Éditions Jules Tallandier (p. 390-408).


CHAPITRE XI

Poste de sans fil


— Mistress Clark !

— Que veut encore cette insupportable miss Blick ?

Les deux femmes se regardèrent de façon agressive. Toutes deux portaient corsage et jupe blancs, avec, sur les manches, des foudres bleues brodées, ce qui indiquait qu’elles appartenaient à l’administration des télégraphes britanniques.

Elles se considéraient avec des yeux hostiles. L’une, mistress Clark, courte, ronde, ramassée, la chevelure rare, d’un ton jaune paille, ramassée en un chignon besoigneux ; l’autre, miss Blick, plus haute de taille, mais anguleuse, maigre, osseuse, ornée de pieds et de mains de si généreuse dimension, que l’humoriste Marc Twain eût pu les désigner comme démonstration de son aphorisme célèbre :

« Dans sa justice immanente, la nature avait primitivement attribué, à chaque être humain, une égale quantité de matière cosmique, pour en façonner des supports ou pieds et des antennes tactiles ou mains.

« Par malheur, le service d’ordre fut sans doute mal fait (toujours l’indolence des services publics !) au moment de la répartition ; si bien que certains avec l’avidité qui caractérise l’espèce humaine, s’approprièrent plusieurs rations pédestres et manusesques.

« Les derniers trouvèrent les rayons vides. Ceci explique la présence des culs-de-jatte dans la société.

« L’Académie de Baltimore rêve actuellement sur le rapport que je lui ai soumis à ce sujet. Je pense qu’elle se rangera à mon avis, qui, en toute modestie, jette un jour éclatant sur certaines inégalités sociales. »

Une seule beauté, chez miss Blick : ses cheveux fauves, luxuriants, auréolant sa face maigre d’un diadème opulent d’or rouge.

Elle tendit vers le ciel ses bras décharnés, en un geste emprunté au télégraphe Chappe, et psalmodia :

— Insupportable ! Voilà tout ce que vous trouvez à dire, mistress Clark.

— J’exprime ma pensée, riposta celle-ci.

— Oh ! Je ne discute pas le mot. Je reconnais que je peux vous sembler insupportable, puisque vous me paraissez l’être davantage. Seulement je trouve que vous employez un moyen méprisable de vous dérober à la réponse que je sollicite.

— Méprisable ! glapit la grosse personne. Ah ! prenez garde, la boxe anglaise n’a pas de secrets pour moi, et d’un coup de poing bien décoché, je ferais votre nez gros comme une citrouille…

— Dont vous avez la ligne esthétique si suave, mistress. Vous savez, moi, je pratique le jiu-jitsu japonais ; je vous tordrais dans mes mains comme un négligeable peloton de ficelle.

Les deux télégraphistes se mesuraient du regard. Cependant, douées de la rectitude de jugement qui fait la force de la race anglaise, elles se dirent sans doute que boxe contre jiu-jitsu ne pouvait que produire des résultats désobligeants pour leurs charmes aussi leurs voix se firent-elles moins acides ; leur attitude devint plus conciliante.

— Enfin, soit, reprit la ronde Clark, je vous excuse. Que me racontiez-vous ?

— D’abord, je pratique, à l’égard de votre rotondité, le pardon des injures préconisé par la sainte Bible. Puis, je répète, ma question, bien qu’elle soit inutile maintenant, l’objet qui m’intriguait au nord-est s’est rapproché, et je distingue parfaitement que c’est un aéroplane.

— Un aéro à Aden, vous riez contre moi, détestable Blick.

— Regardez le ciel, pesante Clark, au lieu de tarabuster la douce créature que je suis.

Si autoritaire fut le geste de miss, pointant son bras vers le ciel ainsi qu’un épieu, que son interlocutrice obéit à l’injonction.

Elle regarda et, stupéfaite :

— Pour une fois, vous avez raison. Jamais je n’aurais cru que cela se pourrait produire. C’est bien un aéroplane… Et même il descend…

— En vol plané, ma chère.

— Oui, ma chère. Il atterrira tout près de la Tour Carrée.

Les deux femmes étaient préposées à l’antenne de la tour, que les aviateurs avaient remarquée du haut de l’atmosphère. Elles se taisaient à présent, tout au spectacle du grand oiseau blanc se dessinant sur le fond d’azur et grossissant à vue d’œil.

Bientôt, il n’y eut plus de doute.

L’aéroplane tendait à atterrir sur un large espace dénudé, qui s’étendait à cent cinquante mètres environ de la tour supportant d’antenne du sans fil.

