étoiles tombèrent du ciel ; la lune ensanglantée éclaira de sa lumière effroyable les morts qui, sortant des tombeaux, erraient autour de l’église, en poussant des cris lamentables. Les saints des chapelles y répondirent par des gémissemens, et le Christ du village par des larmes véritables.

Le bruit de ces merveilles se répandit dans toute l’Occitanie ; les princes de l’Église ordonnèrent des prières ; on exposa les châsses des bienheureux ; les fidèles accoururent à Lansac en criant : Il faut apaiser le ciel ! Le baron et la belle Gabrielle ne furent pas des derniers. Le père offrit aux moines son bras pour servir la bonne cause, et la fille alla se prosterner aux pieds des autels.

Comme elle priait, une voix sortit du sanctuaire : C’est à toi, s’écria-t-elle, c’est à toi de désarmer le courroux céleste. Au rapide éclat d’une flamme blanche et légère, elle vit la sainte Vierge, l’enfant Jésus dans ses bras, s’avancer et lui sourire ; la flamme disparut ; Gabrielle resta seule dans l’horreur des ténèbres ; ses forces l’avaient abandonnée. Un spectre la saisit et la déposa mourante hors de l’église dont les portes se refermèrent tout-à-coup avec un bruit épouvantable. Gabrielle reprit enfin, sans oser regarder derrière elle, la route de son château ; la pâleur sur le front, la terreur dans l’âme, et cherchant vainement à découvrir ce que Dieu lui demandait.

Tant de miracles ne faisant ouvrir les yeux ni au comte ni à Florestan, la grêle détruisit les récoltes ; les rivières débordèrent ; les démons s’emparèrent des dévotes ; les vieilles femmes, remarque le Chroniqueur, furent toutes possédées ; elles remplissaient de cris et d’imprécations les rues de Lansac, les avenues du château, les portiques de l’église. Les moines sortirent en procession de leur sainte demeure, en demandant à Dieu de fermer les cataractes du ciel, de chasser le malin du corps des vieilles femmes et de faire connaître ses volontés. Dix mille fidèles, accourus de cent villages différens, marchaient pieds nus à la suite des moines. Gabrielle et Laurette, anges d’innocence et de beauté, portaient les bannières de Marie, et l’on aurait pu croire en voyant les images de la mère de Dieu, et les deux chrétiennes qui les exposaient aux yeux des fidèles, que la bonne Vierge, mécontente de l’œuvre du peintre inhabile, était descendue du ciel sous les traits de deux mortelles, pour opposer à l’infidélité de la toile des images vivantes de ses charmes et de sa vertu. Le comte et le baron soutenaient le dais sous lequel le prêtre portait dévotement le corps du Seigneur Jésus. Devant eux marchaient les démoniaques. La procession se rendit à l’église ; on exorcisa les malades, et l’on prescrivit aux démons l’ordre de quitter le pays. Les uns obéirent, les autres déclarèrent qu’ils ne se retireraient qu’après le départ du comte et de son fils pour la Terre-Sainte.

À peine le diable avait-il déclaré ses intentions que les tombes s’ouvrirent, un spectre en sortit et s’écria : « Indigne successeur de tes braves aïeux, Dieu t’appelle, et tu lui résistes… pars… ou meurs… la foudre gronde sur ta tête… » Il dit, et disparut. Les assistans frémirent, Florestan s’élança vers les tombes, Gabrielle épouvantée l’arrêta, et quand il se fut dégagé de ses bras, il trouva la pierre sépulcrale baissée, et sur cette pierre, les saints moines groupés autour de leur abbé, récitant des prières pour les morts. En même temps, une voix s’éleva du milieu des fidèles : Dieu le veut ! s’écria-t-elle, Dieu le veut ! Ce cri sortit bientôt de toutes les bouches. Serfs, vilains, possédés, moines, bedeaux et marguilliers entourèrent le comte et son fils en criant : Dieu le veut ! partez pour la croisade, Dieu le veut ! Ce peuple, indigné, les chassa de l’église ; les plus zélés commençaient même à s’armer de pierres ; mais le baron irrité de voir des serfs maltraiter leur seigneur, sortit sa longue épée et la passa tout au travers du corps d’une demi-douzaine de révoltés. Les moines accoururent également au secours du comte : calmez-vous, disaient-ils, il partira ; la longue épée du baron les avait déjà calmés. « Seigneur, dit le baron au comte, vous passez pour un hérétique, et vous voyez ce qui vous en arrive. Puisqu’il se fait des miracles chez vous, obéissez aux ordres du ciel ; partez, il le faut ; il ne s’en fera pas dans ma baronnie, corbleu ! »

