Éditions Jules Tallandier (p. 373-389).


CHAPITRE X

L’aéroplane du consulat


Chez les êtres soupçonneux, les moindres détails réveillent le soupçon endormi.

C’est ce qui advint pour Célestin Midoulet.

Dans leur hâte, ni Uko, ni aucun de ses amis, ne songea au pseudo-pantalon du mikado, que l’agent avait si effroyablement malaxé et qu’il avait jeté sur un siège en rejoignant le groupe.

Ce fait inquiéta Midoulet.

— Ouais, se confia-t-il. Voilà une ambassade qui manifeste une indifférence bien soudaine pour un objet en faveur duquel elle a affronté mille dangers… Qu’est-ce que cela signifie ? M’auraient-ils berné ? M’auraient-ils confié un vêtement étranger à toute l’aventure ?

Il marqua un roulis furieux des épaules.

— Mais non. Étoffe, couleur, coupe, doublure de soie noire, tout concorde avec le signalement. Ce n’est pas dans un pays barbare que l’on se procure un double.

Comme on le voit, l’agent se trompait. Mais si ses prémisses étaient inexactes, la conclusion fut marquée au coin de la sagesse.

— Enfin, résolut-il, plus que jamais je m’attache à eux, je m’incruste dans leur société. De la sorte, quoi qu’il arrive, je parviendrai jusqu’au destinataire mystérieux.

Sur le seuil de sa résidence, le comte Piffenberg attendait ses hôtes.

Il les reçut avec de grandes démonstrations, leur expliqua que, par ses kawas, il avait appris l’arrivée d’un illustre général de la grande nation japonaise, avec sa suite, et qu’il avait tenu à honneur, à plaisir, de lui exprimer les sentiments de sa patrie pour le trois fois admirable empire du Soleil-Levant.

Processionnellement, il les conduisit sur le terrain disposé pour le noble jeu de golf. Au centre, l’on avait ménagé un large espace plan, dont une part à l’occasion pouvait être utilisée comme cours de tennis.

Là, l’aéroplane se montrait appuyé sur ses roues porteuses.

Les voyageurs, désormais enchantés de la réception, ne cachèrent pas leur admiration.

Certes, l’appareil apparaissait d’un modèle inédit, et le nom, aérobus, sous lequel le comte le présentait, semblait parfaitement justifié.

Une véritable cabine, entièrement close, remplaçait l’ancienne et incommode banquette du pilote.

Celui-ci avait à sa disposition un confortable fauteuil de bambou, avec, bien à sa portée, les manettes et volant commandant la manœuvre. Mais où le constructeur s’était manifesté original, c’était dans la disposition des banquettes à voyageurs. Celles-ci, au nombre de cinq, chacune à deux places, s’alignaient en arrière du fauteuil du mécanicien, à la façon des bancs des autobus modernes.

De là, l’appellation « aérobus », surtout attribuée à l’appareil.

— Vous agréerait-il d’effectuer un vol ? demanda gracieusement le consul.

À cette proposition, Emmie sauta de joie, entraînant ses amis à accepter.

Et la courtoisie merveilleuse du comte Piffenberg alla jusqu’à remercier ses hôtes de consentir à prendre le plaisir qu’il leur offrait.

— Frantz, clama-t-il, les pilotes ! Pendant qu’on les cherche, je vais installer ces nobles voyageurs.

L’introducteur partit en courant. Quant au comte Piffenberg, il se multiplia, aida les jeunes filles à monter dans l’aérobus, les installa sur la dernière banquette, avec force explications.

— Cette banquette est sensiblement sur l’axe latéral de l’appareil. Les mouvements du tangage y sont donc réduits au minimum. Pour tout dire, on ne les perçoit pas.

Puis ce fut le tour d’Uko et de Marcel, auxquels il fit occuper le siège immédiatement précédent.

Midoulet, lui, s’installa tout seul sur la troisième banquette, c’est-à-dire la banquette médiane.

Et le consul s’agitait avec des sourires, des ronds de bras. Ah ! le brave homme, combien il paraissait heureux de se consacrer à ses hôtes, inconnus tout à l’heure, et qui à présent se sentaient entraînés vers lui par une sympathie grandissante.

