Éditions Jules Tallandier (p. 345-360).


CHAPITRE VIII

Nouvelles idées d’une petite souris


La résonance de ce cri n’était pas encore éteinte, que la jeune fille fut secouée par une émotion nouvelle, inattendue. Le bruit sourd de la chute d’un corps lourd retentit auprès d’elle, sur les dalles formant le fond du puits.

Qu’était-ce ?

Machinalement, elle porta les yeux vers le bruit et resta là, ahurie, stupéfaite.

— Est-ce que je deviendrais folle ? murmura-t-elle.

L’incroyable se réalisait. Elle avait appelé Marcel, et Marcel, le revolver à la main, lui apparaissait, faisant face aux lions, la couvrant de son corps.

— Marcel ! Lui ! Lui ! fit-elle encore ! Vous ?

— N’ayez crainte, mademoiselle, vous êtes entourée de défenseurs.

Ses paroles la ramènent à la réalité. Non, elle ne rêve pas ; non, elle ne perd pas la raison. C’est bien la voix de Marcel qu’elle entend ; de Marcel qui, survenu avec le général et Emmie, a vu le danger de sa chère compagne de voyage. Alors, il n’a pas réfléchi, pas hésité. Il a sauté dans la fosse pour sauver la captive ou succomber avec elle.

Elle le considère, extasiée, oubliant les fauves.

Mais un organe familier, dès longtemps aimé, prononce là-haut, entrant dans l’ouïe de la blonde Japonaise ainsi qu’une musique, qu’un chant de délivrance :

— Sika ! Ma fille chérie, courage !

Elle lève la tête. Appuyée aux grilles, elle aperçoit le général, les yeux fixés sur elle. Il lui montre sa carabine, qu’il braque entre les barreaux de fer sur les fauves inquiétés par les paroles prononcées, par l’apparition soudaine de tant de personnages inconnus.

— Mon père ! mon père ! gémit doucement la victime d’Ahmed.

Dans un mouvement de tendresse, les doigts de Sika semblent effleurer ses lèvres, lancer dans l’espace un baiser de reconnaissance.

Dans ce mouvement, elle distingue un nouveau personnage.

Midoulet… Midoulet est, lui aussi, le long de la grille supérieure, lui aussi est armé. Il a conscience d’être reconnu et, pour la captive autant que pour ses libérateurs, il déclame brandissant sa carabine :

— Et moi aussi, bonjour, mademoiselle !

Il continue :

— Moi-même, que vos amis ont un peu légèrement abandonné dans le ravin d’El Gargarah. Mais je vous suis très attaché ; aucune peine ne m’a rebuté dans mon désir de vous rejoindre. Je m’en félicite d’autant plus que, grâce à mon obstination, je puis coopérer à votre salut.

Uko, Tibérade fixent sur l’agent des regards effarés. Ils ne l’ont pas remarqué à leur débarquement à Bassorah ; pas davantage durant la traversée de la ville. Ils ne l’ont pas vu se glisser derrière eux dans le palais, par la petite porte de la rue des Médressés, laissée ouverte par Emmie. Aussi son apparition prend-elle pour eux une allure fantastique qui les rend incapables d’exprimer leur surprise.

Cela amuse l’agent. Il continue d’un ton jovial :

— Quelle aventure ! Une moderne et élégante jeune fille enfermée, comme Daniel, dans la fosse aux lions des récits bibliques. Est-il permis de conserver une tradition aussi stupide, aussi peu convenable ?

Il reprend haleine avant de conclure :

— C’est égal, quand je raconterai que, parti à la chasse d’un vêtement du Mikado, j’ai été amené à occire des lions, j’ai bien peur d’être traité de « fantaisiste », pour ne pas dire plus. Moi, l’homme du Boulonnais, on me considérera comme un Tartarin de Tarascon.

Mais l’heure n’est pas aux explications. Tous se taisent. Les carabines s’inclinent, leurs canons sont dirigés sur les féroces animaux qui recommencent à gronder sourdement. Un instant encore, les détonations vont crépiter. Soudain tous sursautent. Un ordre bref a retentit tout près d’eux :

— Ne tirez pas !

