Le Moine et le Philosophe/Tome 1/I/I


Le Roi (1p. 35-53).


LE PÉLERINAGE.


CHAPITRE PREMIER.

Situation de l’Europe. — Les premiers Croisés.


L’empereur Frédéric régnait en Allemagne. Alexis Comnène disputait aux successeurs des califes les débris de l’empire d’Orient. Philippe Ier, prince faible et voluptueux, portait le titre de Roi de France ; et le maître du Monde, le vicaire de Dieu, ou en des termes équivalens, le serviteur de ses serviteurs, le grand Urbain dictait à l’univers les ordres de l’Éternel.

Les enfans de Mahomet, sortis de l’Arabie, avaient porté leurs armes et leur impiété dans les trois parties du monde. L’Asie et l’Afrique avaient subi leur joug. L’Europe avait vu le moment où la croix allait tomber devant les soldats de l’erreur. L’Espagne était conquise, la France avait été au moment de l’être. L’empire de Constantin s’écroulait comme un vieil édifice long-temps battu par les orages. Le Croissant s’avançait de ruines en ruines vers les remparts de la seconde Rome, et préparait ce vol impie qui devait l’élever un jour sur les tours de Sainte-Sophie, à la place même de la croix renversée, du sommet de la métropole impériale, dans la fange de ses rues.

Déjà, funeste présage de ces jours de honte, Jérusalem, patrie des prophètes, cité sainte où Dieu, prenant un corps humain, souffrit la mort la plus ignominieuse pour nous donner la vie éternelle. Jérusalem, théâtre de tant de merveilles, où Dieu répandit d’une main si prodigue des faveurs refusées au reste du monde. Jérusalem, qui ne sut se défendre qu’une fois, et dont jamais la victoire ne couronna les efforts, gémissait dans un honteux esclavage, et voyait les infidèles insulter aux chrétiens, à Dieu même, sur le tombeau profané de son fils. L’accès au Saint-Sépulcre était presque interdit à la piété et aux larmes. Les pélerins étaient repoussés des remparts de Sion, et ceux qui, bravant tous les dangers, entraient dans ses murs sacrés, y vivaient comme leur divin maître y mourut, dans l’opprobre et les tourmens. Les chrétiens, exclus de Jérusalem ou souffrant dans son enceinte désolée, gémissaient et priaient. Le ciel entendit leurs cris.

En ce temps-là, vivait un saint homme nommé Pierre, ermite et picard, pélerin et inventeur du chapelet ; du chapelet ! arme toujours victorieuse du péché et de l’enfer ; confortation des jeunes servantes du Christ et consolation des vieilles dévotes ; du chapelet, à la fois arsenal de la théologie et magasin de la grâce.

Le pélerin mouillait de ses larmes les pierres du Saint-Sépulcre. Tout-à-coup, le Christ lui-même parut à ses yeux. « Tes pleurs, lui dit-il, n’ont pas vainement coulé ; tes gémissemens sont montés jusqu’à moi ; les jours de la délivrance s’approchent. Je t’ai choisi. Quitte les murs de l’antique Sion, rends-toi dans ceux de la Sion nouvelle ; mon vicaire te donnera mes ordres, il te dira de parcourir l’Europe, et d’appeler les maîtres et les esclaves sous les étendarts de l’Église. Rois, peuples fidèles, levez-vous ; prenez les armes et marchez ! Jérusalem sera délivrée ; Mahomet tombera devant vous, et les portes du ciel, comme celles de la cité sainte, s’ouvriront pour vous recevoir. »

Ainsi dit le fils de Dieu. L’ermite tourna ses pas vers la ville de St.-Pierre.

Il commença dans Rome même à publier les volontés de l’Éternel et du Pape. Il parcourut ensuite l’Italie, l’Allemagne et la France. À sa vue, les peuples et les Rois sortirent comme d’un sommeil léthargique, et les cris de vengeance s’élevèrent tout-à-coup des cités et des campagnes, des palais et des chaumières.

