Le Moine et le Philosophe/Tome 1/Motifs de cet ouvrage



MOTIFS

DE CET OUVRAGE.




J’ai vu la calomnie, le meurtre, l’assassinat réunis sous les prétendues bannières des lys et de la religion, poursuivre, égorger les citoyens, sans pitié pour l’enfance, la vieillesse, le sexe, la beauté ; les égorger devant les temples de la justice et de la Divinité, devant les palais de l’administration, toutes vainement invoquées par le cri et le sang des victimes. J’ai vu l’incendie dévorer les guérets ; j’ai vu les maisons démolies, la terre des tombeaux fouillée et les ossemens des hérétiques jetés pour dernière proie aux défenseurs de l’autel et du trône.

Tandis que les uns, semblables aux vampires, s’acharnaient sur les cadavres, les autres, et parmi eux des enfans et des femmes plus affreuses que les sorcières de Machbeth, les mains entrelacées, dansaient autour des assassins et des morts, prédisant de nouveaux forfaits, invitant par des cris féroces Dieu et le Roi à la joie de leurs horribles festins ; et, tout à la fois, vomissant contre eux les plus abominables injures. Dieu, s’écriaient-ils, parlait à son peuple pour lui ordonner le massacre et l’extermination. Dieu se fit homme pour demander le sang des hommes ; et le Roi !… Prince auguste, que n’avez-vous entendu leurs blasphêmes !…

J’ai vu la justice, j’ai vu… mais disons en un mot tous les crimes, j’ai vu 1815 dans le midi.

Moi-même poursuivi par des misérables… Je ne veux point parler de moi, mais je dois faire connaître les circonstances qui m’ont porté à écrire cet ouvrage.

Réfugié au sein d’un peuple chrétien et religieux, tolérant et hospitalier ; réfugié parmi les protestans des montagnes, avec les veuves et les orphelins des protestans de la plaine, je voyais leurs larmes et j’entendais dans le lointain les rugissemens des barbares qui réclamaient les victimes échappées à leur fureur, et menaçaient le peuple hospitalier. Ils menaçaient vainement ; le Cévenol, d’une main tenant le soc, et de l’autre son épée, invoquant son Roi, priant l’Éternel, mit les proscrits à côté de sa charrue et continua à féconder ses guérets en se préparant aux combats.

À cette odieuse époque à laquelle on a voulu, bien mal à propos[1], comparer la terreur de 1793, plus générale sans doute, mais certainement moins odieuse en morale, car du moins en 1793 le crime se présentait franchement : on vit se renouveler toute la bassesse, tout le ridicule, toutes les momeries, tous les forfaits de la ligue.

Alors, comme du temps de Mayenne, l’étranger dominait dans nos villes, la superstition ultramontaine débitait ses funestes maximes, et mettait le poignard assassin dans les mains des fanatiques. Du temps de Mayenne, et même après sa chute, les compagnons d’Henri iv, ceux qui l’avaient porté sur leurs épaules de de-là la rivière de Loire[2], étaient calomniés, maudits, proscrits, pillés et égorgés. En 1815, les enfans de ces guerriers subissaient un sort pareil ; si la Saint-Barthélemi générale ne fut pas renouvelée, le projet en fut, il est permis de le croire, médité et arrêté.

À mesure que les cœurs se corrompaient, on multipliait les pratiques extérieures, on remplaçait les bonnes œuvres par des pénitences ; on se croyait innocent parce qu’on était absous, et agréable au ciel parce qu’on était en horreur à la terre.

Il était permis de tromper, de calomnier, de dénoncer, de piller, d’égorger les protestans ; « car les protestans sont des enfans du diable, des gueules noires (gorjo negro), noircies au feu d’enfer ; leur religion a été faite par un ivrogne, leurs femmes se prostituent publiquement dans les casernes[3]. »

En conséquence, si d’un côté on les égorgeait, de l’autre on en faisait des chrétiens ; on vit les principaux fonctionnaires et habitans d’une grande ville tenir sur les fonts baptismaux quelques misérables de la lie de la populace que la crainte du poignard ou les tentations de la misère décidaient à changer de religion, et célébrer dans des orgies publiques le triomphe de Jehovah sur Baal. Les temples étaient fermés ou livrés aux flammes ; les livres saints, objets continuels de la haine des orthodoxes, étaient déchirés et foulés aux pieds ; on destituait les fonctionnaires hérétiques[4] ; quelques-uns changeaient de religion, lâches qui déclaraient par leur apostasie se mettre à la tête des persécuteurs, car tout transfuge s’engage nécessairement à livrer ses frères. Judas renia son maître et le vendit.