Ils se détournent. Nouvelle surprise. Emmie leur apparaît, dressée de toute sa petite taille, droite, menaçante, en face du prince, qui a assisté sans la comprendre à toute cette scène, bien plus rapide que le récit.

Elle braque un revolver sur le Persan.

— Ramenez la grille, ordonne-t-elle, ou je vous brûle, mon bon monsieur.

Son accent très résolu indique qu’elle frappera sans pitié, si elle n’est pas obéie.

Aussi Ahmed courbe la tête, il manœuvre le levier mouvant la grille séparative des deux parties de la courette. Et la rangée des barreaux de fer sort du mur, opérant en sens inverse la manœuvre effectuée tout à l’heure. L’obstacle a repris sa place, au moment où les lions, remis de leur premier effroi, bondissent en avant, pour saisir la proie qui leur échappe.

Trop tard. Leur élan se brise sur le rempart de métal.

— Le buffet est fermé, clame Emmie, dont rien ne saurait altérer la gaieté.

Et son revolver se tendant encore vers Ahmed véritablement annihilé par la tournure inattendue des événements :

— Monsieur le concierge, raille-t-elle, veuillez donc ouvrir la porte qui permettra à mon amie de quitter la cour où elle s’ennuie.

Son arme, agitée de petites oscillations très inquiétantes, elle achève avec cet inimitable accent de petite Parisienne :

— Cordon, s’il vous plaît

Résister est impossible.

Ahmed pèse sur le levier qui commande l’ouverture de l’entrée de la courette.

La porte des galeries tourne sur ses gonds avec un bruissement léger.

— À la bonne heure, reprend la fillette… À présent, suivez-moi. Et ne faites pas le méchant, cela compliquerait vos explications au consul de France auquel je vous ai signalé.

Mais elle s’interrompt soudain, pour s’écrier d’une voix angoissée :

Mlle Sika se trouve mal.

C’était vrai. Les multiples émotions de la journée avaient mené la captive au bout de ses nerfs. Sauvée maintenant, elle s’était évanouie et fût tombée sur le sol, si Marcel ne s’était précipité pour la recevoir dans ses bras. Chargé du doux fardeau, il s’élança par la porte ouverte à présent, suivit les détours des galeries du sous-sol, et parvint enfin au haut de l’escalier, au moment où le général, Midoulet, Emmie y arrivaient de leur côté par les salles du rez-de-chaussée.

Uko se pencha sur sa fille, baisa son front pâli, et avec une douceur infinie :

— Sika ! murmura-t-il avec des larmes dans la voix, ma petite fille aimée, mon enfant chérie !

Il lui parlait comme à un tout petit enfant ; toutes les tendresses, oubliées de son cœur paternel, renaissaient en présence de la jeune fille privée de sentiment.

Mais Emmie ne perdait pas la tête pour si peu. Elle entraînait Marcel dans une salle du palais, lui faisait déposer la Japonaise sur un divan, appelait les femmes de la médressé, leur donnait ses instructions. Toutes, dominées par la gamine si différente d’elles-mêmes, prodiguèrent des soins à la malade. Elles riaient du désordre qui les conduisait à montrer à des étrangers leur visage ordinairement voilé, et cette infraction au protocole des palais féminins les amusait énormément.

Sous, l’action de parfums aux arômes violents, Sika revint à elle. Lentement, elle ouvrit les paupières. Ses regards semblèrent chercher. Enfin, elle aperçut Tibérade qui s’était éloigné de quelques pas. Aussitôt son visage s’éclaira. D’un signe éloquent, elle l’invita à se rapprocher, et le jeune homme ayant obéi, elle lui prit les mains qu’elle appuya sur son cœur, tout en balbutiant d’un organe tremblé :

— Merci, monsieur Marcel. Merci au ciel qui a permis que je fusse sauvé par vous.

