Le Moine et le Philosophe/Tome 1/Discours ou Sermon préliminaire du Jésuite


Le Roi (1p. 15-33).


DISCOURS
OU
SERMON PRÉLIMINAIRE
DU JÉSUITE.




Mes très-chers frères,


L’œuvre du démon s’est accomplie, vous savez lire, vous savez écrire ; vous lisez et vous écrivez. C’est malgré nous, vous ne l’ignorez pas. Nous n’avons cessé de déclamer, de crier, de prêcher, d’invectiver contre les lumières, les savans et les philosophes. Nous vous avons signalé le danger de leurs fausses doctrines. Nous les avons brûlés d’abord sous le nom d’hérétiques ; nous avons ensuite essayé de les faire brûler comme philosophes seulement ; nous n’avons réussi pour lors qu’à les faire envoyer en prison ou en exil, mais nous avons fait brûler leurs livres. Cependant ces livres sont sortis de leurs cendres, et non comme le phénix, un à un, mais par milliers. Ce n’est donc pas notre faute si vous lisez et écrivez ; si vous lisez de mauvais livres, et si vous en composez quelquefois.

Nous avons mis à l’Index la plupart des ouvrages français écrits avec un certain agrément. Nous avons défendu de lire la Bible même, livre très-dangereux. On y trouve à côté des armes dont nous nous servons pour vous forcer à marcher dans la bonne route, des armes pour repousser l’esclavage et le despotisme. Cette manière d’agir a fait dire à un philosophe à courtes vues : « Je ne sais si la congrégation de l’Index n’a pas le sens commun, ou si c’est nous qui en manquons, mais il est sûr qu’il n’y a pas un seul bon livre de piété ou de morale, dans notre langue, qu’elle n’ait proscrit[1]. »

La congrégation ne manque pas de sens ; n’ayant pu vous empêcher d’apprendre à lire, nous voudrions vous laisser, seulement pour vos menus plaisirs, la Cuisinière bourgeoise, les Quatre fils Aymon et l’Almanach de Pierre Larivey, bien supérieur à celui de Liège ; il ne contient que les jours et les mois. Obligés de vous donner des prières et des fragmens de l’Évangile, nous vous les présentâmes dans une langue morte. Si vous aviez voulu rester dans l’ignorance, vous auriez toujours regardé vos prêtres comme des oracles ; nous vous aurions conduits au ciel par le droit chemin ; vous nous auriez laissé le gouvernement des choses d’ici-bas, et tout aurait été le mieux possible dans le meilleur des mondes. Nous aurions fait la pluie et le beau temps, et vous ne seriez pas réduits à attendre quand vous avez besoin de pluie qu’elle tombe d’elle-même, ou que le soleil se lève comme il lui plaît. Vos offrandes ont cessé, nous ne faisons plus de miracles.

Vous y auriez beaucoup gagné, mes très-chers frères ; d’abord, vous seriez pauvres.

Les richesses sont un obstacle au salut. Dieu a dit : les riches n’entreront pas dans le royaume des cieux.

Nous, nous serions riches, et la difficulté d’aller au ciel ne nous effraierait pas, nous y allons de droit.

Vous, vous vivriez et vous auriez vécu toujours en paix, sous la tutelle de l’Église et sous le fouet des seigneurs. Vos pères étaient fort heureux, vous le seriez vous-mêmes.

Pour vous émanciper malgré nous, et arracher le fouet des mains de la noblesse, ce fouet tressé pour vous rendre sages et vous forcer à vivre saintement et heureusement, il a fallu je ne sais combien de guerres, de massacres, de révoltes, car nous avons défendu vos intérêts jusqu’au bout. Nous avons guerroyé contre vous ; nous vous avons massacrés sans écouter une fausse pitié ; nous guerroierons, et nous vous massacrerons tant que nous le pourrons pour vous remettre sous la tutelle et sous le joug, c’est-à-dire, pour votre bien. Tout le mal dont vous vous plaignez est arrivé par votre faute. Vous êtes coupables de votre sang répandu par nos mains, à plus forte raison de notre sang répandu par les vôtres. Si vous aviez obéi sans murmurer, nous ne vous aurions pas exterminés, vous n’auriez pas même reçu des coups de fouet. Quand l’esclave est battu, il a tort d’avoir forcé son maître à le battre. Vous pouviez donc n’être ni tués ni battus ; que n’étiez-vous contens ! nous l’étions, tout l’aurait été ; l’ancien temps était donc le bon temps. Plût à Dieu ! fussions-nous aujourd’hui comme alors !