Toujours au trot, Frantz revenait, flanqué de deux pilotes, vêtus de complets cuir, le chef couvert de passe-montagnes de tricot, les yeux voilés par de larges lunettes aux verres teintés en jaune.

Ces derniers offraient un contraste réjouissant. L’un petit, frêle, gracieux, devait être un tout jeune homme ; l’autre, de taille assez élevée, le dominait de toute la tête. Et cependant ce fut le petit qui occupa le fauteuil du pilote, tandis que son compagnon s’asseyait sur la première banquette. Dans un souci de politesse sans doute, celui-ci s’installa de façon à faire presque face aux voyageurs.

— De la prudence, n’est-ce pas ? recommanda le comte. Ces jeunes dames ne se soucient pas d’acrobaties.

Le petit pilote inclina gravement la tête, et immobile à son poste, parut attendre que le consul donnât le signal du départ.

Chez tous, une émotion délicieuse se développait. Si brave que l’on soit, si grande confiance qu’inspire un appareil, ce n’est jamais sans émoi que l’on se prépare à affronter l’altitude. La nature a fait de l’homme un terrien, destiné à demeurer en contact avec le sol. L’homme a voulu être oiseau. Il y est parvenu, mais son tempérament propre se rebelle contre sa volonté qui lui fait affronter les abîmes de l’atmosphère.

Tout à coup, un kawas parut, lancé à toute course, et d’une voix essoufflée :

— Le seigneur Midoulet est-il ici ?

— Midoulet ? Présent !… riposta l’agent se dressant sur ses pieds.

— Alors, seigneur, un messager, du consulat de France vous demande.

— Ne pourrait-il venir me trouver ? hasarda Célestin, partagé entre la pensée que la venue d’un messager devait présager une nouvelle importante et le désir de ne pas quitter l’aérobus.

Le kawas mit les mains sur son cœur.

— Le seigneur pense bien que je ne l’aurais point dérangé ; seulement le courrier est à cheval. Il ne saurait ni entrer à travers les appartements, ni abandonner sa monture au dehors. Et depuis que Sa Hautesse M. le consul a supprimé ses chevaux pour les remplacer par une voiture automobile, le personnel ne compte plus de palefreniers, mais seulement des mécaniciens.

— Quel rapport ?

— Le rapport le plus direct, seigneur. Un palefrenier eût pu tenir en main le cheval du messager ; un mécanicien ne saurait y consentir.

L’infinie division du travail qui, dans toute l’Asie, nécessite la présence de dix serviteurs alors qu’un seul suffirait à la tâche, se révélait dans cette réplique.

Il fallait aller chercher la lettre qui, décidément, ne viendrait pas à son destinataire. Du reste, le comte Piffenberg leva les dernières hésitations de l’agent en promettant avec la plus parfaite bonne grâce :

— Allez, allez, monsieur. L’on vous attendra pour commencer.

S’incliner, sauter à terre et se mettre en marche d’un pas accéléré à côté du kawas fut l’affaire d’un instant. La succession de gestes démontrait mieux que des paroles que Célestin réduirait au strict minimum l’attente de ses compagnons d’ascension.

Le terrain de golf, le parc boisé, les bâtiments du consulat furent traversés ; sous le vestibule dallé de mosaïque, un cavalier se découpait, encadré par le portail. Le désignant, le guide de Célestin murmura :

— Le messager annoncé.

Puis d’une voix retentissante :

— Le seigneur Midoulet !

De toute évidence, le courrier avait hâte de quitter la place, car à cette annonce il se pencha du côté de l’agent, et, de toute la longueur de son bras, lui tendit un pli constellé de cachets.

Et l’agent l’ayant pris curieusement, le messager joua de l’éperon avec rage, ce qui incita sa monture à partir au galop. Quelques secondes plus tard, quadrupède et cavalier avaient disparu à l’angle d’une rue voisine.

Cependant, Célestin brisait les cachets, dépliait la feuille de papier sur laquelle s’alignaient des caractères élégants.