La surprise les clouait sur place.

Cela se conçoit. Dans l’enclave d’Aden, on n’a guère l’occasion d’assister aux évolutions des légers navires de l’air, si familiers aux Européens.

Cependant, l’appareil descendait toujours. Il plana à cent mètres, à cinquante, à vingt, à dix… et enfin se posa doucement sur le sol.

Presque aussitôt, Clark et Blick, avec un ensemble inaccoutumé, s’écrièrent :

— Que de passagers !

— Étonnant, gloussa miss Blick ; les revues prétendent que ces véhicules transportent seulement un ou deux voyageurs ; et il en descend autant que d’un train du railway.

— Oh ! un train très petit, corrigea l’opulente mistress Clark, car ils sont au nombre de six en tout.

En effet, mistress Lydia Honeymoon et Pierre Cruisacq mettaient pied à terre et aidaient leurs… prisonniers à en faire autant.

Soudain, mistress Clark eut un cri, auquel miss Blick répondit par un autre cri.

— Que font-ils donc ; ils se battent ?

— Ils se battent positivement.

Dans l’ampleur de leur émotion, elles ne semblèrent pas même remarquer qu’un fait incroyable se produisait pour la seconde fois depuis dix minutes. Elles étaient du même avis.

Au surplus, les gestes des passagers débarqués de l’aéroplane n’eussent pu être interprétés différemment, sans une insigne mauvaise foi, ou bien une aberration du jugement.

Or, nous l’avons dit, les télégraphistes jouissaient de la pondération anglo-saxonne.

— Il en est deux que les autres traitent comme des prisonniers.

Les organes acides des employées se confondirent dans cette remarque.

Elles en arrivaient à parler en chœur, dans une subite, insolite et touchante entente.

Au demeurant, elles jugeaient sainement la situation.

À peine débarqués, Marcel et ses amis japonais s’étaient rués à l’improviste sur leurs geôliers, les avaient terrassés et ligotés.

Que signifiait cela ?

Cela, c’était la continuation de l’idée éclose dans la cervelle fertile d’Emmie, et dont le coup de revolver, qui avait brisé l’hélice de l’aéroplane, n’était que la première manifestation.

Tandis que l’appareil descendait vers le sol, alors que tous, angoissés par la pensée de la chute possible, oubliaient leur antagonisme, la gamine avait murmuré quelques mots rapides à l’oreille de ses compagnons.

Une stupeur avait figé les traits de ces derniers ; puis, nonobstant l’atmosphère d’épouvante pesant sur tous, leurs traits s’étaient contractés dans un sourire, manifestation inconsciente d’une formidable gaieté.

De fait, l’imagination offrait à la fois un caractère logique et baroque, dont seuls sont capables les originaires de la ville de lumière et d’ombre, de labeur puissant et de plaisir excessif, de grandeur et de petitesse, de la cité prodigieuse qui est elle-même et qui est l’univers, de Paris enfin.

Cependant, mistress Lydia et Pierre, réduits à l’impuissance, Emmie saisit la fille du général par la main, et l’entraîna en courant vers les télégraphistes anglaises, totalement médusées par l’incompréhensible spectacle offert à leurs yeux effarés.

En quelques bonds, les jeunes filles furent auprès des Anglo-Saxonnes, et Sika, qui possédait admirablement la langue de Shakespeare, agrémentée d’un accent impeccable, héritage atavique de sa maman britannique, répéta docilement la leçon que sa jeune amie lui avait soufflée durant la course.

— Bonjour, ladies, bonjour.

Appeler lady une personne de condition inférieure est un sûr moyen de s’en faire une amie, au pays anglais. Les interpellées se rengorgèrent de comique façon. Une fois de plus se vérifiait notre vieux proverbe :

« On ne prend pas les mouches avec du vinaigre. »

— Ladies, reprit Sika récidivant son insidieuse flatterie, nous sommes agents du Service d’informations extérieures de l’Amirauté. (Les employées saluèrent tout d’une pièce.) Nous avons capturé deux personnages louches, ayant des accointances avec le gouvernement japonais. (Les préposées au sans fil s’inclinèrent derechef.) Nous les amenions à M. le gouverneur d’Aden à fin d’interrogatoire (troisième salut), quand une avarie du moteur nous a contraints de regagner le sol, ainsi que vous l’avez pu voir.

— Et alors vous désirez ? demandèrent les Anglaises, se trouvant encore d’accord.

— Nous supposons que vous êtes attachées au télégraphe.

