Éditions Jules Tallandier (p. 361-372).


CHAPITRE IX

Mademoiselle Tabriz


— Monsieur le comte veut-il recevoir ces deux personnes ?

— Le consul général d’Autriche-Hongrie reçoit quiconque s’adresse à lui, vous le savez bien, Frantz.

— Que Monsieur le comte m’excuse. Je n’ignore pas cela. Monsieur le comte estime avec juste raison que plus un consul est accueillant, plus l’influence du introducteur, je comprends les hautes spéculations du remarquable esprit du très honorable et haute naissance Monsieur le consul général comte Piffenberg.

— Alors pourquoi votre hésitation ?

— Deux motifs, monsieur le comte. D’abord, Monsieur le comte se proposait d’assister aux essais de l’aéroplane à dix places, qui attend son bon plaisir dans les jardins du consulat, sur le terrain du golf.

— Nous y procéderons ensuite.

— À la volonté de Monsieur le comte. Motif second : les visiteurs sont des indigènes de Bassorah, d’humble condition à en juger par leurs vêtements.

Le comte Piffenberg s’agita dans son fauteuil…

— Des Persans, raison de plus pour les recevoir. Attirons à l’influence austro-hongroise l’affection des peuples ; et tandis qu’Anglais et Russes se disputeront la souveraineté politique du royaume, l’Autriche accaparera les avantages commerciaux, de beaucoup préférables.

Frantz, l’introducteur du consulat à Bassorah, s’inclina dans un mouvement qui faisait honneur à la flexibilité de sa colonne vertébrale, et se précipita vers la porte de l’élégant cabinet de travail où le comte Piffenberg prélassait son importance.

Le haut fonctionnaire, lui, gonfla ses joues encadrées de favoris à la François-Joseph, hocha la tête d’un air très satisfait et promena son regard bleu pâle sur ce qui l’entourait.

Oh ! ce regard ! ce regard avait aiguillé la carrière du consul. Son inexpressivité lui avait tenu lieu de profondeur. Et le jour où la sémillante archiduchesse Madalena lui avait décerné le sobriquet de : « Œil de verre », sa fortune avait été assurée.

Tout, autour de lui, disait sa grande pensée consulaire : Flatter les indigènes.

Son cabinet du plus pur style persan, aux murs tapissés de céramiques teintées et agrémentées de motifs fleuris, avait l’aspect d’une vaste salle de bains, dans laquelle s’étonnaient de figurer son bureau, ses fauteuils et cartonniers, dont le bois d’acajou, les cuivres fondus et dorés, avaient la prétention de rappeler le style Empire.

Mais la porte se rouvrit. Frantz annonça d’une voix discrète :

Mlle  Tabriz et M. Rimgad, ramousi.

Les deux hindous qui, le jour même, servaient au caravansérail des Turbans-Verts la collation du général Uko et de ses compagnons, pénétrèrent dans la pièce, dont la porte se referma derrière eux.

Ils saluèrent par trois fois, élevèrent leurs mains en coupes au-dessus de leurs fronts, puis ils se tinrent immobiles, attendant que le consul voulût bien leur adresser la parole.

Celui-ci les enveloppa d’un coup d’œil, qu’en son for intérieur, il qualifiait prétentieusement de scrutateur, parut voir la jeune hindoue avec plaisir, fit claquer sa langue comme un connaisseur dégustant un verre de bon bourgogne, et enfin se décida à prononcer de la plus aimable façon :

— Mademoiselle Tabriz, vous êtes tout à fait charmante. Vous êtes de celles auxquelles un fonctionnaire a joie à être agréable. Asseyez-vous et racontez-moi ce qui vous amène.

L’interpellée eut un sourire qui découvrit ses dents éblouissantes. Elle se coula d’un mouvement serpentin dans un fauteuil, tandis que son compagnon, le ramousi Rimgad, se laissait tomber sur un divan.