Les grands de l’Église et de la terre se réunirent sous le trône pontifical dans les champs de Plaisance ; la sainte expédition y fut résolue ; la délivrance de Jérusalem y fut jurée. Vains sermens ! le matin écrits sur le sable, les vents du soir les dissipèrent. Dieu réservait la gloire de former l’avant-garde chrétienne à la France, cette patrie des braves, cette noble terre toujours prête à s’armer à la voix de l’honneur et du ciel. Le Pape accourut dans un pays où les sermens de vaincre sont le gage de la victoire ; et dans le concile de Clermont en Auvergne, au milieu des prêtres et des princes, il annonça la guerre sacrée. Les princes tombèrent à ses genoux, et se relevèrent avec la croix rouge sur l’épaule ; croix sanglante, signe des combats, symbole de la foi, but de leurs travaux et récompense de leurs vertus. Le Pape les bénit, et de la même main repoussa le Roi de France, l’adultère Philippe, rebelle à l’Église et à Dieu, l’excommunia, et le maudit. Pouvait-il, d’une manière plus éclatante, prendre possession du sceptre temporel ! Il marquait les grands de la terre du signe de vasselage, frappait des foudres sacrées le plus noble des Rois, et mettait hors de l’Église tous ceux qui oseraient le reconnaître pour leur souverain.

Le roi de France, terrassé par cette main divine, fut contraint de remettre à son fils le sceptre du royaume ; et les princes, agenouillés aux pieds du Saint-Père, en se relevant pleins d’un noble courage, s’écrièrent : Diex el volt ! (Dieu le veut !) et coururent aux armes.

Tous les royaumes infidèles furent donnés au premier occupant, à la charge d’en faire hommage au saint-siége.

Indulgence plénière et pardon général de tous les péchés.

Et pour paie militaire, le droit de prendre partout tout ce qui serait nécessaire au succès de la guerre sainte.

Ainsi, des royaumes en cette vie, le Paradis à la mort ; en deux mots, le pillage et la gloire ! La noblesse pouvait-elle ne pas reconnaître la voix du ciel même, dans l’ordre du départ et des combats ?

Les ministres des autels se croisèrent comme leurs ouailles. Ils devaient planter la croix sur les remparts des cités conquises, et présider aux conseils des guerriers, c’est-à-dire gouverner l’armée et les pays soumis.

Dieu le veut ! ce cri vola de montagne en montagne, de royaume en royaume ; et toute l’Europe, comme la France, s’écria : Dieu le veut !

Les nations étaient véritablement chrétiennes ; personne alors ne doutait du pouvoir de l’Église. Les incestueux, adultères, voleurs, assassins, parjures, faux témoins, et la foule, toujours si nombreuse, de ceux qui avaient des dettes et n’avaient nulle envie de les payer, se rangèrent sous sa bannière. Tous les scélérats se croisèrent. Que dis-je ? scélérats, ils cessèrent de l’être ; la croix rouge, dont leur épaule gauche était couverte, attestait que le sang du rédempteur avait coulé pour expier leurs crimes.

À cette époque, les nations étaient dans l’attente prochaine du dernier jour[1]. Les planètes devaient se détacher de leurs orbites et rouler dans l’espace ; le soleil s’éteindre, et les trompettes de l’Apocalypse appeler les vivans et les morts aux champs de Josaphat. Dans ce pressant danger, les hommes se précipitèrent sous les bannières de l’Église, afin que le juge suprême les trouvât en état de grâce, et que la trompette céleste, au lieu de sonner pour eux les tourmens de l’enfer, leur fût le signal de la vie éternelle, récompense des justes.

Dieu le veut ! les moines sortirent de leurs couvens ; les ouvriers quittèrent leurs ateliers ; les laboureurs abandonnèrent la charrue ; les enfans désertèrent la maison paternelle ; les femmes délaissèrent leurs époux et n’en reconnurent plus d’autre que le fils de Dieu : tous se rangèrent à côté de l’ermite Pierre, ou, plus impatiens encore de s’ouvrir les portes du ciel, se précipitèrent sans délai vers les mers de l’Orient.