— Sans aucun doute ; nous y sommes seules, ce n’est pas folâtre, allez. Vivre deux jours sur quatre dans la Tour Carrée, au milieu d’un plateau calciné par le soleil. Ah ! combien l’on regrette ici l’humide et verte campagne d’Angleterre !

La communauté des souvenirs eût entraîné Clark et Blick dans un torrent d’éloquence, si la petite Parisienne n’avait jugé opportun d’opposer un barrage.

— Deux jours sur quatre, avez-vous dit ?

— Oui. Deux équipes. Nous nous relayons de deux jours en deux jours.

— Et vous avez pris le service ?

— Aujourd’hui à midi. Les télégraphistes répondaient sans hésiter, heureuses de rencontrer, dans ce désert, des personnes avec qui causer. Les gens, qui n’ont pas pratiqué les solitudes, ne sauraient comprendre quelle épouvante a la langue d’être paralysée par la rouille. Cet organe, le meilleur et le pire qui soit dans l’homme au dire d’Ésope, arrive à se mouvoir pour le plaisir de s’agiter, sans avoir besoin que ses paroles soient recueillies par un pavillon auriculaire ami.

Chacun a connu des gens accoutumés à deviser tout seuls.

Cependant, quelle que fût leur satisfaction, les interlocutrices des voyageuses démontrèrent la rectitude de leur jugement en questionnant :

— Que pouvons-nous pour votre service ?

Avec une modestie très bien jouée, Emmie murmura :

— Vous pourriez beaucoup, si vous le vouliez.

— Nous voulons, firent-elles en même temps.

Elles se considérèrent, étonnées de ne plus se trouver en contradiction. Vraisemblablement, l’entente cordiale leur sembla présenter quelque agrément, car elles répétèrent avec feu :

— Nous voulons.

— Alors, continua doucement la fillette, voici. Nous avons failli tomber de deux mille mètres…

Les Anglaises bredouillèrent :

— Émotion sensationnelle !

— Très sensationnelle, approuva la cousine de Marcel ; sensationnelle à ce point qu’elle nous a coupé bras et jambes, et que nous nous sentons incapables de marcher jusqu’à Aden.

L’affirmation était audacieuse de la part de jeunes personnes qui, un instant plus tôt, traversaient le plateau au grand galop ; mais il ne vint à l’esprit d’aucune des employées de relever la contradiction. Au contraire, elles affirmèrent :

— Nous comprenons très bien cette chose.

— Votre gracieuseté me met à l’aise, susurra la gamine d’un ton pénétré. Vous nous rendriez un service, que nous serions heureuses de signaler au gouvernement, si vous nous accordiez l’hospitalité pour cette nuit. Demain matin, nous nous rendrions à Aden, auprès du gouverneur, qui n’ignorerait rien.

Des fonctionnaires auxquelles on promet qu’il sera parlé d’elles à leurs supérieurs, cela développe chez elles des mirages d’avancement, de gratifications. Clark et Blick ne furent pas surprises d’exprimer une pensée identique.

— La Tour Carrée sera honorée d’abriter d’aussi illustres voyageurs.

Sika et Emmie demeurèrent impassibles malgré la forme burlesque de l’invitation ; seulement la Parisienne interrogea encore :

— Il y a bien une salle où enfermer nos prisonniers ?

— Une cave, miss, une cave dont les murs ont un mètre d’épaisseur et que ferme une porte bardée de fer.

Emmie se frotta les paumes.

— Ils y seront comme des coqs en pâte.

Et souriante, pressant les mains des télégraphistes avec une effusion communicative :

— J’amène les prisonniers… Le gouverneur saura quelle aide précieuse vous nous aurez donnée.

Cette promesse répétée sembla faire pousser des ailes aux dames du sans fil ; elles bondirent vers la tour en criant de voix faussées par l’excès de leur enthousiasme :

— On prépare la cave.

Emmie regarda Sika. Toutes deux eurent un sourire, puis le joli visage de la Japonaise se rembrunit.

— Cela va très bien jusqu’à présent ; mais tout à l’heure, nos prisonniers que nous ne pouvons bâillonner sous peine d’éveiller les soupçons, tout à l’heure, parleront ; ils diront la vérité et…

— Et nos dignes associées du télégraphe les accuseront de mensonge.

— Ah ! si cela pouvait être !

— Cela sera… Je m’en charge.

Sika se tourna vers la gamine pour solliciter une explication ; mais déjà sa remuante compagne se dirigeait à grands pas vers l’endroit, où Tibérade et le général gardaient Pierre et Lydia, tout penauds de leur brusque revirement de fortune.