Mais à peine y eut-il jeté les yeux qu’il subit une commotion. Un cri de rage jaillit de ses lèvres, et au profond ahurissement du kawas, il s’élança à une allure folle dans la direction du golf.

Ces mouvements, insensés d’apparence, s’expliqueraient par la teneur de la missive que Midoulet avait pensé venir du consulat de France.

Voici ce qu’il avait lu :

« Honorable monsieur,

« J’avais eu la première manche à Port-Saïd ; vous eûtes la seconde à Beyrouth.
xxxx« Je crois bien qu’à cette heure je tiens la belle !
xxxx« Quand vous parcourrez cette lettre, que j’ai grande satisfaction à vous écrire, je serai très haut et très loin avec M. l’ambassadeur Uko et sa suite.
xxxx« L’aéroplane est seul de son espèce en Perse. Donc, vous ne nous poursuivrez pas.
xxxx« Laissez-moi vous affirmer mon regret d’être contrainte par votre obstination à agir aussi incorrectement, et croyez à ma considération.

« Signé : Mistress Lydia Honeymoon. »

Le voici sur le golf.

Trop tard. Le comte Piffenberg, les secrétaires, les kawas sont là, le nez en l’air, regardant un point noir qui se déplace avec rapidité au plus haut du ciel.

Personne ne s’aperçoit de l’arrivée de Célestin. Quand l’attention est accaparée par ce qui se passe en plein azur, est-ce que l’on peut la ramener à un humble agent, rampant à la surface poussiéreuse de la terre.

Et son poing menaçant l’aéroplane qui file, file…, toujours plus loin, presque invisible déjà, Midoulet perçoit les répliques qu’échangent le consul général et son fidèle Frantz

— Ils se trompent de direction.

— Votre Excellence en est sûre ?

— Évidemment, ma science géographique ne saurait être mise en défaut. Le port de Karta se situe au sud-est de Bassorah, et ils piquent droit au sud-ouest. S’ils continuaient ainsi, ils planeraient bientôt sur l’Arabie Pétrée, pour arriver à Aden, puis sur la mer Rouge, puis…

Le comte était lancé ; vraisemblablement, son imagination aurait accompli le tour de la terre suivant la ligne idéale qu’il prêtait à la course de l’aéroplane, si l’agent du service des Renseignements ne l’avait interrompu.

Ce dernier n’avait remarqué dans son énumération qu’un seul mot : Karta ! Karta, le port du golfe Persique où, d’après les ordres mystérieux le joignant d’étape en étape, le général Uko devait toucher en quittant Bassorah.

Puisque ce bourg était désigné, il s’y trouvait certainement un agent japonais, chargé de régler l’étape suivante de l’ambassadeur. Il importait d’y courir, de trouver ce messager.

— Ainsi ils vont à Karta, monsieur le consul général ?

La question, nous l’avons dit, arrêta net le fonctionnaire dans son bavardage géographique.

Il toisa d’un œil sévère l’indiscret qui coupait court à son étalage de savoir. Il reconnut le personnage, que l’exquise Mlle Tabriz lui avait signalé comme un espion des Français, et il fut sur le point de le rabrouer vertement.

Mais le souvenir des recommandations de la charmante indigène, si désireuse d’assurer à l’Autriche-Hongrie la gloire de déjouer les menées japonaises, plus encore peut-être la mémoire de ses jolis yeux, l’incitèrent à la diplomatie.

Aussi répondit-il, du ton le plus gracieux :

— À Karta, en effet ; sa Grâce le général Uko désirait atteindre rapidement ce port de mer. Je me suis fait un plaisir de mettre l’aéroplane du consulat à sa disposition.

Midoulet se mordit les lèvres. Le comte lui apparut de connivence avec Lydia. La sémillante Anglaise avait certainement la même idée que lui, Célestin : faciliter le voyage du Japonais, afin de connaître le destinataire du singulier envoi du mikado.

Avec colère, il constatait que la jeune femme avait réussi à dissimuler sa personne à ceux qu’elle filait. Parbleu ! le pilote, ce petit pilote à la démarche gracieuse, c’était elle. Elle emportait ses « clients » à la vitesse de cent cinquante kilomètres à l’heure, tandis que lui-même perdait son temps en face de ce consul aveuglé.