Les routes furent couvertes de croisés, n’emportant avec eux que leurs armes et une foi vive et sincère. Ils partaient, dépourvus de tout, mais assurés de ne manquer de rien ; il faut aux armées profanes d’immenses magasins de vivres et d’habits ; la Providence s’occupe d’elles comme de toute la nature, sans les dispenser de veiller à leur conservation. Pour le seul peuple de Dieu, la Providence a les soins d’une mère tendre : la manne tombe sur le camp de Moïse ; les cailles viennent en relever le goût ; les vêtemens d’Israël, au lieu de s’user, s’alongent, croissent avec lui : tel qui sortit d’Égypte enfant avec une petite veste à l’anglaise, des souliers en pantoufles, et un petit chapeau d’usurier, se voit, au bout de quarante ans, sans avoir changé de veste, de souliers ni de chapeau, par exemple, s’il a pris parti dans la cavalerie hébraïque, des bottes à la russe, un énorme chapeau bolivar, et un manteau de gendarme, qui le couvre lui et son âne[2]. Laissant donc les soins vulgaires aux guerriers profanes, que les armées sacrées, sans magasins, sans préparatifs et sans inquiétudes, marchent dans leur force et dans leur foi ! Si le doux Jésus nourrit avec cinq pains cinq mille hommes qui n’allaient pas combattre pour lui, laissera-t-il souffrir de la faim, dans des lieux cultivés, tant d’hommes couverts de fer, vigoureux, entreprenans, et décidés à vaincre ? Non, non ; Dieu sèmera devant leurs pas ; la terre enfantera les moissons : ils n’auront qu’à recueillir.

Ainsi partit la populace chrétienne, dans le plus grand dénûment ; mais il fallait aux nobles des chevaux, des armures, pour eux, pour leurs écuyers, pour leurs hommes d’armes. L’Église donnait le droit de prendre pendant le voyage, mais il fallait acheter ce qui était nécessaire pour se mettre en route. Les nobles engagèrent leurs domaines ; les évêques, les abbés, leur donnèrent, en échange de ces biens, inutiles au salut, tout ce qui pouvait les mettre à même d’aller combattre et mourir saintement, peu d’or, l’or était rare, mais beaucoup de bénédictions.

L’ermite se vit à la tête d’une foule innombrable, chantant les psaumes où le roi-prophète ordonne de massacrer les enfans d’Israël, d’écraser sur la pierre la tête des enfans à la mamelle, et brûlant du désir de prouver sa foi par ses œuvres.

Trois cent mille croisés, conduits par des chefs différens, s’avancèrent vers Jérusalem. Une de ces armées, en traversant l’Italie, ramena le Pape dans la ville sainte, et le rétablit sur le trône de saint Pierre. L’Église recueillit ainsi, dès le premier moment, une partie du fruit de ses travaux.

Cent mille hommes suivirent l’ermite : ce guerrier missionnaire, supérieur par le nombre de ses troupes aux plus grands potentats, était plus remarquable encore par sa dévotion et son humilité que par sa puissance. Ô miracle d’abaissement et de gloire ! il marchait à la tête de son armée, en sandales, les reins ceints d’une corde, le chapelet à la main, et donnant le pas à une chèvre, comme pour dire aux peuples que Dieu se sert des plus faibles créatures.

L’Éternel donna bientôt à ses fidèles d’éclatantes preuves de son amour ; ils voulaient, en délivrant le tombeau du Sauveur, obtenir la vie éternelle : le Sauveur leur accorda le prix avant d’avoir reçu le service ; il leur envoya mille fléaux ; les champs de Hongrie se couvrirent de leurs cadavres ; la plupart de ces bienheureux croisés furent envoyés au ciel par le moyen du glaive, du feu, du poison, des maladies de toute espèce. Ceux qui survécurent châtièrent l’insolence des faux sectateurs du Christ, qui, loin de concourir au succès de la sainte croisade, cachaient leurs récoltes et leurs bestiaux ; ils furent poursuivis, forcés dans leurs retraites, dépouillés et massacrés (a).