Aux questions de ses amis la Parisienne refusa de répondre, se bornant à leur répéter :

— Amenez les captifs.

Elle s’amusa même à rassurer ceux-ci :

— Monsieur, madame, leur dit-elle, ne craignez rien. Vous serez délivrés après-demain. Il ne vous sera fait aucun mal. Seulement, vous concevez l’affaire, vous cherchez à nous priver de notre liberté ; nous nous regimbons. Ceci est si naturel que vous l’approuvez certainement.

Ni Cruisacq, ni Lydia ne desserrèrent les lèvres. Toutefois, le mouvement de tête mutin par lequel la gentille mistress accueillait le persiflage d’Emmie exprimait clairement la pensée :

— Rira bien qui rira le dernier.

C’était aussi la crainte des compagnons de la gamine. Celle-ci seule, à l’aise, aussi à l’aise que si les prisonniers eussent été dans l’impossibilité absolue de dévoiler la supercherie, ordonnait :

— Vous voudrez bien marcher jusqu’au télégraphe. Là, nous serons à l’ombre et l’on se reposera.

Lydia se mit aussitôt en mouvement. Pierre l’imita.

Et Emmie, tout à fait réjouie, s’écria d’un air enchanté :

— À la bonne heure. Rien ne vaut les personnes aimables. Suivez, général ; suis, cousin Marcel…

— Mais, tentèrent d’objecter les deux hommes

Elle coupa court à toute discussion.

— Oh ! si vous restez ici, vous ferez rater la combinaison, voilà tout.

Sur ce, sans plus s’occuper d’eux, elle saisit Sika par le poignet et rejoignit les prisonniers.

Que pouvaient faire Tibérade et le Japonais, sinon se laisser guider par leur fantasque petite compagne.

Il leur paraissait évident qu’elle ne craignait aucunement les indiscrétions de leurs ex-geôliers devenus à cette heure captifs.

Si elle ne craignait pas, elle devait avoir de bonnes raisons. Depuis le début du long voyage, ils avaient appris à faire confiance à l’esprit prime-sautier, audacieux et logique, du gentil oiselet parisien.

Hélas ! à peine entrés dans la Tour Carrée, en présence des employées du télégraphe, ce qu’ils redoutaient se produisit.

Avec le plus parfait ensemble, Pierre et Lydia clamèrent, en se démenant dans leurs liens, comme diables en présence d’exorcismes :

— Lydia Honeymoon, Pierre Cruisacq, agents de l’Amirauté, traîtreusement réduits en captivité par ces conspirateurs à la solde du Japon.

Uko, Tibérade, Sika sentirent leurs jambes fléchir sous eux. Ils sursautèrent en entendant la fillette lancer un clair éclat de rire, dans les gammes duquel ils discernèrent ces phrases :

— Très drôle ! Je ne m’attendais pas à cette invention ! Très drôle ! Seulement elle ne tient pas debout !

Et se plantant en face de mistress Clark, de miss Blick, incertaines, rendues hésitantes par les affirmations contradictoires, elle leur dit :

— À quoi reconnaît-on les gens qui se cachent ?

— Oui, à quoi ? bredouillèrent les interpellées.

— À ce qu’ils se déguisent, chères ladies. Eh bien, tenez, ce petit pilote que vous prenez sûrement pour un jeune homme, c’est une dame.

D’une pichenette, elle fit sauter la coiffure, les lunettes de Lydia, et cela si adroitement que les cheveux de la mignonne espionne se déroulèrent en cascade d’or sur ses épaules.

— Vous voyez, reprit l’espiègle petite, tandis que son adversaire, déconcertée par cette péripétie inattendue, s’efforçait vainement, vu ses mains attachées, de réparer le désastre. Pensez-vous, chères et honorables ladies qu’une dame, dont les desseins ne craignent pas le grand jour, se risquerait en semblable aventure ?

— Non, non, rugirent les Anglo-Saxonnes convaincues maintenant ; à la cave les séides du Japon !

— Oui, à la cave. Et puis, autre chose encore. Nous nous sommes mis quatre pour arrêter ces deux malheureux. C’est une manœuvre désespérée, ridicule de leur part, de vouloir vous persuader, à vous des personnes sensées, qu’ils ont réussi, à deux, à arrêter nos quatre personnages.

— Parfaitement droit ! proclamèrent les télégraphistes.

Ah ! les prisonniers pouvaient dire maintenant tout ce qu’ils voudraient. Ils ne réussiraient pas à les persuader.