Il dit, et reprit le chemin du château. La procession retournait au couvent, les moines s’arrêtèrent et l’encensèrent, les serfs se mirent à genoux, et le baron traversa la foule en la faisant ranger à coups de bâton.

Il était brutal, mais il était orthodoxe. Ses paroles nous semblent admirables ; cependant le corbleu ! nous embarrasse ; nos manuscrits n’en donnent aucune explication[1].

Les miracles, les murmures des fidèles, les imprécations des dévots, les conseils du baron, l’exemple de la noblesse, rien ne décidait le comte à se croiser. Florestan, couvert de ses armes, veillait à l’heure où les spectres avaient coutume d’apparaître. Un soir, en courant après un fantôme, il heurta contre une femme étendue sur le gazon, et reconnut Gabrielle, que la rencontre du spectre avait fait tomber d’effroi. Florestan oublia de le poursuivre, et rendit la vie à Gabrielle par un doux baiser ; c’est la manière des amans. Nous écrivons l’histoire et sommes forcés de dire souvent ce que nous nous garderions bien de faire. Elle ouvrit ses beaux yeux où la terreur était peinte encore, mais la voix de Florestan ayant rassuré son âme, il n’y eut plus dans ses yeux que les feux de la vie et la flamme de l’amour.

Quel réveil ! lui dit-elle, je renais dans tes bras ; pour toi je reçus le jour, pour toi je le retrouve encore ! Qu’il est doux de vivre quand on aime, qu’il serait affreux de mourir quand on est aimé. Dis-moi, toi dont la science égale le courage, dis-moi pourquoi je suis plus religieuse depuis que je connais l’amour ; et pourquoi Dieu peut condamner un sentiment qui me rapproche de lui ? Dieu, répondit le jeune philosophe, ne condamne que la haine ; il protège tous ceux qu’unissent des sentimens vertueux et tendres. — Puis-je t’en croire ! il nous ordonne de nous séparer. — Nous séparer ! Gabrielle voudrait me quitter ! — Hélas ! je ne puis te suivre… En vain tu retardes d’heure en heure ton fatal départ, le ciel a prononcé, la Palestine t’appelle. Tu dois cueillir les lauriers de la gloire dans les champs de l’infidèle, et relever la croix sur le tombeau du Sauveur. Je ne puis, répartit Florestan, je ne puis me persuader que le ciel trouble pour moi l’ordre de la nature ; que les morts sortent de la tombe ; que les démons soient les interprêtes des volontés de mon Dieu… Laisse, ma belle amie, laisse au vulgaire des esclaves ces opinions et ces craintes absurdes : quand Dieu nous parle, c’est par le sentiment ; mon cœur me dit de rester auprès de toi pour t’aimer, auprès de mon père pour être l’appui de ses vieux jours, parmi ce peuple qui murmure contre moi pour le rendre heureux. J’aime la gloire, et ne redoute point les combats. Si ma patrie est jamais attaquée, ton amant sera le premier à la victoire ou à la mort. Jusques-là je resterai dans le château de mes pères, et je laisserai partir les Croisés, sans les blâmer ni les suivre.