Ainsi, partout où les peuples osèrent résister, ils furent exterminés, ou ils exterminèrent ; et de cent mille soldats partis avec l’ermite, à peine vingt mille arrivèrent-ils sur les bords du Bosphore.

Les Grecs les accueillirent d’abord en frères. Mais bientôt les perfides, méditant la trahison, se plaignirent des croisés. Ces guerriers catholiques, disaient-ils, pillent, brûlent les maisons, les champs, les palais, les chaumières. Ils dévastent même les églises. On connaît l’astuce des Grecs ; cependant, en principe, je croirais à ces pillages, même à la dévastation des églises ; car ces exécutions auraient été selon la loi : tout Romain a les schismatiques et leurs temples en horreur. N’y chante-t-on pas en langue vulgaire ; n’y communie-t-on pas sous les deux espèces, et surtout, n’y repousse-t-on pas l’autorité du Pape ? Ces palais, ces chaumières, ces temples, devaient donc être détruits ; mais, ne pouvant les détruire, ne pouvant exterminer les Grecs, sans un danger imminent, la prudence exigeait de différer l’attaque, le pillage et l’extermination jusques au moment où l’on serait devenu les plus forts.

L’empereur, abusé par les cris des perfides, fit transporter en Asie la milice catholique ; là, sur des rives fertiles, elle se remit de ses fatigues, et bientôt, renforcée par de nouveaux croisés, elle se précipita sur les états de Soliman, Soudan de Nicée.

Ministres des vengeances du Seigneur ; les soldats orthodoxes, ravagèrent, brûlèrent, exterminèrent, sans miséricorde. Leur rage était égale à leur dévotion. Elle fit périr les Turcs sans distinction d’âge ni de sexe ; elle inventa des supplices pour les punir longuement de leur idolâtrie. Ils furent enfin moissonnés eux-mêmes. Les Sarrazins les traitèrent comme ils en étaient traités ; ils les égorgèrent sans pitié, massacrant les malades, les soldats désarmés, les vieilles femmes et les moines… Et les moines, ô sacrilége !

Les infidèles et les hérétiques invoquèrent le droit de représailles ; si je les tenais dans les cachots de la sainte inquisition, je les forcerais d’avouer qu’un massacre ordonné par l’Église est une œuvre pie, tandis qu’une simple irrévérence envers un moine est un crime abominable. Manquer aux prêtres, c’est manquer à Dieu. On offense le prince dans son ambassadeur, c’est incontestable.

À peine trois mille Croisés échappèrent au fer de Soliman. Ils retournèrent à Constantinople ; on les y désarma sous prétexte de mettre un terme à leur brigandage. Dieu permet quelquefois l’humiliation de son épouse.

D’autres armées marchèrent sur les pas de l’armée de l’ermite, sous le commandement du saint prêtre Godescald, d’Émicon et quelques autres, au nombre de plus de deux cent mille combattans, et périrent de la même manière sous le fer des Hongrois et de Soliman.

Tant de désastres ne décourageaient point les chrétiens ; ils brûlaient, au contraire, du désir de venger ceux dont la mort avait arrêté les triomphes. Ils se rassemblaient dans cent lieux à la fois sous les ordres des princes et des grands.

Le comte de Vermandois, le duc de Normandie, l’illustre Godefroy, et le sage Raymond, comte de Toulouse, se préparaient à de plus heureux combats.




  1. Les indulgences, la crainte de la fin du monde et le pillage, furent les véritables causes des croisades.
  2. Historique. Voyez la Bible.
  3. (a) L’histoire a conservé le souvenir de la punition d’une ville impie. Elle osa fermer ses portes à l’armée ecclésiastique. En vain ses habitans furent-ils aidés par la rage, le désespoir et Satan, ils ne purent résister à cent mille guerriers armés pour la bonne cause. Ses défenseurs furent tous massacrés, et avec eux les femmes, les enfans, les vieillards ; d’après les lois divines et les exemples de Moïse, de Josué et du peuple chéri.

    (Les Notes marquées a, b, etc. sont du Jésuite ou du Dominicain.)