Pierre et Lydia le comprirent. Ils se laissèrent docilement enfermer dans la cave de la Tour Carrée, dont la lourde porte se boucla sur eux.

Blick et Clark se démenaient à présent, soucieuses de donner à leurs hôtes l’impression d’une hospitalité… empressée, sinon plantureuse.

Oh ! les provisions ne manquaient pas ; seulement elles consistaient surtout en conserves : viandes, homards, légumes, encloses dans des boîtes de fer-blanc, dont les étiquettes polychromes portaient la raison sociale célèbre : Tom and Tom brothers.

Évidemment, les conserves ne valent pas les mets frais, mais la plus belle fille du monde ne peut offrir que ce qu’elle a. Ce proverbe assurait l’indulgence aux deux laiderons du sans fil.

Emmie, de son côté, semblait se multiplier. Elle était ubiquiste, se montrant partout à la fois, plongeant dans l’armoire-magasin aux conserves, disposant la table, donnant un coup d’œil au fourneau rudimentaire, sur lequel cuisaient les légumes extraits de leur contenant de fer-blanc, jetant un encouragement aux télégraphistes, une pincée de sel dans la casserole, un sourire à ses amis.

Blick, la mince, avait allumé les deux lampes du poste, car la nuit était venue, couvrant le plateau d’ombre, cachant l’aéroplane sous un voile de vapeurs.

Car, ainsi qu’il advient souvent en ce pays torride, un épais brouillard s’était levé de la mer, envahissant la côte. Par les croisées carrées, presque aussi étroites que des embrasures, la gamine avait désigné l’extérieur caché par la brume, comme pour dire :

— Temps admirable pour des gens soucieux de passer inaperçus !

Cependant on arrivait à la conclusion logique de toute cette agitation.

La table dressée, les mets cuits à point, les voyageurs allaient pouvoir reprendre des forces, ce dont, en dépit des émotions de la journée, peut-être même à cause d’elles, ils sentaient un urgent besoin.

Soudain, Emmie se frappa le front.

— Et nos prisonniers que j’oubliais !

Clark et Blick s’immobilisèrent, attentives aux paroles de cette jeune fille si débrouillarde et si peu fière, qui les traitait, elles, simples employées, comme de véritables camarades.

— Il ne faut pas les laisser mourir de faim, continua la Parisienne, car ils devront être interrogés par Sa Grâce le Gouverneur ; et s’ils étaient défunts, ils auraient un excellent prétexte pour ne pas desserrer les dents.

Clark et Blick eurent un large rire qui épanouit leurs bouches jusqu’aux oreilles.

Mais la cousine de Marcel poursuivait :

— Chères aimables ladies, voulez-vous m’aider ? Je me chargerai de la lanterne pour descendre à la cave, et aussi des clefs du cachot improvisé. Vous porterez les aliments. De la sorte, nous serons fondés à affirmer au Gouverneur que vous avez effectivement coopéré à la garde des traîtres.

Véritablement, les télégraphistes esquissèrent une génuflexion.

Elles se sentaient attirées par cette mignonne fillette, si désireuse de leur fournir l’occasion de se signaler à l’attention des dispensateurs de leur avancement administratif.

Les bras courts et gras de mistress Clark, les échalas de miss Blick s’agitèrent frénétiquement.

En deux minutes, les deux femmes furent chargées de récipients contenant de la nourriture pour dix personnes.

Emmie l’avait voulu ainsi, afin avait-elle dit, que les espions ne pussent pas se plaindre du système pénitentiaire britannique.

Portant la lanterne et la grosse clef rouillée du caveau souterrain, la gamine quitta la pièce du rez-de-chaussée derrière elles, non sans adresser à ses amis un geste furtif et ironique, dont ils ne comprirent pas le sens.

Un escalier de bois à jour, véritable échelle, reliait le poste supérieur du sans fil au sous-sol.

Ce dernier se trouvait divisé en deux parties inégales par un mur épais, dans lequel se découpait la porte massive du cachot où, maintenus par leurs liens, Pierre et Lydia se lamentaient sur les vicissitudes de la vie humaine.

Le murmure de leurs voix chagrines parvint jusqu’aux visiteuses.

— Ils se plaignent d’être en prison, plaisanta miss Blick.

— Oh ! laissa tomber philosophiquement Emmie, certaines personnes ne sont jamais contentes.

La réflexion apparut à mistress Clark comme une occasion unique de partager l’avis de celle qu’elle désignait en aparté sous le vocable déférent de « sa jeune protectrice ».

Être de l’avis, non ; ceci est banal, à la portée des médiocres. Il fallait le porter au superlatif.