Florestan ! s’écria Gabrielle, en se dégageant de ses bras, Florestan !… qu’oses-tu dire ! quand l’Europe s’arme pour la cause de ton Dieu ; quand la religion entraîne les peuples et les grands sur le tombeau du Sauveur ; toi seul répudiant la gloire, sourd à la voix de tes devoirs, te séparant des chrétiens, tu sembles te mettre au nombre des ennemis du Christ. Quelle destinée oses-tu te préparer ? Je vois la foudre frapper ta tête impie, et les anges repousser ton âme criminelle. Je dois immoler mon bonheur à ton salut ; je dois me condamner aux tourmens de l’absence, pour t’arracher aux tourmens éternels. Ces miracles, dont tu doutes encore, je les ai vus, l’Éternel m’a parlé, la bonne Vierge m’a demandé mon appui : c’est à toi, m’ont-ils dit, c’est à toi de désarmer le courroux céleste ; je le vois, ton repos les irrite, ils m’ordonnent de presser ton départ. Dieu des chrétiens, ajouta-t-elle en pleurant, quel plus grand sacrifice pourrais-tu demander à une faible mortelle ! tu sais combien je l’aime, et tu veux que je sois peut-être la cause de son trépas ! lorsque tu permis le supplice de ton fils sur le Calvaire, tu savais qu’il devait revivre, et ce ne fut pas toi qui l’immolas. Moi, si je perds mon amant, mes propres mains l’auront conduit à la mort ; il sera mort pour ne plus renaître ! cependant, tu le veux, et c’est à moi d’obéir ; mais ma confiance en toi ne peut être trompée. Je suis au-dessus des serfs pour les secourir, tu ne peux être au-dessus de moi pour me persécuter. Si tu me demandes mon amant, c’est pour me le rendre brillant de gloire et d’amour.

À ces mots, ses larmes tarirent. Une vive espérance brillait dans ses yeux, elle entoura son amant de ses bras, le pressa sur son cœur. — Tu reviendras mon bel ami, lui dit-elle. Grand Dieu ! je vous le confie. Vous ne tromperez point mon attente ! Si vous acceptez mon sacrifice, si vous ordonnez le départ de mon amant, si vous devez le rendre un jour à mes larmes… tonnez !!

Ô miracle ! elle dit, et tout-à-coup… (nos manuscrits attestent ces prodiges inouis…) l’éclair embrâse la nue, le tonnerre roule, et gronde, et Gabrielle tombe sur le gazon en s’écriant :

J’ai vu les cieux ouverts, et la voix de Dieu m’a promis ton retour !

Alors elle coupa deux morceaux de sa robe rouge, et les cousant en forme de croix sur l’épaule gauche de Florestan, elle lui dit : Noste Padre ou voou et ta calignaïra. (Dieu le veut et ta maîtresse.)

Tu le veux, chère amie, répondit Florestan, tu le veux ! Je n’ai point reconnu la volonté du ciel dans ces miracles, dont je doute encore ; mais tu parles et c’est la voix de Dieu même ! tu le veux je vole sous les saintes bannières ; je te devrai les lauriers dont ce fer couvrira mon front. Mais, hélas ! mes douleurs aussi seront ton ouvrage. Je souffrirai plus que toi, répondit-elle ; tu seras distrait de ton amie par les combats et la gloire, les soins du voyage et l’aspect touchant et merveilleux des lieux saints. Moi, je serai seule avec ton image et mes regrets ; je rêverai tes fatigues quand tu jouiras du repos de la victoire. Les auteurs de nos tourmens, ce sont les infidèles ; eux seuls nous séparent, punis-les de notre malheur ; les ennemis de Dieu sont maudits, que leur sang versé expie, s’il est possible, et mes pleurs et celles du divin Sauveur, attaché par eux sur l’arbre de la croix.

En disant ces mots, elle pliait en écharpe le long voile dont sa tête était couverte, elle en revêtit son amant, lui prit son épée, et la lui remit en le déclarant chevalier.

Ô vous qui mourûtes pour nous, ajouta-t-elle, vous qui demandez l’extermination des enfans de vos assassins, veillez sur les jours d’un guerrier armé pour votre cause ; accordez la victoire à ses armes et la paix à son cœur ; persuadez-lui bien que je dois vivre et mourir toute à lui, et frappez-moi de la foudre si jamais je l’oublie. Dès ce moment mes yeux sont condamnés aux larmes ; et des vêtemens de deuil attesteront le veuvage de mon cœur, jusqu’à l’heure du retour.

