Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXXIII
XXXIII
LÉGENDES DE HERJEDALEN
Lorsque les touristes furent partis et que Nils put regarder autour de lui, il ne vit d’oies sauvages nulle part. Aucun jars blanc ne vint le chercher. Il appela plusieurs fois, mais en vain. Il ne crut pas un instant que les oies l’eussent abandonné, mais il eut peur qu’un malheur ne leur fût arrivé, et il se creusait la tête pour trouver un moyen de les rejoindre, quand Bataki, le corbeau, tout à coup s’abattit près de lui.
Jamais Nils n’aurait cru qu’il saluerait Bataki aussi joyeusement :
— Mon cher Bataki, lui dit-il, quelle chance que tu sois venu ici ! Pourrais-tu me donner des nouvelles du jars blanc et des oies sauvages ?
— Je viens de leur part, dit Bataki. Akka avait aperçu un chasseur et elle n’a pas osé t’attendre. Elle m’a chargé de te ramener auprès de tes amis. Monte donc sur mon dos, et nous les aurons vite rejoints.
Nils s’installa sur le dos du corbeau, qui l’emporta vers le sud. Ils descendirent dans une large vallée. Le pays était très beau : de hautes montagnes comme dans le Jemtland, mais très peu de terres cultivées, très peu de villages. Bataki s’abattit dans un chaume, et fit descendre Nils.
— Il y a eu ici de l’orge cet été, dit-il ; tâche d’en trouver quelques grains à manger.
Pendant que Nils cherchait des épis, en détachait les grains et mangeait, Bataki causa avec lui.
— Tu vois ce grand et beau fjell qui s’élève là-bas droit au sud ? commença-t-il.
— Oui, je vois.
— Eh bien, il s’appelle le Sonfjell, continua le corbeau, et il y a eu là énormément de loups jadis. Les gens qui habitaient la vallée de ce fleuve ont eu souvent bien du mal à se tirer d’affaire.
— Ne peux-tu pas me raconter quelque belle histoire de loups ? demanda Nils.
— J’ai entendu raconter qu’il y a longtemps, les loups auraient attaqué un homme qui vendait des fûts et des baquets de toute espèce, dit Bataki. Il était de Hede, village situé à quelques milles en amont dans cette vallée. C’était pendant l’hiver, et les loups le poursuivirent sur la glace du fleuve Ljusnan sur lequel il voyageait. Ils étaient environ une dizaine, et le cheval de l’homme de Hede était mauvais coureur. Le péril était imminent.
Les rives étaient désertes, et il y avait bien deux milles jusqu’à la prochaine ferme. L’homme fut comme paralysé de terreur.
En ce moment il vit quelque chose remuer entre les sapins plantés dans la glace pour marquer le chemin. Quand il distingua ce que c’était sa terreur s’accrut.
Ce n’étaient point des loups, mais une pauvre vieille femme qui courait le pays en mendiant, et qu’on appelait Maline. Elle était bossue et boitait d’une jambe ; aussi la reconnut-il de loin.
La vieille femme marchait droit à la rencontre des loups. Elle ne les avait sans doute pas encore aperçus, et l’habitant de Hede se rendit compte tout de suite que s’il passait devant elle sans l’avertir, elle tomberait entre la griffe des loups, tandis que lui-même échapperait. D’autre part, s’il s’arrêtait et la faisait monter près de lui, elle ne serait guère sauvée davantage. Il était presque certain qu’en ce cas ils seraient tués tous les trois, lui, elle et le cheval. N’était-il pas plus juste de sacrifier une vie pour en sauver deux autres ?
En ce moment les loups poussèrent un hurlement sinistre. Le cheval bondit, prit le mors aux dents, et dépassa la vieille femme. Elle aussi avait entendu le hurlement et avait compris.
L’homme la vit lever les bras en l’air et ouvrir la bouche pour crier. Elle était perdue, mais lui serait sauvé.
Il eut un premier mouvement de soulagement, mais suivi d’une douleur aiguë dans la poitrine. Il n’avait jamais rien commis de déshonorant jusqu’à ce jour. Depuis ce moment sa vie serait détruite.
D’un geste brusque il maîtrisa et arrêta le cheval.
— Viens vite, Maline, cria-t-il. Monte vite dans mon traîneau !
Il parlait durement, car il était fâché contre lui-même qui ne pouvait laisser la vieille femme à son sort.
— Tu ferais mieux de rester chez toi, au lieu de courir les routes, vieille sorcière, grommela-t-il. Voici que le Noir et moi perdrons la vie à cause de toi.