— Noble comte, lumière des pays francs (ainsi les indigènes désignent l’Europe), je viens te signaler ce que j’ai entendu, durant mon service au caravansérail des Turbans-Verts. Il s’agit d’un message secret de l’empereur du Japon, dont le but est de chasser les Francs de toutes les rives des océans Indien et Pacifique.

Le comte sauta sur son siège et, dans son émoi, tutoyant son interlocutrice, ainsi qu’il est d’usage dans les classes inférieures persanes :

— Qu’est-ce que tu dis, mademoiselle Tabriz ?

— La vérité.

Et vivement, avec une concision surprenante chez une représentante de l’une des races les plus disertes du globe, elle narra à grands traits l’histoire du vêtement mikadonal.

Piffenberg écoutait, les yeux désorbités, la bouche ouverte en 0 extrêmement majuscule ; ses doigts tambourinaient nerveusement sur la table-bureau.

— Très grave. Très grave, soulignait-il de temps en temps.

Enfin Mlle  Tabriz se tut. Le comte demeura silencieux, les sourcils froncés, plongé de toute évidence dans des réflexions laborieuses, dont la conclusion fut :

— Mademoiselle Tabriz, tu dois savoir que ma nation souhaite établir des relations amicales avec la Perse, et qu’elle ne songe pas du tout à l’asservir.

— Oui, noble seigneur.

— Dès lors, nous n’entretenons au consulat ni espions, ni policier.

Pourquoi ne t’adresses-tu pas à mes collègues d’Angleterre, de Russie, de France, qui, eux…

Elle ne le laissa pas achever, et avec un nouveau sourire (peut-être la rusée indigène avait-elle remarqué qu’il plaisait au fonctionnaire) elle jeta négligemment :

— Ils ne sont pas dignes…

— Pas dignes ?

— Non, celui qui déjouera le complot rendra grand service à l’Europe.

— D’accord.

— Donc, il obtiendra présents, honneurs, influence. Toutes ces choses sont contenues dans le secret que je t’ai confié, seigneur. Si j’ai tenu à le remettre entre tes mains, c’est parce que tous mes concitoyens te proclament le meilleur ami de la Perse. J’ai voulu donner les avantages à un ami.

Le moyen de n’être pas touché par une explication aussi ingénue.

La face du consul s’illumina, se mut de contractions béates qui communiquèrent un sautillement joyeux à ses favoris.

— Suave, murmura-t-il, suave. La récompense de mes hautes capacités. Suave, très délicat. Ah ! je voudrais que mon vénéré souverain entendit cela. Il verrait quel serviteur Sa Grandeur a en ma personne.

Puis sans s’apercevoir qu’il faisait bon marché de sa dignité consulaire, en sollicitant un conseil de la jolie servante du caravansérail, il demanda :

— Enfin, mademoiselle Tabriz, qu’espères-tu que je fasse ?

Elle se récria modestement :

— Oh ! tu as certainement une idée, noble seigneur. Oui, tu l’as, je le vois dans tes yeux au regard éblouissant de génie.

Éblouissant ! génie ! La plupart des humains descendent non du singe comme le prétendent de faux savants, mais bien du dindon, ainsi que le démontre leur tendance à adorer tout ce qui les incite à faire la roue.

Le comte Piffenberg prit une pose avantageuse, et, véritablement cordial, oubliant dans l’extase de sa vanité délicieusement chatouillée, la distance sociale le séparant de sa mignonne interlocutrice :

— Oh ! oh ! lire dans les yeux d’un diplomate, c’est une prétention bien grande. Aussi je te prends au mot, mademoiselle Tabriz ! dis-moi ce que tu lis.

La Persane se détourna un instant, échangea un regard d’intelligence avec le ramousi Rimgad immobile et muet sur son divan, puis, faisant face à M. le consul général :

— Seigneur, mes parents étaient des nomades errant dans les montagnes de Darius, entre la plaine fertile de Chiraz et le désert salé aux steppes sablonneux. Ta science sait que les nomades découvrent l’avenir dans les lignes de la main, dans le vol des oiseaux, dans le souffle du vent. Les chefs, eux, savent converser avec les âmes amies, à travers la vitre colorée des yeux.