— Mais, mademoiselle, bredouilla Tibérade, bouleversé par cette explosion de reconnaissance, ce que j’ai fait, tout autre l’eût fait à ma place ! Rien de plus naturel…

Elle eut un sourire extasié ; ses yeux semblèrent distiller des rayons :

— Vous trouvez naturel de sauter dans une fosse aux lions ?

Il bredouilla, modeste et hors de lui-même :

— Naturel, mais oui, mademoiselle, naturel et pas héroïque du tout !

Le sourire voltigea sur les lèvres roses de Sika :

— Je vous crois, vous le savez, seulement il faut me prouver cela.

— De suite… Si ces vilaines bêtes vous avaient tuée, je n’aurais plus eu la force de vivre, je le savais… Alors j’ai sauvé ma vie en ayant l’air de sauver la vôtre… Vous voyez que ce n’est pas d’un dévouement extraordinaire.

Il s’évertuait à se dénigrer, avec l’impression lancinante que lui, pauvre hère, devait dissimuler sa tendresse pour la riche héritière.

Deux larmes roulèrent sur les joues de la blonde Japonaise. Elle regarda le général, et d’un accent fait de prière, d’affection, caresse d’une volonté aimante :

— Père ! dit-elle, tu entends ?

— Oui, ma chérie, et même je comprends ce que j’entends…

Il y avait une tendre ironie dans ses paroles. Oh ! Il les expliqua de suite en attirant Tibérade sur sa poitrine, et l’y serrant à l’étouffer.

— En me conservant ma Sika, monsieur Tibérade, vous m’êtes devenu cher comme un fils.

— Un fils ! répéta le jeune homme d’une voix étranglée, comme si la respiration lui manquait.

— Est-ce que l’appellation vous déplairait ? demanda le général de plus en plus railleur.

— Oh ! non, protesta Marcel avec ferveur, non ; mais je ne me crois pas digne…

— La vie de Sika appartient à qui l’a conservée. Cette enfant pense ainsi, et j’estime qu’elle a raison. Donc, à moins que vous éprouviez de l’éloignement pour elle, ne discutez plus et embrassez votre fiancée.

Discuter. Certes Tibérade ne le désirait pas. Il s’agenouilla auprès du divan sur lequel était étendue Sika et fondit en larmes en pressant sur ses lèvres une petite main qui s’abandonnait.

À ce moment, Emmie, qui avait disparu depuis quelques minutes, accourut, tenant à la main un paquet soigneusement enveloppé d’un papier fort et ficelé avec un soin méticuleux.

— Mes amis, dit-elle, plus rien ne nous retient ici. J’ai enfermé le fameux prince dans une chambre, que gardent des soldats envoyés par le consul de France. On l’interrogera plus tard, et sans doute l’affaire se terminera par sa condamnation à une amende… salée, au bénéfice des pauvres de Bassorah. Donc, en route… Je suis certaine que Sika respirera mieux hors de ce palais où elle a eu si peur.

La proposition ne pouvait soulever d’objection.

Tous se dirigèrent sans retard vers la sortie, sans écouter les lamentations de Midoulet, lequel exprimait son regret de n’avoir pas tué une des « descentes de lit » qu’il avait tenu à si bonne portée.

C’était ainsi qu’il désignait les lions.

Un ouf ! de satisfaction bourdonna sur toutes les lèvres, quand les voyageurs laissèrent en arrière la porte monumentale du palais d’Ahmed.

Un quart d’heure de marche, à travers les rues étroites et encombrées de la cité, les conduisait au caravansérail des Turbans-Verts, situé en bordure de l’Euphrate, et où les amis de Sika obtinrent sans peine la location d’un petit pavillon ayant vue sur le fleuve et le débarcadère où les sauveurs avaient abordé quelques heures plus tôt.

Un caravansérail est à un hôtel de nos pays ce qu’un faubourg est à une maison. Celui des Turbans-Verts bourdonne ainsi qu’une ruche autour des amis de Sika. Avec la jeune fille, ils ont gagné les chambres mises à leur disposition.