Cependant les confréries se peuplaient de nombreux adeptes, et de partout on invoquait le retour des anciens jours. Un homme, dont je ne désignerai pas les fonctions, par respect pour elles, disait : nous ne serons heureux que lorsque la sainte inquisition sera rétablie. Un autre débitait dans un lieu que je ne désignerai pas non plus, quoique son discours ait été imprimé par ordre, qu’il fallait réduire les protestans à la vie animale.

Un trait fera connaître l’esprit de ce temps. J’étais dans une commune rurale dont tous les habitans sont réformés ; tous, hormis une femme, jadis servante de ferme et sans fortune ; un agriculteur l’épousa, et ne l’inquiéta jamais sur sa religion. Elle était alors veuve ; sans égard pour la mémoire et les bienfaits de son époux, elle obséda son fils jusqu’à ce qu’elle lui eût fait renier la religion de son père ; elle le forma au catholicisme et à la délation ; elle lui inspirait la haine de ses frères. La nuit elle errait de hameau en hameau, de maison en maison pour épier les larmes, et courait à la ville les dénoncer aux Autrichiens, et au comité directeur ; présentant à ce dernier, en preuve de la pureté de sa foi, ses calomnies contre le prochain, et l’apostasie de son jeune fils.

Tel orthodoxe, quelques années auparavant, frappait avec amitié dans la main d’un hérétique, qui l’eût alors avec joie percé d’un glaive pris sur l’autel.

Un écrivain a dit, avec plus de vérité qu’il ne le voulait peut-être : Les ligueurs d’autrefois seraient les royalistes d’aujourd’hui.

Quelle fut ma surprise de me voir entouré de tant de simples, d’idiots, de fanatiques enragés ! comment trouvais-je dans leur bouche, et dans toute leur pureté, les prétentions, les doctrines du Pape Grégoire VIII, du moine Mathieu, d’Escobar et de Malagrida ! je vis alors clairement que les véritables athées sont les fanatiques et les superstitieux ; non-seulement ils ne croient pas à la présence réelle, en honneur de laquelle, pourtant, ils versaient tout le sang des hérétiques ; mais ils ne croient pas en Dieu ; (j’en ai fait convenir plus d’un) ; ils ont des fétiches, des dieux, et point de Dieu. C’est le paganisme des Gentils joint au fanatisme sanguinaire des Hébreux.

Leur religion est toute en pratiques ; leur foi est l’esclavage, la servitude et le meurtre ; leur doctrine, la seule, c’est la toute-puissance de l’Église, et la réprobation des hérétiques. L’État est dans l’Église, le pape est le maître du ciel et de la terre.

Je fis tout ce qu’il était possible de faire dans ma position ; j’attaquai les scélérats pendant leur triomphe même ; je voulus les faire punir, et mettre un terme à leurs crimes ; je ne réussis à rien qu’à attirer sur moi leurs poignards, qu’à être victime moi-même, je dois le dire pour mon honneur, puisqu’un tribunal[5] a retenti des terribles reproches adressés par un avocat aux magistrats du Gard ; que les journaux de la France, et sans doute ceux de l’étranger, les ont répétés ; et que l’histoire indignée les inscrira dans ses pages sanglantes.

En 1815, la France fut en proie à une nouvelle irruption de barbares, mais ces barbares étaient sortis de nos rangs ; il y a parmi nous un peuple qui en est encore au siècle des croisades ; quand ce peuple, maudissant les hommes du 19e siècle, couverts des lauriers du génie et des palmes civiques, parut sur la scène, on aurait pu croire que les sicaires de Montfort, de l’ermite Pierre et des Seize s’étaient jadis endormis comme Épiménide, et s’étaient réveillés tous ensemble à la voix de l’Étranger, maître de la France trahie, pour lui aider à la dévaster, pour détruire les monumens des arts, et renverser les flambeaux des lettres et des sciences que Wellington ne pouvait emporter.