Et moi, reprit le guerrier, en brandissant son épée vengeresse ; je jure aux deux maîtres de ma vie, à mon amante et à mon Dieu, je jure de n’épargner aucun infidèle. J’aime tout ce que vous aimez, je veux haïr les objets de votre haine. Les ennemis de mon Dieu sont les miens… Gabrielle les a maudits.

Ainsi Florestan fut armé chevalier. Les apôtres prêchèrent le christianisme, mais les femmes le prouvèrent ; pouvaient-elles faire moins pour cette religion sainte qui leur montre le Dieu du ciel sortant des entrailles d’une mortelle ! Florestan fit part de ses projets à son père, et s’autorisa de l’exemple de tous les princes en général, particulièrement de celui de Raymond, son souverain, et du frère du roi de France. Le comte voulut, en vain, dissuader son fils de sa folle entreprise (c’était la plus douce expression du philosophe). La réponse du Croisé fut toujours la même : Dieu le veut et ma maîtresse. Enfin, l’archevêque de Narbonne menaça le comte de l’excommunier et de mettre ses biens en proie, s’il persistait à s’opposer au départ de son fils. Le comte fut obligé de se soumettre ; les Croisés eussent, au premier mot, dévasté les terres d’un philosophe complice des Sarrazins ; ils l’eussent brûlé lui-même selon la loi, et la flamme du bûcher vengeur eût guidé sûrement leurs premiers pas dans la carrière. « Je cesse de te retenir, dit le comte, mais tu ne partiras pas seul. Le fanatisme t’arrache à tes devoirs les plus sacrés, tu refuses de prendre soin de mes vieux jours, et moi, je vais combattre près de toi pour éloigner de ta tête le fer ennemi, pour essayer d’éclairer ton cœur trop facile à égarer. Quand tu oublies que tu es mon fils, je sens plus vivement que je suis ton père. »

Le comte prit donc la croix, malgré les larmes de Florestan, de la comtesse et de Laurette. Ses vassaux se rendirent en foule sous sa noble bannière.

Compelle eos intrare, forcez-les d’entrer. Ministres du Christ, n’oubliez jamais ce commandement du doux fils de l’homme ; forcez les faibles et les méchans, les hérétiques et les philosophes, tous les raisonneurs en un mot. Forcez-les d’entrer… qu’ils entrent. S’ils meurent en entrant, ou avant d’entrer, c’est leur faute ; pourquoi sont-ils sortis ?

Il fallut se pourvoir d’armes et de bagage ; le comte ne trouva point à emprunter. Ses biens étaient en litige, vainement croyait-il démontrer la futilité des prétentions des moines, mille exemples attestaient que les moines avaient toujours la justice pour eux. Cependant ne voulant pas le laisser mourir damné, ils lui fournirent l’argent nécessaire, il leur engagea ses domaines jusqu’à son retour. Ses vassaux leur vendirent également une partie de leurs terres pour de l’or, pour des bénédictions et des messes ; et l’autre partie ils la leur cédèrent en échange contre un égal espace de terrain en paradis, dont les bons pères leur firent cession par acte. Ainsi tout le monde fut content, les Croisés eurent de bons chevaux, de belles armes bien bénies, l’espérance de conquérir des royaumes, des principautés, des châteaux et des fermes en Palestine, la certitude d’un bon et vaste emplacement en paradis ; et les moines eurent de grandes terres autour de leur couvent pour y semer le pain des pauvres, grand nombre de messes à chanter pour désoler Satan, et l’indicible satisfaction chrétienne et dévote de voir partir pour la Judée, et par conséquent pour le ciel, une multitude de serfs et de vilains, raisonneurs et brouillons, et surtout un seigneur hérétique et philosophe, dont les opinions et les exemples diaboliques auraient envoyé les habitans du pays en enfer, et chassé les moines du pays.




  1. On la trouvera dans la troisième partie de cette histoire.