Par une fenêtre sans châssis, le climat rendant inutile une fermeture hermétique, ils aperçoivent une courette entourée de constructions basses, semblables à celle où ils se trouvent en ce moment.

Des ruelles étroites se coulent entre les bâtiments, rejoignant d’autres cours, d’autres pavillons, dont l’ensemble forme le caravansérail.

Et tout là-bas, à travers la baie d’une porte à l’arceau grandiose, enjolivé de faïences multicolores, se montre la nappe étincelante de l’Euphrate.

Tous se sont réunis dans la chambre du général, lequel s’agite, s’empresse en un besoin irrésistible de s’occuper de sa fille enfin reconquise. Il parle, en proie à une gaieté nerveuse qui tranche avec sa gravité habituelle.

— Sika ! Tu as besoin de te rafraîchir, ma chérie… Et vous aussi, Tibérade… Vous avez partagé le lion, il faut partager la limonade, n’est-ce pas, ma Sika ?

— J’ai pensé comme vous, général, intervint Midoulet. On va apporter une collation que j’ai pris la liberté de commander.

Les émotions, surtout lorsqu’elles sont heureuses, ouvrent l’appétit, car à l’annonce du lunch, tous les yeux brillent.

Emmie même, plus expansive, agite les mâchoires de façon expressive.

À l’instant d’ailleurs, deux serviteurs entrent : une petite hindou, aux cheveux noir bleu, au teint bistré, et un grand diable de ramousi (peuplade hindoue), coiffé au turban jaune. Ils sont chargés d’une longue planchette, analogue aux planches à repasser, et sur laquelle ils portent en équilibre des récipients et des mets variés : altermyan ou ragoût national de Bassorah, gâteaux, confitures, flacons-alcarazas de limonade, etc.

Chacun s’empresse de prendre place autour de la planchette, que les domestiques ont posée sur deux chaises ainsi que sur des tréteaux. Personne, en Orient, ne fait attention au « négligé » du service. Les voyageurs ne remarquent même pas les serviteurs dont les regards ne les quittent pas. Sans cela peut-être, s’étonneraient-ils de constater que la brune hindoue les observe avec des yeux, à l’iris d’un bleu tendre que l’Inde ne doit pas produire souvent.

Et puis, cette fille de couleur adresse un signe bizarre à son compagnon ramousi. Tous deux sortent sans bruit par la porte accédant au couloir de service.

Sans doute, ils s’éloignent en marchant avec les mêmes précautions, car la porte refermée, aucun son ne trahit leurs mouvements le long du couloir.

Mais les touristes n’observent pas à cette heure.

Ils ont faim ; ils s’attablent, si l’on peut employer ce mot.

Pourtant Emmie, si affamée tout à l’heure, demeure dans le fond de la salle, extrêmement occupée à développer le paquet mystérieux, qu’elle emporta lorsqu’elle quitta le palais du Persan Ahmed.

— Que fais-tu donc ? questionna Tibérade étonné du peu d’empressement de sa petite cousine.

— Tu le sauras, cousin, ne t’impatiente pas.

D’un bond, la fillette fut auprès de ses compagnons. Elle cachait derrière son dos un objet qu’elle venait de tirer du paquet.

— En vérité, plaisanta la petite Parisienne, on peut dire que les lions vous ont métamorphosés. Vous, général, je le conçois. Le souci du salut de Sika effaçait tout le reste de votre esprit. Mais M. Midoulet, lui, a manqué à son devoir professionnel.

— Moi, clama l’agent ahuri, j’ai manqué… ?

— Parfaitement, monsieur Midoulet.

— En quoi, s’il vous plaît. Ma parole, je vous serais obligé de me l’apprendre.

— En ceci, que l’objet, pour lequel vous pérégrinez aux frais du service des Renseignements, n’a pas paru vous manquer du tout.

Un grand silence suivit. Ce brusque rappel du signe diplomatique avait secoué tous les assistants.