Pas à hésiter. Se ruer vers Karta par les moyens les plus accélérés. Aussi prit-il congé du comte Piffenberg avec une hâte trépidante. Il parcourut la ville en tempête, loua au poids de l’or un chameau de course, se percha sur la bosse du dit et, à l’allure dégingandée de cette monture, il galopa vers Karta, à travers les vergers, les bois d’orangers aux fruits d’or, de dattiers brunis par les régimes savoureux, qui s’étendent en bordure de l’Euphrate, entre Bassorah et la mer.

À Karta, un élégant steamer se balançait aux houles de la rade, le pavillon japonais flottant à la poupe. D’instinct, Midoulet pressentit que le navire était là pour transporter l’ambassadeur.

Un canot loué aussitôt le conduisit à bord. Il s’y présenta comme un ami du général, conta les embûches tendues par une espionne britannique, l’enlèvement du plénipotentiaire en aéroplane, etc.

Ses suppositions se trouvèrent confirmées. D’abord défiant, le commandant du bâtiment fut bientôt convaincu de la véracité de son interlocuteur, ce qui faisait honneur à sa perspicacité ; car si Célestin lui cachait une part de la vérité, il lui narrait des faits rigoureusement exacts.

Tant et si bien que l’officier nippon le pria de demeurer à bord. Pour lui, il se fit apporter le manuel des signes télégraphiques du sans fil britannique, le remit aux télégraphistes apostés près du grand mât, utilisé comme antenne de communication, avec cet ordre :

— Établir le récepteur 23, réglé sur les appareils similaires anglais. De la sorte, nous capterons les dépêches expédiées par les postes saxons de la région, et peut-être obtiendrons-nous quelques renseignements sur notre valeureux ambassadeur.

Ce trait montre à quel luxe de précautions se livrent les fils de l’empire du Soleil-Levant, et aussi comment ils savent employer les manœuvres de guerre dans les périodes et sur les engins les plus pacifiques.

Or, tandis qu’en rade de Karta, l’on s’occupait ainsi du général et de ses compagnons, Uko, de son côté, cherchait vainement à coordonner l’ensemble de circonstances qui l’avaient amené à être prisonnier sur un aéroplane voguant à deux mille mètres du sol.

Prisonnier, oui, il l’était. Et avec lui Sika, Marcel, Emmie, tout aussi surpris que lui-même de cette soudaine évolution de la fortune.

Que s’était-il donc passé ? Oh ! la chose à la fois la plus simple et la plus inattendue.

À peine Midoulet s’était-il éloigné pour aller prendre la lettre mystificatrice préparée par Lydia, que le consul général esquissa de la main un signe qui se pourrait traduire par ces mots :

— Quand il vous plaira.

Aussitôt Mlle Tabriz, qui se cachait sous le costume du pilote, avait actionné le moteur.

Ce dernier ronfla. L’appareil se mit à courir sur le sol plan, puis ses roues cessèrent de porter. Suivant un plan incliné, il s’éleva rapidement dans l’air. Et la petite Parisienne, exprimant la pensée de tous les passagers, clama joyeusement :

— De l’aviation et plus de Midoulet, quelle heureuse journée !

Le pilote ne tourna pas la tête. Son collègue, toujours assis de façon à faire face aux voyageurs, ne parut même pas entendre.

L’aéroplane montait toujours. Le manomètre marquait mille, quinze cents, deux mille mètres d’altitude.

À cette hauteur, le mouvement d’ascension fut enrayé, et l’appareil se prit à se déplacer dans le plan atteint avec une vitesse vertigineuse, trahie par le vent qui sifflait aux oreilles des passagers.

Il se dirigeait vers le sud-ouest !

N’ayant pas de boussole sous les yeux, les amis de l’ambassadeur n’eussent pas dû se rendre compte de l’étrange itinéraire suivi par l’appareil volant ; seulement le paysage se développant sous leurs pieds leur fournit des indications qui les surprirent.

D’abord, ils avaient admiré Bassorah, les vastes plaines avoisinantes que l’Euphrate sillonnait de son ruban d’argent.