Au lieu de voir les peuples soulevés contre le trône et l’autel, demandant des constitutions et la tolérance religieuse ; nous verrions les peuples soumis et respectueux ; s’il y avait quelques récalcitrans, l’épée, l’excommunication et le bûcher ôteraient aisément la brebis galeuse du milieu du troupeau. On paierait la dîme et les censives ; les droits de bannalité, d’albergue, de cuissage, et autres pareils, ou en nature ou du moins en argent. Les seigneurs bâtiraient des châteaux-forts, et iraient, de-là, faire des excursions sur les grandes routes ; les chevaliers errans mettraient les enchanteurs à la raison ; le clergé exorciserait les rats, les mouches ; et, comme jadis, il n’y aurait sur la terre ni voleurs sur les grands chemins, ni rats, ni démons, ni enchanteurs, ni possédés, et surtout point de philosophes : on verrait alors le nouveau règne de Dieu, par le moyen des chevaliers, des exorcismes, des excommunications, des croisades, dragonnades et auto-da-fé, toutes choses nobles et saintes.

Vous n’avez plus voulu de ce bon temps. Le jour où l’un de vous sut lire, vos malheurs commencèrent ; l’esprit de rébellion s’empara de ce premier lecteur ; et, de l’un à l’autre, il fit de tels progrès que nous n’avons pu réussir à vous exterminer tous, pour votre bien. Le résultat de vos lectures, le voici : Vous êtes éclairés, mais indévots ; libres, mais malheureux ; vous nous avez enlevé la terre, et nous vous avons fermé le Ciel ; et, sur cette terre, où vous vivez sans foi et sans loi, vous êtes possédés du démon.

Ah ! mes très-chers frères ! il vous vaudrait cent fois mieux ne savoir pas lire ; vous battriez encore pendant la nuit l’eau des marais pour empêcher les grenouilles de troubler le doux sommeil de la châtelaine ; mais, peut-être le lendemain, vous honorerait-elle d’un coup-d’œil ; vous paieriez les censives, mais vous auriez des seigneurs pour vous protéger ; vous nous paieriez la dîme, mais nous ferions des miracles ; quand vous seriez ensorcelés, nous chasserions les démons de vos corps. Que de biens vous avez perdus, et nous aussi !

Enfin, le mal est fait ; vous savez, et vous voulez lire. Il faut donc vous donner de bons ouvrages ; il faut chercher le remède au mal, dans le mal même ; vous voulez la gazette le matin, le journal semi-périodique l’après-midi, des romans le soir ; eh bien ! vous aurez la gazette, les romans et le journal. Nous, ministre de Jehovah, et chevaliers de la vieille-roche, nous vous faisions déjà des gazettes et des journaux, et nous avons décidé de vous faire aussi des romans. De cette manière, si vous voulez absolument lire, vous lirez des livres orthodoxes et conservateurs des bonnes doctrines ; vous lirez jusqu’au moment où nous pourrons vous empêcher de lire, d’écrire, et de penser ; car, si nous vous permettons tout cela, c’est par tolérance ou plutôt par impuissance.

Vous connaissez ceux qui font la gazette et le journal ; les vieilles pécheresses écrivent des romans canoniques ; nous, (c’est-à-dire moi et lui ; moi, ex-Jésuite, et lui, ex-Dominicain), écrivons l’histoire et faisons des histoires. Vous en avez déjà lu beaucoup de notre façon, sans nous en croire les auteurs : vous lirez celle-ci, sachant bien que c’est notre ouvrage : vous voilà prévenus. D’ailleurs, vous connaîtrez aisément à l’amour de Dieu qui s’y fait jour de partout, que lui et moi, nous deux enfin seuls, pouvons l’avoir écrite.