Elle s’était dressée en parlant ; sa main fine, aux ongles délicatement modelés, s’étendait, dominatrice ; elle causait l’impression troublante d’une croyante inspirée.

Et cela ne l’empêchait pas d’apparaître tout à fait charmante, ce qui faisait pénétrer la conviction dans l’esprit du comte Piffenberg.

Elle ne lui laissa pas le temps de se reconnaître, démontrant ainsi qu’une Persane est tout aussi habile tacticienne qu’une coquette d’Europe, et elle continua :

— Voilà pourquoi, moi chétive, j’ai lu sans le vouloir dans ta pensée remarquable, ce que le respect m’eût interdit de faire sciemment.

Le dindon atavique se gonflait de plus en plus chez le diplomate. Il gloussa :

— Ne te perds pas en circonlocutions, jolie mademoiselle Tabriz. Dis ce que tu as vu. Si tu ne t’es pas trompée, je l’avouerai franchement.

Il ne surprit pas la flamme ironique qui dansa une seconde dans les prunelles de la jeune indigène. Au surplus, celle-ci reprenait avec une affectation de respect dévotieux :

— Voici donc, seigneur à la vaste et divine intelligence… Mais permets que je te parle à l’oreille. Le mystère de ton esprit supérieur ne doit pas être révélé à haute voix, car on ne sait jamais si les murs ne cachent pas un espion.

Elle s’était levée, et ses mains délicates, d’un modèle très pur, se posaient sur la table-bureau, tandis que son corps souple s’infléchissait en avant, amenant ses lèvres à hauteur du lobe auriculaire du diplomate.

Elle chuchota un instant, ses frisons bruns chatouillant le bout du nez de Piffenberg. Sur les traits du fonctionnaire se succédèrent la surprise, l’ahurissement, le plaisir, le triomphe.

D’un organe retentissant, il ponctua le discours par cette exclamation :

— Ah ! mademoiselle Tabriz, tu as lu mes pensées mieux que moi-même ; je le déclare : bien mieux. Aussi je veux que tout se passe comme tu l’as exprimé. Et je t’invite, ainsi que ton camarade, à assister à la scène. Ce sera la récompense, la juste récompense de ta clairvoyance…

Et, tout en pressant le bouton de la sonnette d’appel, il poursuivait, exultant :

— Clairvoyance admirable, incroyable… Certes, tout cela était dans mon cerveau, puisque tu l’y as lu ; mais, ajouta-t-il entre ses dents, de façon que les assistants ne pussent discerner ses paroles, mais le diable me transforme en potage Liebig si je m’en serais douté tout seul.

Frantz parut dans l’encadrement de la porte.

— Frantz, prenez douze gardes du consulat avec leurs bâtons de promenade[1] : rendez-vous au caravansérail des Turbans-Verts. Vous vous ferez conduire au pavillon n° 7, dont vous inviterez les habitants, le général japonais Uko, sa fille et deux Francs qui les accompagnent, à me faire l’honneur de vous suivre au consulat Je veux que les étrangers de haute naissance assistent aux essais de notre aéroplane nouveau modèle, presque un aérobus. Ainsi leur marquerai-je ma haute considération.

Mlle  Tabriz et même le ramousi Rimgad approuvaient du geste. Et Frantz, s’étant précipité au dehors avec une hâte décelant son zèle, la gentille indigène murmura :

— Loué soit Ali, continuateur de Mahomet, l’Inspiré d’Allah, puisqu’il permet à sa servante d’apporter, au trois fois noble comte Piffenberg, la récompense de son dévouement affectueux à la cause persane.

Du coup, le consul se rengorgea à ce point que son cou, à l’aise en un large col rabattu, se gonfla de façon à figurer le jabot d’un gallinacé. Le dindon, toujours le dindon.