Puis vers le sud, ils avaient discerné la mer, les côtes du golfe Persique. Peu à peu, les rivages avaient disparu, les terres fertiles également. À présent, l’aéroplane voguait au-dessus d’étendues fauves.

— Un désert, murmura Tibérade.

— Quelle belle couleur offre le sable inondé de soleil ! riposta sa petite cousine.

Uko et Sika, tout au spectacle, ne tournèrent même pas la tête. Pourtant leur attention fut appelée par cette remarque d’Emmie :

— Voyons, Marcel, ce n’est pas le désert qui te fait froncer les sourcils ?

— Si. Voici deux heures que nous avons quitté Bassorah, et nous volons vers le sud-ouest. La vue de la mer m’a permis de m’orienter à peu près. Nous devons planer sur la partie orientale de l’Arabie déserte. J’estime qu’il serait temps de virer pour rentrer à Bassorah.

— Eh bien, mais il suffit de le dire au pilote.

Emmie se trompait, car Marcel eut beau crier au mécanicien de revenir en arrière, l’homme ne parut même pas l’entendre.

Peut-être, après tout, ignorait-il les beautés de ta langue française. Sur cette idée, énoncée par Sika, tous mirent en commun les idiomes dont ils pouvaient user. L’anglais, l’allemand, l’italien sonnèrent dans le silence, troublé seulement par le bourdonnement du moteur.

De guerre lasse, Marcel fit mine de se lever. Il allait joindre le pilote, et lui mimer son désir. Le geste est le véritable espéranto universel.

Déjà il était debout ; mais à ce moment se produisit un incident inattendu, qui modifia complètement les situations respectives des passagers et des mécaniciens.

Le petit pilote demeura attentif à sa direction. Son compagnon, lui, se mit debout, sa dextre se tendit vers les voyageurs. Cette main tenait un revolver. Et le personnage prononça, en excellent français :

— Pas un mouvement. Je sais que mon arme n’effraierait ni M. Tibérade, ni le général Uko. Seulement, je suis certain que ces vaillants aiment tendrement Mlles Sika et Emmie. C’est donc elles que je viserai à la moindre tentative de rébellion.

Tous avaient écouté, stupéfiés par le discours imprévu de l’homme muet jusqu’alors.

Et puis, les vocables français jaillissant de ce visage hétéroclite, masqué aux deux tiers par les larges lunettes et le passe-montagne, agitaient en eux une impression troublante, presque extra-humaine.

Le premier, Marcel retrouva la voix.

— Rébellion, avez-vous dit ; contre qui ? Contre quoi ?

— Contre l’amirauté anglaise dont vous êtes prisonniers.

— Les Anglais ! Prisonniers !

Ces mots se heurtèrent, lancés par les quatre passagers, abasourdis de se voir, au plus haut du ciel, au pouvoir de policiers britanniques.

Car ils n’eurent pas une hésitation. Leurs gardiens pourchassaient le message diplomatique du mikado.

Ainsi, à peine délivrés de Midoulet, ils tombaient aux mains d’ennemis plus dangereux encore. Leur enlèvement en aéroplane les emplissait de la conviction qu’ils ne sauraient lutter avec avantage contre des adversaires aussi admirablement armés.

Mais le premier moment de surprise passé, Emmie prétendit être mieux renseignée. Après tout, voir clair dans une aventure, même désespérée, est la seule façon qui permette d’essayer d’en sortir.

Aussi elle demanda tranquillement :

— Enfin, que voulez-vous de nous ?

— Rien de bien douloureux, mademoiselle. Vous conduire à Aden, tout simplement.

— À Aden, répéta la fillette, si précipitamment qu’elle arrêta l’exclamation prête à jaillir des lèvres du plénipotentiaire japonais ; et apparemment décidée à l’empêcher de parler, elle continua avec volubilité : À Aden, cette cité sise près du détroit de Bab-el-Manbed, à la sortie de la mer Rouge sur l’océan Indien, et grâce à laquelle l’Angleterre, établie là comme à Port-Saïd et à Suez, a transformé la mer Rouge en un lac anglais.

— Absolument.

— Mais dans quel but ?