Cette histoire est véritable ; elle est extraite d’un vieux manuscrit trouvé dans un antique monastère situé près de la ville de Lansac, en Languedoc, patrie de nos héros. Son authenticité est prouvée par les biens immenses dont ce couvent était en possession depuis la première croisade, et dont la piété de nos héros l’avait doté, comme vous verrez.

Cette histoire vous enseignera la manière de faire votre salut, d’éviter les embûches du malin, de vous délivrer du péché, et comment il faut se conduire avec les hérétiques et les infidèles. Vous verrez avec quelle profusion l’Église répand ses trésors sur les peuples croyans et dévoués ; comment Dieu récompense et punit, et par quelles voies merveilleuses l’Église établissait sa domination, c’est-à-dire celle du Christ, sur toute la terre, et fermait les portes de l’enfer, en conséquence de ces paroles, les portes de l’enfer ne prévaudront point.

Pour vous mettre à même de recueillir tout le fruit possible de la lecture de cette benoîte histoire, il faut d’abord poser les grands principes :

1o . Dieu est le maître du ciel et de la terre.

2o . Il créa l’homme pour en être servi et adoré ; et il a dit comment il veut l’être.

3o . L’Église est établie par Dieu même.

De ces trois grandes vérités découlent les trois grandes conséquences suivantes :

1o . L’Église, ayant la mission d’expliquer et d’interpréter la parole de Dieu, est aux droits de Dieu sur la terre, puisqu’elle dit qu’il l’a dit.

2o . Ceux qui ne servent pas Dieu comme il veut l’être, c’est-à-dire comme l’Église déclare qu’il le veut, par exemple, ceux qui portent leurs offrandes à Samarie et non à Jérusalem, et ceux qui ne portent point d’offrandes du tout, sont hérétiques ou philosophes, c’est-à-dire rebelles.

3o . Être mis hors de l’Église, c’est-à-dire être excommunié ; en d’autres mots, être déclaré rebelle, c’est être hors la loi divine et humaine.

Ces vérités, ces principes et leurs conséquences, concourent tous à prouver la plus importante des vérités, devant laquelle toutes les autres pâlissent, savoir :

Que Dieu étant le maître des peuples et des rois, l’Église est maîtresse des uns et des autres.

L’État est dans l’Église, et non l’Église dans l’État ; car il serait absurde de prétendre que Dieu est soumis aux hommes ; elle a donc le droit de détrôner les rois et de châtier les peuples qui transgressent ses commandemens.

Et, en dernier résultat :

Le ciel et la terre étant à Dieu, qui est représenté par l’Église, laquelle est représentée par les prêtres, le ciel et la terre appartiennent donc aux prêtres. Les hommes sont usufruitiers de la terre ; l’Église est propriétaire. : c’est dans l’ordre des choses. Dieu est immortel, l’Église est éternelle ; les hommes meurent.

Les philosophes jeteront de hauts cris ; cependant, ces conséquences sont tellement justes, qu’il est impossible d’en tirer d’autres des grands principes posés ci-dessus, et dont l’orthodoxie ne peut être contestée.

Je n’entrerai pas maintenant dans la discussion de ces vérités éternelles ; je les prouverai, en racontant l’histoire de mes héros par les passages textuels des livres sacrés et les argumens de la théologie. Mais pour donner une idée de la faiblesse des raisons de nos adversaires, je vais exposer leur principale objection contre le droit de propriété et de suprématie temporelle de l’Église.

Le Sauveur, allèguent-ils sans cesse, a dit : Mon royaume n’est pas de ce monde.

Je réponds : Qu’importe ! ou vous êtes hérétiques, ou vous devez convenir que l’Église a le droit d’expliquer les paroles du Sauveur, et ces paroles ont le sens qu’elle y découvre. Si vous êtes hérétiques, la discussion est finie ; vous êtes hors de l’Église, excommuniés, damnés, et notre réponse est péremptoire. Vous savez comment nous vous répondons, quand nous le pouvons.