Uko s’était dressé ; l’agent l’imita. Tous deux se défièrent du regard.

— Rasseyez-vous donc, messieurs, prononça gravement la fillette… Moi, je n’ai jamais perdu de vue l’objet en question, et je crois le moment venu de vous le prouver.

D’un mouvement rapide, elle ramena ses mains en avant… Tous eurent un cri. Ces mains tenaient par la ceinture le vêtement gris fer.

— Ce message du diable ! murmurèrent les voyageurs sur des tons divers, inquiets ou menaçants.

Puis le Japonais et l’agent firent un pas en avant.

— Donnez-le-moi, s’écria Uko.

— Pardon, après moi, s’il en reste, gronda l’agent aussi calme que si rien d’anormal ne se passait, Emmie les arrêta du geste :

— Messieurs, vos désirs semblent en opposition. M. le général souhaite conserver ce souvenir de son souverain. M. Midoulet voudrait que, selon une promesse, faite par moi, je le reconnais, ledit souvenir lui fût remis. Comment contenter tout le monde à la fois ?

Et comme tous, effarés par cet exorde, se taisaient, l’espiègle poursuivit :

— Eh bien, moi, je le sais. Ne vous fatiguez pas les méninges. Je ne vous cacherai rien. Voici la combinaison. Ce couvre-jambes m’appartient, car, en vertu de l’axiome de droit : Res delicta, res vulgata (j’ai appris cela jadis en passant devant la faculté de droit), une chose abandonnée appartient à qui s’en empare. J’en suis donc propriétaire sans contestation possible, moi qui l’ai enlevé aux Arabes, lesquels l’avaient eux-mêmes ramassé, totalement abandonné dans le désert. Tout cela est-il conforme à la vérité ?

— Absolument !

L’adverbe fut lancé par Tibérade. Le jeune homme pressentant que sa petite cousine mettait en scène une de ces idées fantaisistes, toujours heureuses, dont elle avait donné tant d’échantillons depuis leur départ de Paris, il tentait de l’aider à tout hasard.

D’un coup d’œil, elle lui indiqua qu’elle appréciait sa marque de confiance et qu’elle lui en savait gré, puis elle poursuivit lentement :

— Ceci posé, j’arrive à ma solution. Je vais confier mon trophée à M. Midoulet…

— Jamais, rugit le Japonais.

— Toujours, riposta ragent tirant à demi son revolver.

Mais devant ce geste autoritaire, Emmie, Marcel, Sika s’interposèrent.

— Il en sera comme j’ai décidé, reprit la fillette. M. Midoulet examinera le vêtement tout à son aise. Après quoi, il le rendra honnêtement à M. le général.

— Je m’y oppose, rugit ce dernier d’une voix éclatante, tandis que l’agent meuglait furieusement :

— Moi, j’accepte ! J’accepte.

Gentiment, Emmie se tourna vers Uko.

— Je vous en prie, général ; voyons, vous êtes persuadé, comme nous tous, que l’ajustement dont nous sommes embarrassés ne contient aucun document. Permettez à M. Midoulet d’arriver à la même conviction. Nous perdrons ainsi un adversaire redoutable et nous gagnerons un ami.

Qu’y avait-il dans l’accent de la pétulante créature qui impressionna ses auditeurs ? Mystère ! Toujours est-il que le général ne protesta plus et qu’elle tendit le pantalon gris fer à l’agent du service des Renseignements.

Celui-ci eut un véritable rugissement de joie. Il brandit triomphalement le fétiche de drap, qui l’avait si follement fait courir de Paris à Bassorah, et exultant, extasié, épanoui, il clama :

— Enfin ! Je l’ai, cette fois. Je vais donc pouvoir me renseigner sur les projets du mikado, si toutefois ce monarque en a réellement.

Le doute, contenu dans ce dernier membre de phrase, décelait le trouble de l’agent, en présence du consentement tacite de l’ambassadeur extraordinaire.

Néanmoins, sa voix était haletante. On eût cru que, sous l’empire de l’émotion, le souffle lui faisait défaut.