Après quoi, marquant à la brune servante un empressement galant, qui eût certainement excité la surprise du corps consulaire, si quelques collègues de l’Autrichien en avaient été témoins, le comte modula, la bouche en cœur :

— Venez, venez… Je vais vous faire remettre les uniformes d’aviateurs. La manœuvre est très facile, vu le grand progrès réalisé : la stabilité automatique absolue. On vous expliquera le moteur, les leviers, le volant.

Et se frottant les mains à s’arracher l’épiderme :

— Admirable. Personne ne saura. Vous allez jusqu’au port de Karta, au fond du golfe Persique. Trois heures suffisent, en aéroplane, vous atterrissez dans la propriété de mon vice-consul, située sur la colline isolée, à droite de la bourgade. On embarque mes gaillards pour Trieste, après les avoir dépouillés du vêtement japonais, qu’ils pourraient abîmer, et l’Autriche a la gloire…

— Et elle en peut témoigner sa gratitude au plus noble, au plus habile de ses consuls.

L’exclamation de la jolie indigène amena sur la face du comte une vague écarlate. Véritablement, le fonctionnaire sembla sur le point d’éclater de vanité satisfaite ; puis, désireux d’être agréable à cette jeune fille qui ne lui marchandait pas le doux tribut de son admiration, il s’exclama :

— Suivez-moi. Ne perdons pas un instant. Inutile que ces fauteurs de désordre arrivent au consulat avant que nous ayons pris nos dispositions.

Docilement, les deux indigènes se levèrent, et, dans les traces du consul, plus important que jamais, bombant le torse vaniteusement, ils sortirent du cabinet de travail aux céramiques multicolores.

À ce moment même, ceux que le consul général envoyait quérir, s’abandonnaient à la plus franche gaîté…

La venue du domestique, qui avait expliqué par la démence les actions incompréhensibles pour lui de Célestin Midoulet, s’escrimant sur le message du mikado, avait apporté à la fin de la collation un élément d’inépuisables plaisanteries.

Le général, Sika, Emmie, Marcel, secoués par une crise hilare, ne songeaient plus aux angoisses subies les jours derniers.

Pourquoi se les rappeler, du reste ? N’étaient-ils pas vainqueurs sur toute la ligne ? N’avaient-ils pas arraché la prisonnière au brutal Ahmed, et à cette heure, n’amenaient-ils pas l’agent du service des Renseignements (l’expression fut lancée par la fantaisiste petite Parisienne) à prendre des vessies pour des lanternes ?

Donc le rire épanouissait toutes les figures. Les gammes graves de la gaieté du général, les trémolos ténorisants de Tibérade répondaient aux trilles argentins des deux jeunes filles, quand Midoulet reparut.

Sa vue exalta encore la joie générale. Il y avait de quoi, d’ailleurs. Ébouriffé, les yeux hors de la tête, le visage hagard et furieux, les manchettes relevées jusqu’aux coudes, l’agent brandissait de façon irrésistiblement comique le vêtement mikadonal.

Mais qu’en avait-il fait, juste ciel !

Ses lavages, les réactifs, avaient transformé l’objet en une loque lamentable, dont il était impossible de reconnaître l’étoffe, la couleur, la destination.

Le drap, devenu un feutrage grossier, la teinture, décomposée en teintes inédites, la forme recroquevillée, contractée ; pas un des industriels matineux, qui appartiennent à la modeste corporation des chiffonniers, n’aurait fait à cela l’honneur d’un coup de crochet !

L’hilarité redoublée qui accueillit son entrée sembla stupéfier l’agent. Il marmonna un grognement, jeta d’un geste grandiosement dédaigneux le… message japonais, se croisa les bras, hocha la tête à la façon des magots de Chine, et enfin gronda :

— Ah ! vous avez le sourire, vous autres !

Cette fois, les assistants se mirent en boule. Ils riaient, riaient jusqu’à la souffrance, jusqu’aux larmes. Et dans les sursauts de cette irrésistible gaieté, Emmie, en qui survivait la conscience qu’il ne fallait pas inquiéter l’esprit soupçonneux d’un adversaire, tenta d’expliquer, d’amadouer le fastidieux poursuivant.