Si vous n’êtes pas hérétiques, il est aisé de vous prouver par les canons, les huiles, les décrétales, et par les traditions historiques et théologiques, que l’Église a décidé que le royaume de Dieu, c’est-à-dire le sien, est de ce monde ; donc, Dieu l’a dit ainsi, en paraissant dire tout le contraire.

Il est des points contestés relativement à la doctrine des premiers temps ; mais il est un fait à l’abri de toute controverse : c’est la prétention de l’Église et des prêtres à décider de tout, à gouverner partout, à s’emparer de tout. Voilà, j’ose le dire, la véritable perpétuité de la foi[2] ; le ministre Claude en aurait convenu. Tant de rois excommuniés, rasés, cloîtrés, dépossédés, occis ; tant de villes saccagées, d’hérétiques massacrés, de royaumes mis en proie, certifient, de reste, la doctrine constante de notre sainte-mère Église. Sans vous rapporter des exemples pris hors de la France, ni remonter aux premiers temps de notre histoire, il suffira de vous citer Henri iv, dont vous parlez si souvent, fustigé sur les épaules de ses ambassadeurs ; et les derniers états-généraux de l’ancienne France[3], dans lesquels la doctrine du temporel fut victorieusement soutenue par le clergé. Or, cette doctrine, remontant ainsi jusques aux apôtres, instruits par leur divin maître, est une preuve sans réplique ; en outre de notre droit d’interprêter en tout temps les paroles de Jésus, que Jésus ne disait pas ce qu’il semblait dire.

Enfin, le bon sens et la raison sont encore pour nous. Quoi ! faibles raisonneurs, vous voudriez que Jésus eût entendu dire : la terre n’est pas à moi ! Et à qui donc est-elle, je vous prie ? Mon royaume n’est pas de ce monde, signifiait, ne vous y méprenez pas, mon royaume, c’est-à-dire mon pays, n’est pas ce monde, ou dans ce monde ; en d’autres termes : Je ne suis pas homme, comme je le parais être : mon royaume est l’autre monde, c’est-à-dire, est au ciel, ou est le ciel ; en d’autres termes : Je suis Dieu ; il était Dieu : vous en convenez ; et par cela seul vous convenez du reste. La terre est à lui ; il ne pouvait pas dire le contraire sans mentir : Dieu ne peut mentir ; donc il ne l’a pas dit : eût-il menti, la terre n’en serait pas moins à Dieu ; donc la terre est à l’Église ; donc elle est aux prêtres, et par conséquent à nous, c’est-à-dire à moi, ex-jésuite, et à lui, ex-dominicain.

Ce point établi, l’on voit que l’Église a le droit de gouverner la terre, d’ouvrir et de fermer les portes du Ciel ; et cette histoire démontrera combien il serait heureux pour les hommes qu’elle fût en possession de tous ses droits. En exécutant ses commandemens, tous les hommes iraient au ciel, comme ils y allaient dans le bon vieux temps.

Ô jours de triomphe et de gloire ! quand reviendrez-vous restituer aux disciples du Christ les clefs du Ciel et de la terre, et le glaive à deux tranchans que l’hérésie et la philosophie nous ont enlevés ? Quand reviendrez-vous foudroyer les impies qui ont escaladé l’autel ?

Ce sont les mœurs, la foi, les merveilles de cette heureuse époque que nous nous proposons de vous faire connaître et aimer, en vous racontant l’histoire de la famille de Lansac.

Puissent nos gazettes, nos romans, nos histoires, faire ce que n’ont pas fait nos sermons ! Puissiez-vous, nos très-chers frères, puissiez-vous brûler vos livres et vous laisser brûler vous-mêmes, s’il le faut, pour votre félicité dans ce monde et dans l’autre ; ou tout au moins puissiez-vous rentrer au bercail avec des cœurs simples et croyans, et surtout les mains pleines : c’est la loi et les prophètes. In nomine, etc., etc. Amen.




  1. Encyclopédie.
  2. Bossuet s’efforça de prouver que l’Église n’a jamais varié. Claude était son antagoniste, et lui est bien supérieur comme dialecticien.
  3. Sous Louis XIII, le clergé y professa les doctrines les plus ultramontaines.
    Note de l’Éditeur.