Aussi elle s’exclama :

— Pas contentes. Elles sont bien difficiles ! Je considérerais comme une récompense d’être dans une prison… anglaise s’entend.

Son cœur se dilata délicieusement en voyant Emmie lui sourire. La fillette, en train d’ouvrir la porte, s’interrompit même un instant.

— Vous êtes une loyale sujette de Sa Majesté, fit-elle avec onction. Vous exprimez là une pensée tout à fait noble… Toutefois, votre loyalisme vous entraîne un peu loin.

— Pas du tout, je vous assure.

— Allons donc, une prison anglaise…

— Est un séjour de prédilection.

Cependant, la Parisienne avait fait tourner le battant grinçant sur ses gonds. Elle s’était effacée, afin que les télégraphistes pussent passer devant elle.

Le mouvement s’achevait à la seconde même où mistress Clark prononçait le mot : « prédilection ».

— Eh bien ! clama l’espiègle jeune fille qui, depuis son arrivée à la Tour Carrée, tendait vers cette conclusion : je me reprocherais toute ma vie de vous priver d’une pareille félicité.

Brusquement, elle repoussa la porte sur les employées, et d’un tour de clef les réunit aux premiers prisonniers.

Puis, sans s’inquiéter des clameurs furieuses que, nonobstant la clôture épaisse, les voix aiguës de ses victimes amenaient jusqu’à ses oreilles, la cousine de Marcel grimpa l’échelle avec la prestesse d’un écureuil, bondit dans la salle du rez-de-chaussée où l’attendaient ses compagnons, et leur cria en s’abandonnant à une gaieté justifiée :

— Elles sont sous clef, nous voici maîtres du logis. Nous pourrons dormir tranquilles…

— Dormir, se récrièrent-ils tous ? Si l’on vient du dehors ; si l’on nous surprend.

— C’est une chance à courir, repartit la courageuse créature. D’ailleurs, nous n’avons rien d’autre à faire. La nuit est venue ; un brouillard à couper au couteau couvre la terre. Impossible, dans ces conditions et dans une campagne inconnue, de nous diriger vers Aden. Est-ce vrai ?

— Sans doute. Mais…

— Mais la nuit, nous ne trouverons pas à louer une embarcation et nous nous ferons pincer comme vagabonds.

Et narquoise, semblant prendre plaisir à plaisanter l’érudition de Tibérade :

— Le penseur Shaw a dit en anglais : « Si l’on est attendu le lendemain, à deux milles de chez soi, inutile de partir la veille. » Ce que notre La Fontaine a exprimé par : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. » Donc, cousin, dînons et dormons si nos nerfs nous le permettent.

Elle parlait selon la sagesse. On lui obéit. Seulement la nuit parut interminable à tous.

Le sans fil grelottait de temps à autre, indiquant ainsi des communications répétées.

Chaque fois, Tibérade, le général, Sika, Emmie elle-même, sursautaient.

Qui télégraphiait ? Qui lançait dans l’espace les ondes électriques dont l’appareil signalait l’arrivée ?

Aucun des hôtes de la Tour Carrée n’était en état de le reconnaître. Les signes inscrits sur la bande du récepteur demeuraient indéchiffrables.

Mais une inquiétude pesait sur tous.

Ces appels dénonçaient un danger. Les correspondants inconnus s’étonnaient du mutisme du poste d’Aden. Et alors… alors…

Aussi, le jour venu, point ne fut besoin de presser le départ.

Tous se trouvèrent prêts quand Sika déclara :

— Rien ne nous retient ici.

— Ah ! fichtre non, nous ne sommes pas retenus, au contraire.

Et sur cette exclamation de Marcel, la petite troupe se mit en route, avec une hâte qui eût fait penser à une fuite.

Ils eurent à peine un regard pour l’aéroplane gisant sur le sol, tel un grand oiseau abattu par le plomb du chasseur.

Personne ne parlait. Seule Emmie, précédant ses compagnons, soliloquait avec la verve intarissable que l’amusante petite créature avait puisée sans doute dans l’atmosphère parisienne.

La peur d’être repris talonnant les quatre fugitifs, ils eurent bientôt traversé le plateau du Djebel Chamchan.

Sur le rebord oriental, ils s’arrêtèrent un instant.

Les pentes dévalaient devant eux, et, tout en bas, se mirant dans l’onde glauque que le soleil piquait de paillettes d’or, ils apercevaient l’île d’Aden, reliée à la terre ferme par un isthme sablonneux, qui découvre seulement à marée basse.