— On nous a dit… ah ! ah ! ah !… que vous étiez fou ! hi ! hi ! hi ! de vous obstiner à laver vingt fois le… ah ! ah ! ah !… le pantalon ! Hi ! hi ! hi !… On nous a conseillé de nous tenir sur nos gardes avec un dément aussi dangereux ! Ah ! hi ! ah ! hi ! ah ! hi !…

L’agent ne put tenir contre cette gaieté. Le rire est contagieux, et tout le monde riait de si grand cœur qu’il se laissa aller, lui aussi.

Emmie, avec une prévenance très diplomatique, lui avança un escabeau, l’obligea à s’asseoir devant les reliefs de la collation, susurrant aimablement et attentionnée :

— Reprenez des forces, monsieur Midoulet. Après la lessive, rien de tel pour se remettre d’aplomb qu’un repas substantiel. À Montmartre, j’ai toujours entendu affirmer cela par les braves femmes qui allaient au lavoir.

Mi-joyeux, mi-mécontent, Célestin se laissait faire. Et la double tendance qui tiraillait son esprit se manifesta par ces phrases :

— C’est égal ! je n’aurais jamais cru que le général prendrait aussi bien l’aventure ; si je m’en étais douté, il y a belle lurette que j’aurais procédé ainsi.

Puis, engloutissant d’un seul coup un de ces gâteaux a la pâte granitée, dans la confection desquels les pâtissiers persans sont incomparables, il reprit :

— Pour moi, le colis du mikado ne contient aucun message. Il est un signal convenu, ni plus, ni moins.

— Alors vous nous quittez ? murmura Tibérade.

L’agent pensa s’étouffer dans sa hâte à répondre :

— Mais pas du tout ! Le sens de l’envoi se révélera par la qualité du destinataire. Je m’attache à vos pas, ou plutôt aux pas de M. l’ambassadeur.

— Tant pis, plaisanta la jeune Emmie.

— Non, non, mademoiselle, c’est tant mieux qu’il faut dire ; car, étant plus pressé que quiconque de connaître enfin le mot du mystère, je ferai tout au monde pour faciliter votre voyage au lieu de l’entraver.

Certes, la combinaison constituait une amélioration, mais combien les voyageurs eussent préféré déambuler à travers le monde sans l’escorte d’un pareil séide.

Près de la croisée, Emmie s’était retirée. La gamine cherchait par quel biais adroit il lui deviendrait possible de perdre en route l’importun espion.

Machinalement, ses regards erraient sur la cour extérieure, sur le portail d’entrée, au delà duquel s’apercevaient les quais et la nappe brillante du fleuve Euphrate.

Soudain, elle poussa une exclamation qui fit sursauter ses compagnons.

— Mâtin, on dirait un groupe de la Mi-Carême. Venez voir ! Venez voir !

Tous la rejoignirent et partagèrent la surprise amusée de la fillette.

Un homme vêtu à l’Européenne franchissait le portail monumental du caravansérail. Devant lui marchaient une douzaine de Persans, portant l’uniforme bizarre et panaché des serviteurs des consulats.

Mais le comique de ce défilé consistait dans la manière forte, dont ces dignes fils de l’Iran ouvraient passage au personnage qu’ils escortaient.

Tous brandissaient de solides bâtons, longs de deux mètres environ.

Des moulinets savants contraignaient la foule, encombrant la cour, à s’écarter, et, si quelque serviteur, mercanti ou voyageur, ne se rangeait pas assez vite, pan, pan, les triques s’abattaient impitoyablement sur lui. Pan ! à la tête ! Pan ! sur les reins, les tibias, les épaules !