— J’essaierai tous les réactifs, fit-il encore, tous. Il s’agit de faire jaillir la lumière de ce morceau de drap, de le transformer en phare politique…

Je serai le traducteur du phare. Et avec un geste lyrique, abandonnant la table, il se précipita au dehors et gagna sa chambre particulière.

Tibérade, Sika, le général s’entre-regardèrent, comme s’ils se demandaient ce que signifiait l’incident.

Sur leurs visages se lisait l’étonnement. Ils ne s’expliquaient évidemment pas ce qui venait de se produire sous leurs yeux, avec leur agrément.

Ceci surtout les bouleversait…

Ils ne comprenaient pas qu’ils eussent laissé Emmie agir à sa guise, de façon si contraire au devoir de l’ambassadeur japonais.

Et l’émoi de tous leur parut résonner dans les paroles que le père de Sika balbutia d’une voix assourdie, comme lointaine :

— Emmie, pourquoi m’avez-vous trahi ?

À leur grande surprise, la fillette éclata de rire.

— Ah ! bon, plaisanta-t-elle en dominant avec effort son hilarité. Vous croyez que je vais me laisser bombarder de grands mots bien insolents.

Et le Japonais, secouant tristement la tête, disait avec une résignation mélancolique qui ne manquait pas de grandeur :

— Je n’emploierai pas ces mots avec vous. Je me souviens que, grâce à vous, nous avons sauvé ma fille bien aimée. Je ne vous accuserai donc pas. Laissez-moi seulement déplorer d’être déshonoré comme diplomate.

— Oh ! déshonoré, fit la cousine de Marcel avec une légèreté stupéfiante, en voilà une idée !

— Vous ne comprenez donc pas que ce dépôt, confié à mon honneur…

— Ne devrait vous être arraché qu’avec la vie, plaisanta la gamine.

— Vous l’avez dit ; je ne puis plus vivre dès l’instant où je me le suis laissé dérober.

— Oh ! père ! gémit Sika, terrifiée par la sombre déclaration, père chéri, ne répète pas ces choses lugubres qui me rendent folle. Toi, mourir… Que deviendrais-je ? Crois-tu que je consentirais à vivre sans t’avoir près de moi ?

Soudain l’organe de Tibérade s’éleva :

— Mademoiselle, général, je vous en conjure, ne vous abandonnez pas aux rêveries tragiques… Je connais ma petite cousine… Ses yeux rient. Donc l’aventure ne doit pas être aussi dramatique que vous vous le figurez.

Et les Japonais levant la tête, considérant Emmie avec une interrogation anxieuse de tout leur être, la fillette s’abandonna à un rire fou, réussissant à peine à prononcer, parmi les fusées de son inexplicable gaieté :

— Certainement, Marcel ne me croit ni bête, ni méchante. Il a raison… Voyons, vous vous êtes figuré que je voulais votre trépas ! Oh ! j’ai grande envie de ne pas vous pardonner. Sika, surtout, est coupable. Elle devrait pourtant bien savoir que je lui suis amie… comme une sœur.

D’un saut, la capricieuse gamine atteignit la blonde Japonaise, l’enlaça, effaça d’un baiser la rougeur amenée par sa mercuriale, puis, preste comme une petite souris, elle se rua vers l’escabeau, sur lequel s’apercevait le papier fort dont elle avait extrait le pantalon confié à Midoulet un instant plus tôt.

Elle tournait le dos à ses compagnons, qui se demandaient à quelle manœuvre nouvelle elle s’allait livrer. Et tout d’une pièce, elle leur fit face, présentant au bout de ses bras tendus un objet dont la couleur les fit sursauter.

L’objet était de drap gris fer.

Seulement, s’il rappelait ainsi le message du mikado, sa forme l’en différenciait absolument. C’était un pantalon sans jambes… On eût cru voir un simple caleçon de bains.

De telle sorte que le général murmura :

— Qu’est-ce que cela, par Bouddha ?