— Un but raisonnable. Mettre les « liseurs de chiffres »[1] à même d’examiner certain message de S. M. le mikado.

Et tous demeurant sans voix, un éclat de rire joyeux fusa dans l’air. C’était Emmie qui, au prix d’un héroïque effort, simulait une débordante gaieté.

— Ah ! s’écria-t-elle enfin, ils ne l’examineront pas.

— Parce que ? interrogea son interlocuteur.

— Nous l’avons laissé, très abîmé par un M. Midoulet que vous connaissez sans doute, au Caravansérail des Turbans-Verts.

Une idée avait germé brusquement dans le cerveau de la fillette. Si elle pouvait donner le change à ses geôliers, peut-être les inciterait-elle à revenir à Bassorah. Une fois là, on verrait à se débarrasser d’eux. Mais cet espoir devait s’évanouir aussitôt.

À son tour, le personnage au revolver se laissa aller au rire le plus franc.

— Allons, mademoiselle, je vois que je dois vous conter une petite parabole.

— Une parabole, dites-vous ?

— Très symbolique, oui. Il y avait une fois un cerisier qui ne portait qu’une cerise ; une seule, c’est peu ; mais elle était si grosse, si rouge, si appétissante, que les passants ne la pouvaient voir sans la cueillir. Vous me suivez bien ?

— Je suis suspendue à vos lèvres, monsieur. Moralement s’entend, car autrement je gênerais votre diction.

Elle raillait, l’espiègle Emmie. L’homme ne parut pas s’en apercevoir, il continua paisiblement.

— À cette époque, l’âge d’or des végétaux, les arbres parlaient et se déplaçaient. Que fit le cerisier ? En gaillard avisé, il alla chez un confiseur spécial, lui fit modeler un fruit en tout semblable à celui qu’il avait produit. Il attacha celui-ci à sa branche, après avoir cueilli la cerise réelle, qu’il cacha précieusement dans une fente de son écorce. Et quand les gourmands redoutés survinrent, ils croquèrent tout simplement la cerise du confiseur, sans se douter que celle qu’ils convoitaient leur échappait.

Une sourde exclamation bourdonna dans l’aérobus, se mêlant au bourdonnement du moteur, au sifflement du vent.

Tous avaient compris l’apologue.

Les ravisseurs étaient au courant du stratagème, qui avait dérouté l’agent français.

Le causeur, du reste, jugea qu’il en était ainsi ; car il enleva ses lunettes, montra sa figure, et fort aimablement :

— Je vois que nous nous entendons. Je vous présente mon visage qui vous rappellera certainement celui d’une certaine Véronique… Je n’insiste pas. Cette marque de confiance vous indique, d’une part, que vous n’avez rien à craindre si vous vous soumettez à la fatalité ; l’aventure peut s’exprimer ainsi ; et d’autre part que je suis certain de la décision raisonnable à laquelle vous vous arrêterez.

Personne ne répondit.

Qu’eussent-ils pu discuter dans ces paroles ?

La conclusion de Pierre Cruisacq ne prêtait à aucune négation. Ils étaient en son pouvoir.

Pour lui échapper, il faudrait la chance d’un atterrissage. Or, on atterrirait seulement à Aden, en terre anglaise, parmi des soldats, des fonctionnaires, aveuglément dévoués au gouvernement britannique.

Décidément, ils regrettaient la société de Midoulet, qui leur avait paru naguère si insupportable.

Ils vérifiaient l’affirmation des philosophes, dont seuls l’expérience permet de contrôler la justesse :

« Le bien, le mal, des mots qui par eux-mêmes n’ont aucun sens, bien ou mal existant uniquement par comparaison. »

De fait, la poursuite de l’agent Célestin pouvait être considérée comme un bien, en regard de la situation présente.

Cependant, l’aéroplane, tel un oiseau migrateur, filait dans le ciel avec une rapidité constante.

Des déserts sablonneux, qu’il dominait, filaient eu sens inverse de sa course. Les plaines fauves, piquées de loin en loin de minuscules taches vertes, indiquant les points d’eau, se succédaient.