À l’ahurissement des compagnons du général, personne ne protestait contre ce traitement sommaire. Ils ignoraient le respect du populaire pour celui qui frappe. En Perse, qui tient un gourdin est considéré comme un personnage ; qui bâtonne les autres est réputé vénérable. Le sceptre même du shah, ce souverain féerique et endetté de l’Iran, représente au loyalisme des populations une matraque qui fait plus de mal que les autres.

— Après cela, prononça philosophiquement la fillette, c’est peut-être la façon dont les habitants battent leurs habits.

Mais elle s’interrompit, et d’un accent étonné :

— Ah çà ! ce père fouettard vient chez nous.

— Chez nous, à quel propos ?

— Je n’en sais rien. Mais voyez-le, avec sa bande de bâtonnistes, il se dirige tout droit vers notre pavillon.

La Parisienne avait raison. Le cortège traversait la cour suivant une diagonale qui, du portail, aboutissait mathématiquement à leur logis.

— Que nous veulent ces gens ? murmura Midoulet, aussi intrigué que ses compagnons par la bizarre procession.

Et Emmie, ne pouvant résister au désir d’une plaisanterie, répliqua :

— Je devine, moi, la qualité du monsieur.

L’agent se laissa prendre, comme toujours.

— Qu’est-ce que c’est, mademoiselle Emmie ?

— Un avocat.

Tous considérèrent la fillette d’un air interrogateur.

— Mais oui, continua-t-elle, imperturbable. Nos démêlés avec le prince Ahmed se sont ébruités, et ce membre du barreau veut plaider pour nous.

Très gravement, Midoulet consentit :

— Cela est possible… Mais pas évident.

— Que vous faut-il donc pour proclamer l’évidence ?

— Je voudrais savoir ce qui vous fait affirmer avec autant d’assurance…

— Mais ce qui devrait vous éclairer comme moi, monsieur Midoulet, les porte-bâtons qui précèdent ce monsieur.

— Les porte-bâtons, cela signifie que le personnage est avocat ? bégaya l’espion, positivement ahuri.

— Eh oui… Et même un avocat célèbre.

— Célèbre ?

— Ses serviteurs sont chargés de ses insignes. C’est un bâtonnier de l’ordre des avocats.

Un éclat de rire ponctua la facétie. Sauf l’agent qui ronchonna : « Satanée gamine ! », tous firent chorus.

Cependant, ceux qui avaient mis en mouvement la verve de la petite Parisienne avaient pénétré dans le pavillon.

Une minute plus tard, Frantz, laissant son escorte dans le couloir, entrait dans la salle où les voyageurs étaient réunis, et avec les marques du plus profond respect, psalmodiait :

— Son Excellence, le comte Piffenberg, consul général d’Autriche-Hongrie, apprenant que des étrangers de distinction sont dans la ville, m’a envoyé vers eux. Il les prie de me suivre, car il tient à leur marquer ses sentiments par une garden-party, avec, essais d’un aéroplane nouveau modèle, collation, jeux, etc.

Ceux à qui s’adressait cette invitation originale s’entre-regardèrent.

Après tout, l’attention leur apparaissait délicate. De plus, ils n’avaient aucune raison valable pour décliner un appel courtois. Enfin, ils se proposaient de ne poursuivre leur route que le lendemain, pour gagner Karta, le petit port mollement couché à l’extrême pointe septentrionale du golfe Persique, à la suite d’une dépêche chiffrée qui en avait apporté l’ordre à l’ambassadeur extraordinaire, si complètement ignorant du but de sa mission.

Ils acceptèrent donc et, emboîtant le pas à Frantz, ils se mirent en marche vers le consulat austro-hongrois, tandis que les bâtonnistes se ruant sur la foule, en avant d’eux, leur ouvraient un large passage en distribuant à tort et à travers, des horions frénétiques.

  1. Le dignitaire qui sort, doit être en palanquin, en voiture, ou en chaise à porteurs. De plus, il doit être précédé, de serviteurs armés de bâtons dont ils se servent sans ménagements pour frayer un passage à leur maître. Faute de cela, on passe aux yeux du peuple pour un homme de peu.