— Ceci, mon général, riposta Emmie toujours joyeuse, ceci est le véritable pantalon de M. le Mikado.

— Diable ! Il n’a pas grandi en voyage, s’exclama Tibérade faisant allusion à l’absence des jambes.

— Nécessités de la défense, riposta gravement la fillette.

Puis, vite, pressant son débit :

— Ne m’interrompez pas, sans cela nous n’en sortirons jamais. Je vous explique. Quand j’ai eu filé avec le pantalon, j’ai pensé : « Le nommé Midoulet est un finaud. Malgré toutes les précautions, il est capable de rejoindre mes amis. Et alors, le jour où je me réunirai à eux, il voudra à toute force que, selon ma promesse, je lui remette l’embarrassant message impérial. Or, il l’a vu. Il connaît son apparence. Pas moyen de l’induire en erreur sur la nature de la marchandise. C’était terrible, n’est-ce pas ?

— Alors ?

— Alors il s’agissait de trouver un moyen de lui donner satisfaction tout en ne le satisfaisant pas. Très simple le problème sous son apparence compliquée. Arrivée à Bassorah, très en avance sur vous, je me rendis tout droit chez un tailleur de la ville. Les artisans ont ici une habileté d’imitation vraiment admirable. En vingt-quatre heures, ce brave homme m’a confectionné un frère jumeau du pantalon du très noble mikado ; jumeau à ce point que je n’aurais pu les distinguer l’un de l’autre, si je n’avais pris soin d’apporter une petite retouche au véritable, retouche qui eut pour effet de lui donner l’aspect que vous voyez.

Elle balançait la façon de caleçon servant à la démonstration de ce récit.

— Une petite, répétèrent les assistants, vous appelez, petite retouche, couper les Jambes…

— L’amputation est sans douleur pour un patient de cette espèce, répliqua la fillette sans s’émouvoir, et toujours souriante :

« Je n’en finirai jamais si vous m’arrêtez sans cesse. Elle tendit le caleçon de drap gris à Tibérade.

— Tiens, cousin, tu le porteras désormais. Recouvert de ton « inexpressible » à jambes, nul ne soupçonnera le subterfuge ; ainsi nous, Sika et moi, infortunées jeunes filles, n’aurons plus à affronter le danger de porter culotte.

Sa liberté d’esprit stupéfiait ses interlocuteurs. Le général voulut encore discuter.

— Mais, bredouilla-t-il d’une voix empreinte de soudaine timidité, le vêtement formait un tout indivisible. Nous ignorons si les jambes ou le corps, ou tous deux, ne constituent pas le signe dont le sens instruira le destinataire.

— Très juste.

— Je sais bien que cela est juste. Aussi, je vous prie de me dire ce que vous avez cru devoir faire des jambes ?

D’un même mouvement, Sika et Marcel se rapprochèrent, marquant par ce mouvement l’intérêt qu’ils reconnaissaient à la question du Japonais.

— Oui, qu’en as-tu fait ? répéta Tibérade.

— Ne te frappe pas, cousin, railla l’espiègle, j’en ai fait des brassards.

— Des brassards ? redirent les auditeurs ahuris.

— Mais oui. Dissimuler le pantalon entier, ce n’était commode pour personne. Tandis que, maintenant, à toi le caleçon, cousin Marcel ; à moi les jambes… Nous serons un pantalon en deux personnes, et les Midoulets de toute nationalité ne soupçonneront pas que nous faisons cette chose pas ordinaire d’être deux dans un même vêtement.

Elle riait de si grand cœur que sa gaieté gagna ses amis.

D’un geste rapide, elle retroussa les manches du manteau de soie blanche dont elle était couverte, présentant ses bras emprisonnés dans des bandeaux de drap gris fer.

— Regardez, fit-elle. Ça n’est pas précisément ajusté. Mais enfin, tel quel, cela serait tout à fait confortable dans les contrées froides. Ici, cela à un petit inconvénient, c’est très chaud. Mais, bah ! un peu plus, un peu moins… Je ne fondrai jamais complètement.