Des navires, des chaloupes légères évoluaient dans le havre abrité de la station britannique.

Les jardins enveloppaient de leur cadre vert les maisons blanches.

Au débouché de la crête aride, calcinée, on avait l’impression d’une fenêtre ouverte sur un Éden.

— Les Hébreux, remarqua Emmie, durent avoir une sensation analogue, lorsque la terre de Chanaan apparut à leurs yeux.

Personne ne releva l’observation.

Des préoccupations trop graves harcelaient le général et ses amis. Il fallait l’insouciance invincible de « la petite souris », pour se livrer à ce moment à des réminiscences de l’Ancien Testament.

Du reste, il devait être indifférent à la fillette d’être approuvée ou non par ses compagnons, car elle s’engagea sur un lacet dont le tracé jaunâtre tranchait sur la teinte émeraude de la pente.

— Vous voyez, fit-elle après un instant. Nous aboutirons entre les deux maisons aux toitures bleues…

— Cela parait te faire plaisir, cousine, murmura Tibérade.

— Certes.

— Tu n’es pas difficile.

— Tu te trompes, cousin Marcel. Si tu prêtais un peu d’attention au paysage, tu te rendrais compte que, du point en question, se détache une rue aboutissant en ligne droite au port.

— C’est ma foi vrai.

— Et comme nous avons précisément affaire au quartier des bateaux, je suis aise d’y arriver sans détours inutiles.

La petite avait raison. Grâce à leur situation élevée, ils pouvaient étudier la configuration de la ville, attendant à leurs pieds ainsi qu’un plan topographique.

Il en résultait pour eux un avantage appréciable. À travers l’agglomération inconnue d’eux, ils se dirigeraient avec la certitude d’habitants d’Aden.

Or, l’assurance est encore le meilleur moyen de passer inaperçu. Rien n’attire les soupçons comme la qualité d’étranger. Demander son chemin aux passants confère de suite cette qualité désastreuse.

Tout cela, exprimé rapidement par Marcel, rendit un certain courage aux fugitifs.

Leur marche se fit plus assurée. Leur allure inquiète se raffermit. Désormais, les autorités pourraient les croiser. Elles ne soupçonneraient pas en eux des gens très désireux de se cacher.

L’un après l’autre, les méandres du lacet demeuraient en arrière. À mesure que les amis d’Emmie descendaient dans ses traces, le panorama se resserrait.

Puis des buissons, des arbres bordèrent la route, arrêtant la vue, et soudain, la fillette s’arrêta après un dernier détour.

À vingt pas d’elle s’ouvrait la rue dont elle avait relevé le parcours du sommet de la hauteur.

Sika, son père, puis Tibérade la rejoignirent.

La partie la plus périlleuse du trajet allait commencer.

Jusque-là ils avaient progressé dans la campagne. À présent, ils déambuleraient dans la petite ville agitée, populeuse, dont les vingt-cinq mille habitants sont serrés dans un espace resserré.

Chaque pas serait un péril ; de chaque porte pourrait jaillir un adversaire.

Prisonniers échappés à des agents anglais, la force des circonstances les obligeait à pérégriner à travers l’agglomération anglaise.

Et comme ils restaient là, immobilisés par une dernière hésitation, la blonde Sika murmura :

— Mon père, voyez donc cet homme. On dirait un de nos compatriotes.

— Un Japonais ?

— Oui. Le voyez-vous, assis sur le banc de pierre avoisinant l’entrée de la maison aux jalousies roses.

Tous dirigèrent leurs yeux du côté indiqué.

La Japonaise aux cheveux d’or avait bien vu. Un petit homme, dont la face large, les yeux obliques, le teint safrané, indiquaient clairement la race, se tenait assis en un costume de flanelle claire de coupe européenne.

Ses prunelles noires ne quittaient pas les voyageurs.

— Un Japonais, murmura l’ambassadeur extraordinaire, il nous aidera.

Et sans hésiter, avec cette confiance que tout sujet du Mikado sait pouvoir montrer à ses compatriotes, il s’avança vers l’inconnu.

À son approche, celui-ci s’était levé.

— Jap ? (contraction de japanèse, japonais en anglais), fit-il d’un ton interrogateur.

— Oui, toi aussi.

— Moi aussi. Que désires-tu de ton frère du Soleil-Levant ?

— Qu’il agisse comme ne saurait le faire un fugitif tremblant d’être découvert.

L’homme hocha la tête doucement.

— Que veut le fugitif ?

— Le moyen de s’embarquer avec ses amis et de fuir Aden.