— Toujours l’Arabie Pétrée, murmura Tibérade. Sur ce pays maudit, on en est réduit à souhaiter qu’il ne se produise aucune panne ; car revenir à terre équivaudrait à une condamnation à mort.

Et ses yeux se posaient avec tristesse sur le doux visage pensif de Sika, sur la physionomie mutine d’Emmie.

— Ah ! gronda sourdement le général ; que n’ai-je assumé la charge de porter le vêtement de mon souverain ? À cette heure, je pourrais l’arracher aux curiosités de nos ennemis.

— Vous pourriez ? questionna Marcel avec surprise.

— Oui. En sautant dans le vide avec lui.

Toute l’âme japonaise était dans ce regret de ne pouvoir se sacrifier. Sika, elle, avait été conquise par la mentalité européenne, car elle s’exclama :

M. Tibérade, Mlle Emmie ; ne le lui remettez pas. Je ne veux pas que mon père meure pour un souverain ambitieux.

— Le mikado est mettre de mon existence, commença l’ambassadeur.

La jeune fille l’interrompit violemment :

— Après moi. Une fille a des droits qu’aucun empereur ne saurait contre-balancer.

Pour la première fois, les deux volontés se heurtaient.

Quelles répliques irrémédiables allaient jaillir du choc des tendresses filiale et dynastique ?

La voix d’Emmie détourna heureusement l’orage.

— Nous allons sortir du désert. Je n’ai pas la berlue ; à l’horizon, je distingue une succession de hauteurs couvertes de verdure.

La verdure ! Ces mots ont une puissance infinie sur quiconque a affronté l’aride désolation des étendues désertiques.

Uko, Sika oublièrent leur conflit d’affection.

Comme Tibérade, ils tournèrent leurs regards dans la direction désignée par la petite Parisienne.

Celle-ci ne s’était pas trompée.

Au loin, on discernait une suite de hauteurs verdoyantes, au pied desquelles courait une ligne de palmeraies.

Et comme tous considéraient ce paysage si reposant pour leurs regards fatigués par la réverbération des sables, Sika prononça :

— La mer, de chaque côté des montagnes.

À ce moment, Pierre Cruisacq, qui venait de se pencher vers le pilote et d’échanger quelques mots avec lui, se retourna vers les passagers.

— Mistress Lydia Honeymoon permet que je vous renseigne…

Tous s’exclamèrent :

— Mistress Lydia ! Où prenez-vous cette mistress ?

— C’est elle qui est à la direction.

— Quoi, le pilote serait…

— une femme charmante… et adroite. Mais laissons cela ; je suis autorisé à vous donner quelques renseignements géographiques.

D’un ton doctoral, le brave garçon continua :

— Les collines qui ont attiré votre attention sont le Djebel Chamchan, qui forme l’ossature de la presqu’île d’Aden. Aden est sur le rivage de l’autre côté du Djebel, que nous allons franchir.

— Aden est donc dans une presqu’île ? dit Emmie.

— Parfaitement ; une péninsule qui s’avance dans le golfe d’Aden, ainsi que l’on nomme l’espèce de Manche reliant la mer Rouge à l’océan Indien. L’isthme de la presqu’île s’étrangle entre ladite Manche et la baie de Tourvayi. Autres détails. La ligne de palmeraies borde l’aqueduc de Khor-Mahsa, qui amène l’eau aux citernes d’Aden ; car, vous le savez probablement, la ville ne possède aucune autre ressource liquide que celle emmagasinée dans les réservoirs monumentaux, creusés et maçonnés dans les vallons du Djebel Chamchan.

— Mais là, sur le Djebel, cette tour de pierre surmontée d’un mât ?

Marcel désignait une tour carrée, édifiée sur le plateau le plus élevé des collines, et d’où jaillissait, pointée vers le ciel, une haute perche maintenue par des fils disposés ainsi que les cordages sur un navire.

— Le poste de télégraphie sans fil, jeta mistress Honeymoon sans se retourner. Grâce à lui, Aden est en communication avec Bombay, d’une part, Port-Saïd, de l’autre. L’électricité relie en une seconde ces territoires anglais.