La vieille femme se taisait toujours.
L’homme reprit :
— Le Noir a fait déjà plus de cinq milles aujourd’hui, et la charge ne sera pas plus légère avec toi dans le traîneau.
Les patins du traîneau grinçaient contre la glace, mais on n’entendait pas moins le halètement des loups.
— C’en est fait de nous, dit l’homme. Ça n’a pas servi à grand’chose, ni à toi, ni à nous, de t’avoir ramassée, Maline.
La vieille femme qui jusqu’ici s’était tue, habituée à être toujours malmenée en paroles, ouvrit enfin la bouche.
— Je ne comprends pas pourquoi tu ne débarrasses pas le traîneau des fûts et des cuves. Tu pourrais revenir les ramasser demain.
L’homme comprit que le conseil était bon et s’étonna de n’y pas avoir songé avant. Il remit les rênes à la vieille femme, détacha les cordes qui retenaient les baquets et les fûts et les laissa rouler à terre. Les loups effrayés, puis curieux, s’arrêtèrent pour examiner ce que c’était ; cela donna au traîneau un moment d’avance.
— Si cela ne suffit pas, je me jetterai aux loups moi-même, dit la vieille femme. Peut-être alors échapperas-tu.
Pendant qu’elle parlait, l’homme était en train de dégager une énorme cuve. Tout à coup il s’arrêta.
— Un homme et un cheval en bon état, pensait-il, sont-ils donc vraiment forcés de laisser dévorer une vieille femme par les loups pour se sauver ? Certes, il doit y avoir un moyen de salut. Mais lequel ?
Il reprit son travail. Il s’agissait maintenant de faire basculer par-dessus les bords du traîneau la lourde cuve.
Tout à coup l’homme s’arrêta de nouveau et éclata de rire.
La vieille femme le regarda, le croyant fou. L’homme riait parce qu’il avait trouvé le moyen de les sauver. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ?
— Écoute, Maline, ce que je te dis ! fit-il. Tu conduiras le traîneau au plus vite jusqu’au village de Linsäll. Tu diras aux gens que je suis seul sur la glace au milieu des loups et qu’ils viennent me secourir.
L’homme attendit jusqu’à ce que les loups fussent tout près du traîneau. Alors il fit tomber l’énorme cuve, sauta lui-même en bas, et se glissa sous la cuve.
Celle-ci, faite pour brasser la bière de Noël pour toute une grande ferme, le contenait facilement. Les loups bondirent autour, essayant en vain de la basculer et mordant les jables. La cuve était lourde et solide. L’homme était hors de danger.
— Dorénavant, se dit-il gravement, après s’être d’abord moqué un moment des efforts des loups, dorénavant, si jamais je me trouve dans ce qui paraît une impasse, je songerai à cette cuve. Je me dirai qu’on n’a pas besoin de se faire du tort, à soi-même ni à autrui. Il y a toujours une troisième issue qu’il s’agit seulement de trouver.
Bataki acheva son histoire sur ces mots prononcés sentencieusement comme avec une intention particulière. D’ailleurs Nils avait déjà remarqué que c’était presque toujours le cas, lorsque le corbeau racontait quelque chose.
— Que peut-il bien vouloir dire en me narrant cette histoire ? se dit-il.
Après avoir mangé, Bataki et le gamin continuèrent leur voyage, en suivant le cours du Ljusnan. Arrivés près du village de Kolsatt, sur la frontière de Helsingland, le corbeau se posa de nouveau à terre près d’une cabane basse. Elle n’avait pas de fenêtres, rien qu’une petite lucarne. De la cheminée s’échappait une fumée mêlée d’étincelles, et on entendait à l’intérieur des coups de marteau.
— En voyant cette forge, je me rappelle qu’il y avait jadis dans ce village des forgerons si habiles qu’ils n’avaient pas leurs pareils. J’ai entendu raconter des histoires là-dessus.
— Raconte-m’en une, demanda Nils.
— Eh bien, reprit Bataki sans se faire prier, un forgeron invita une fois deux autres maîtres forgerons, l’un de Dalécarlie, l’autre de Vermland, à se mesurer avec lui dans la fabrication des clous. Le défi fut accepté, et les trois forgerons se rencontrèrent ici, à Kolsatt. Le Dalécarlien commença. Il forgea une douzaine de clous, si égaux, si aigus et si polis que nul n’aurait fait mieux. Après lui vint le Vermlandais. Il forgea lui aussi une douzaine de clous parfaits ; en outre il les fabriqua en moitié moins de temps que le Dalécarlien. Les juges du concours déconseillèrent au forgeron de Herjedalen d’essayer, car il ne pourrait faire ni mieux que l’un ni plus vite que l’autre.