— Cela sera.

Puis, comme se ravisant, le petit homme jaune questionna :

— Peux-tu dire ton nom à ton frère ?

Et le général marquant une indécision, il ajouta vivement :

— Peut-être es-tu celui que j’attends ?

— Que tu attends, répéta Uko sans manifester cependant beaucoup de surprise.

Son interlocuteur s’inclina.

— Oui, certes. Une dépêche sans fil est arrivée à mon récepteur en provenance d’un navire stationné au fond du golfe Persique.

Les voyageurs tressaillirent. Le golfe Persique vers lequel ils allaient se diriger, quand Lydia Honeymoon les avait enlevés si adroitement à Bassorah !

L’inconnu remarqua le mouvement.

— Cela t’intéresse, frère ; alors, je continue. La dépêche disait : Le général Uko…

— C’est moi, prononça le père de Sika comme malgré lui.

— Alors, murmura l’homme en élevant avec respect ses deux poings fermés à hauteur de ses lèvres, je suis heureux que me soit dévolu, à moi, le soin de te sauver.

Et expliquant rapidement :

— La dépêche avait été lancée, de façon à toucher tous les agents disséminés autour du Pacifique et de l’océan Indien. De cette façon, quel que fût l’endroit où t’auraient conduit tes geôliers aériens, tu aurais trouvé appui et défense.

Tibérade, Emmie écoutaient, médusés. À travers les brèves paroles de l’interlocuteur du général, ils entrevoyaient l’immense réseau d’espionnage dont le Japon enveloppe les océans sur lesquels il convoite la suprématie. Ils concevaient que pas un port de l’immense cercle liquide, pas une côte n’étaient dépourvus d’yeux intelligents, ouverts sur tous les incidents susceptibles de tourner au profit du Japon.

Quelques mots encore allaient leur faire toucher du doigt l’admirable organisation de ce service de surveillance.

— Mais tu m’as parlé de sans fil, frère, reprit le général.

— En effet.

— En ce cas, les Anglais, à leur poste de la Tour Carrée, ont surpris la communication.

Le visage du Japonais se plissa de mille rides. L’homme riait.

— Non, non, général.

— Comment as-tu donc reçu le télégramme ?

— Par mon sans fil personnel.

Sika ne put se tenir de s’écrier :

— Cela n’empêche pas le télégraphe britannique de capter un message projeté en cercle.

— Si, jeune fille. J’ai deux récepteurs, l’un accordé avec les appareils anglais. Ainsi, je suis tenu au courant de toutes les conversations électriques. Mon second récepteur est accordé, lui, avec nos postes secrets, dont les oscillations n’impressionnent que nos appareils !

— Ah ! Et tes Anglais te permettent…

— On ne défend pas ce que l’on ignore.

— Cependant on ne saurait dissimuler une antenne de sans fil.

Plus encore se plissa le visage du Japonais.

— Il paraît que si, jolie fleur dorée de rêve. Écoute, mes récepteurs sont enfoncés sous le sol de mon jardin, dans un caveau que j’ai creusé seul et qui reste ignoré de tous. L’antenne est le tronc d’un cocotier que j’ai agencé à cet effet. Qui donc parmi les barbares d’occident supposerait que son panache de feuilles me parle sans cesse de la patrie absente.

Mais coupant court à ses explications :

— Veuillez entrer dans la maison de Mou-Tsu. Elle sera vôtre aujourd’hui. Le soir venu, je vous conduirai au bateau que j’aurai loué pour vous. Ainsi les Anglais ignoreront votre présence dans ce pays qu’ils occupent par surprise.

Cinq minutes plus tard, tous étaient en sûreté dans la demeure de cet allié, rencontré si à propos.

Du reste, Mou-Tsu tint sa promesse. Et le soir, vers la onzième heure, alors que la population d’Aden se livrait aux douceurs du repos, un petit steamer de deux cents tonneaux quitta mystérieusement le port.

Il avait à son bord le général Uko et ses compagnons. Il allait gagner le golfe Persique, pour rallier le navire qui avait expédié le radiogramme, circulaire capté par l’antenne de Mou-Tsu.

Les passagers ne pensaient pas devoir leur délivrance à Midoulet. Cependant, l’envoi du radiogramme était la suite de son arrivée à bord du vapeur japonais, en station à Karta, et de sa conversation avec le capitaine, auquel il avait raconté l’enlèvement en aéroplane de l’ambassadeur extraordinaire et de sa suite.

Cette fois, l’agent français avait gagné la partie contre tous ses adversaires.