Je crus donc utile de combattre les opinions de ceux que je ne pouvais faire punir ; je conçus et j’exécutai l’Ouvrage que je présente au public ; je l’écrivis dans l’indignation de mon âme, et j’avais sous les yeux tant de gens qui soutenaient ces doctrines pernicieuses, que tout naturellement je me trouvai conduit à imiter leur langage ; je feignis donc qu’un Jésuite et un Dominicain tenaient la plume ; et j’écrivis comme ils écriraient s’ils osaient en entier dévoiler leur âme et leurs prétentions, convenir des conséquences de leurs principes, et avouer où ils voudraient nous conduire. Depuis lors, j’ai adouci, j’ai effacé beaucoup de passages, et j’ai écrit ma dernière partie sans la supposer l’ouvrage d’un autre. De cette manière j’ai pu varier mes discours et mon style.

Mon moine est un vrai moine, un béat de bonne foi, il expose ouvertement ses principes, et il se conduit conséquemment à ses opinions.

Mon philosophe est toujours tolérant et modéré ; et quoique le fanatisme et la superstition aient causé sa ruine et celle de sa famille, il ne cesse point d’être religieux ; il est vrai que sa religion, qui est le véritable christianisme puisqu’elle le rend bienfaisant et généreux envers tous les hommes, n’est pas plus la religion des fanatiques, qu’elle n’est le christianisme des docteurs en droit canon et en théologie.

Cet ouvrage pourra m’attirer de nombreux ennemis ; mais j’espère qu’il sera certain, pour tous mes lecteurs de bonne foi, que c’est l’horreur du crime, quelque masque qu’il porte, qui l’a inspiré ; et que mon dessein a été d’être utile en cherchant à ramener les hommes à la saine morale et à la vérité.




  1. Je ne citerai qu’un fait pour donner une idée de la terreur qui régnait dans Nîmes. Un protestant se réfugia dans un tas de fumier, on lui donnait à manger au bout d’une fourche, et il y resta jusqu’à ce que ses habits ayant été percés par les vers, il ne put plus supporter les tourmens que lui occasionnait la multitude des vers accourus pour le dévorer, et qui le dévoraient. Il se détermina enfin à fuir ce triste réduit. Il eut le bonheur de parvenir à sortir de la ville.
  2. Expression d’un écrit du temps.
  3. Telles étaient en partie les injures qu’on vomissait contre les protestans. On vit des bandes disserter dans les rues et dans les corps-de-garde sur la damnation des hérétiques. Une seule famille a eu cinq hommes égorgés ; l’un d’eux disait sous les coups des bourreaux : je meurs pour ma religion… Belle religion ! lui répondit un assassin, elle a été faite par un ivrogne. Dès le commencement de la réforme, on calomnia les protestans auprès du peuple ; le Roi et les parlemens se joignirent au clergé, et le peuple trompé par ses guides conçut contre les protestans une haine qu’il crut juste, et qu’on nourrit en lui avec du sang. Cette haine existe dans toute sa force. Sur les montagnes de la Lozère, où l’on n’a point vu de protestans, on croit encore qu’ils ne sont pas faits comme les autres hommes. Ce sont des espèces de monstres dont la bouche est noircie par le diable, et de là vient le nom de gorjo negro qui leur est donné dans le Languedoc par les catholiques.
  4. On était souvent fort embarrassé pour les remplacer dans des cantons protestans. On y formait, en garde nationale, pour protéger la propriété, la basse canaille sans propriété. Dans un village, on épura la municipalité protestante, et on nomma maire ou adjoint, un galérien, seul catholique, je crois. M. le maire ou adjoint se fit chef de bande. Il est mort sur l’échafaud après avoir égorgé un prêtre.
  5. Cour d’Assises de Riom.