Une fois de plus, les qualités de décision, de bon sens de la jeune fille se révélaient à ses compagnons de voyage.

Elle disait vrai. Il ne viendrait à la pensée de personne de supposer le port original d’un seul pantalon par deux individualités.

Et ma foi, elle passa des bras de Tibérade dans ceux du général, pour être enfin étreinte par Sika, réellement enthousiasmée par les ressources inépuisables de l’esprit de la petite Parisienne.

Tous s’abandonnaient à la joie des effusions, quand des coups redoublés, ébranlant la porte, les firent sursauter avec l’inquiétude de gens pour qui tout imprévu peut apporter une menace.

— Qu’est-ce encore ?

La question tombe de leurs lèvres. La réponse se présente aussitôt sous la forme d’un serviteur, que démasque le battant en tournant sur ses gonds.

— Que veux-tu ? interroge Uko d’un ton rogue.

Le Japonais est furieux que le drôle lui ait causé une impression désagréable.

L’autre s’incline jusqu’à terre. Un peu plus, il se prosternerait.

— Aux sahibs honorés, je venais apporter une grave nouvelle.

— Quelle nouvelle ? Parle !

— Eh bien, le sahib qui accompagne les sahibs et qui est actuellement dans sa chambre…

— Achève donc… Qu’a-t-il le sahib ?

L’hésitation du domestique s’accusa davantage, sa voix sonna indécise :

— Est-ce que les sahibs ne se sont jamais aperçus que son esprit voyage ?

La locution persane qui exprime la folie n’est pas connue des voyageurs. Ils considèrent l’homme avec égarement.

— Voyage… ; pourquoi, voyage ?

Et l’interpellé frissonne en expliquant :

— Allah reprend parfois l’esprit qu’il a donné à l’homme, afin de le charger de ses courses dans l’infini.

Uko s’énerve, mais la légende de l’Islam l’a mis sur la voie :

— Tu veux dire que notre compagnon est fou.

— Si ta Noblesse le permet, telle est, en effet, mon intention.

— Et d’où te vient cette pensée ?

— Je vais le dire aux sahibs, en leur recommandant de se tenir sur leurs gardes, car leur ami doit être un fou dangereux.

— Dangereux maintenant ! Mais qu’a-t-il fait pour être jugé ainsi ?

Le Bassoranite s’incline encore, et l’échine courbée, il susurre :

— Il a demandé un baquet plein d’eau.

— Bon… Un homme sain d’esprit peut aller jusque-là, souligne Emmie qui conserve son imperturbable gaieté.

— Je pense comme la noble jeune dame, psalmodie dévotieusement le serviteur, et je ne me serais pas permis de troubler les hôtes illustres du caravansérail s’il n’y avait que cela.

— Qu’y a-vu de plus ? C’est à mourir d’être livré à un bavard pareil.

— Je parle. Il a demandé un baquet. Puis il a installé autour de lui une armée de petites fioles emplies d’eaux de couleurs diverses. Il les vide une à une sur un pantalon gris, en ayant soin d’étaler le liquide avec une brosse… Après chaque flacon vidé, il lave le vêtement dans le baquet, puis il recommence en roulant des yeux furibonds, avec des grands gestes de menace.

Un éclat de rire salua le récit de l’indigène.

Les voyageurs comprenaient, Midoulet était en train de soumettre le vêtement a l’action des réactifs variés susceptibles de révéler toute encre sympathique.

Et leur joie était d’autant plus grande que l’agent, recommençant sans se lasser, il leur était péremptoirement démontré qu’il n’avait pas découvert la supercherie.

Le serviteur les regarda, éperdu, puis avec une nuance de reproche :

— Les sahibs d’Europe sont braves… Ils se rient du danger. N’empêche que leur ami lave le pantalon pour la onzième fois, et que tout le caravansérail est dans l’épouvante. !

Sur quoi, il sortit dignement, tandis que ses auditeurs, renversés sur leurs sièges, s’abandonnaient à une incoercible hilarité.