Tout l’orgueil si justifié des Anglo-Saxons, qui ont enserré la terre dans un réseau unique de colonies, de câbles et de postes de sans fil, sonnait dans la réponse de la jeune femme.

Elle était bien de cette race puissante, fière de son génie, qui trahit son amour infini de la Grande-Bretagne par la phrase commentée si souvent :

« Si je n’étais né Anglais, je voudrais le devenir. »

Un grand silence s’était épandu dans l’aérobus. Avant une demi-heure, on serait à Aden, aux mains des autorités anglaises. L’irrémédiable allait s’accomplir.

Brusquement, Emmie se dressa. À quelle impulsion subite obéissait la gamine ? Mystère de cette nature courageuse et fantasque.

Elle avait tiré de sa poche le revolver, dont la vue naguère avait amené le Persan Ahmed à l’obéissance.

Elle le braquait sur l’hélice tournant avec une rapidité vertigineuse et entraînant l’appareil, l’aspirant en quelque sorte dans l’air.

Des cris retentirent. Des mains s’allongèrent vers la Parisienne.

Trop tard ; un claquement, une détonation sèche, le bruit d’une planchette qui se brise.

Le projectile a frappé l’hélice près de son centre, dans la circonférence où s’attachent les pales. Il a fendu le bois.

Et la blessure, s’aggravent aussitôt de toute la résistance de l’air au tournoiement des branches, l’axe se casse net ; les fragments sont projetés au loin, avant de commencer leur chute vers le sol suivant une courbe qui tend de plus en plus à se rapprocher de la verticale.

— Perdus ! s’écrient Marcel et Sika.

— Merci, petite Emmie, clame le général lui tendant les bras. Mourir n’est rien avec un honneur intact.

Mais d’une voix brève, Lydia ordonna :

— Que personne ne bouge. Monsieur Pierre, abattez impitoyablement quiconque enfreindrait ce commandement. Nous descendrons en vol plané.

Certes, les passagers sont armés. Ils pourraient lutter contre leurs ravisseurs. Nul n’y songe. Tous sont pris par l’horreur de la descente planée. Ils se trouvent à deux kilomètres de la surface du sol.

Ils sentent que la plus légère fausse manœuvre de la jeune femme, qui pilote l’appareil, transformerait le glissement de l’oiseau blessé sur un plan incliné en chute vertigineuse, à pic, dans l’abîme.

Ils frissonnent à la pensée du choc formidable, réduisant l’aéroplane, ses passagers en une innommable bouillie.

Et angoissés, haletants, soudain étreints par le sentiment de leur faiblesse, ils voient les fils métalliques se tendre, obéissant aux leviers que manœuvre Lydia.

Le gouvernail de profondeur s’incline ; l’aéroplane descend, mollement bercé par de légers remous.

Pierre a oublié les ordres de la jolie Anglaise. Il ne s’occupe plus des passagers ; il la regarde, plein d’admiration ; ce qu’il ressent à cette heure est une tendresse presque religieuse.

Sans se rendre compte que ses lèvres s’agitent, il parle, il parle selon son cœur :

— Ah ! Lydia ! que vous êtes brave !

— Chut ! fait-elle doucement avec, dans la voix, un tremblement à peine perceptible ; j’ai besoin de toute mon attention, ne me troublez pas.

Il balbutie :

— C’est que j’ai horriblement peur, moi.

Elle a un petit rire :

— De tomber…

— Oh ! pas moi ; mais vous, vous… ; pardonnez-moi, je vous aime tant.

Une seconde, la descente semble s’accélérer. Le cri de tendresse du jeune homme a causé un choc à son interlocutrice. Elle a donné un coup de levier trop brusque, mais elle rétablit l’équilibre un instant compromis, et lentement, les yeux fixés vers l’extrémité de la ligne idéale où l’appareil atterrira tout à l’heure, elle murmure :

— Moi aussi, vous savez. Maintenant, taisez-vous, nous sommes engagés.

De nouveau, le silence enveloppa les êtres que l’aéroplane entraînait dans le grand vide de l’atmosphère.

  1. Ainsi désigne-t-on familièrement les agents déchiffrant les dépêches chiffrées. L’habileté de ces hommes est incroyable.