— Je ne me rendrai pas, répondit-il. Il doit y avoir une troisième manière de se distinguer.
Il mit le fer sur l’enclume sans le chauffer d’abord, le réchauffa en le martelant, et forgea clou sur clou sans se servir ni de charbon ni de soufflet. Personne n’avait vu manier plus habilement le marteau, et le forgeron de Herjedalen fut déclaré le plus habile du pays.
Bataki se tut. Nils réfléchit un moment.
— Dis-moi quelle a été ton intention en me racontant cette histoire, demanda-t-il enfin.
— Je me la suis rappelée en voyant cette vieille forge, répondit Bataki évasivement.
Les deux voyageurs reprirent leur vol. Le corbeau porta Nils à travers la partie du Herjedalen qui avoisine la Dalécarlie. Là il descendit se poser sur une colline qui dominait un plateau.
— Sais-tu bien quel est ce monticule sous tes pieds ? demanda Bataki.
Nils avoua ne pas le savoir.
— Eh bien, c’est un tombeau, un ancien tumulus, dit le corbeau. Il a été élevé sur un homme appelé Herjulf, et qui fut le premier à s’installer en Herjedalen et à cultiver le pays.
— Tu as peut-être une histoire à me raconter sur lui aussi ? demanda Nils.
— Je n’ai pas entendu rapporter grand’chose sur lui, mais je crois qu’il était Norvégien. D’abord il était au service du roi de Norvège, puis il se brouilla avec lui. Il se rendit près du roi suédois qui habitait Upsal et entra à son service. Après quelque temps il demanda en mariage la sœur du roi, et comme celui-ci la lui refusait il l’enleva. Il s’était ainsi mis dans la situation de ne pouvoir ni retourner en Norvège ni rester en Suède, et il ne voulut à aucun prix se fixer à l’étranger. « Il doit bien y avoir une troisième alternative », pensa-t-il, et il se retira avec ses serviteurs et ses trésors vers le nord à travers la Dalécarlie, jusqu’à ce qu’il atteignît les grands déserts qui s’étendaient au nord de cette province. Il s’y arrêta, bâtit une maison, défricha la terre et devint le premier habitant de ce pays.
En entendant cette dernière histoire, Nils fut plus intrigué que jamais.
— Ne veux-tu pas me dire quelle a été ton intention en me racontant ceci ? demanda-t-il.
Bataki ne répondit d’abord rien ; il se contenta de tourner et de retourner la tête en fermant les yeux.
— Puisque nous sommes seuls, dit-il enfin, il y a une chose que je voudrais te demander. T’es-tu jamais bien renseigné sur la condition imposée par le tomte qui t’a transformé, pour te faire redevenir un homme ?
— Voici la seule dont j’aie entendu parler : je dois conduire le jars blanc en Laponie et le ramener sain et sauf en Scanie.
— C’est bien ce que je pensais ! dit Bataki, car la dernière fois que nous nous sommes vus, tu disais avec une si grande fierté qu’il est laid de trahir un ami dont on a la confiance ! Tu ferais bien de demander la condition à Akka. Tu sais qu’elle s’était rendue elle-même chez vous pour parler au tomte.
— Akka ne m’en a rien dit.
— C’est qu’elle pensait sans doute qu’il valait mieux pour toi ignorer la teneur des paroles du tomte. Elle tient plus à toi qu’au jars blanc.
— C’est curieux, Bataki, dit Nils, comme tu as le don de me rendre toujours triste et inquiet.
— Cela peut en effet paraître ainsi, dit le corbeau, mais cette fois je crois que tu me seras reconnaissant de te répéter les paroles du tomte. Il a dit que tu redeviendrais homme, si tu ramenais le jars blanc pour que ta mère pût le tuer.
Nils se leva d’un bond.
— C’est une méchante invention que tu imagines là, Bataki ! s’écria-t-il.
— Tu vas pouvoir le demander toi-même à Akka, car la voici, je crois, qui s’approche avec sa bande. Mais n’oublie pas les histoires que je t’ai racontées aujourd’hui. Il y a un moyen de sortir de toutes les difficultés, si seulement on le trouve. Je serai curieux de voir comment tu réussiras.