Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XIV
XIV
LA SAGA DU SMÂLAND
Les oies sauvages avaient heureusement traversé la mer et étaient descendues dans le canton de Tjust, dans le nord du Smâland. Le canton de Tjust semble n’avoir pu décider s’il voulait être terre ou mer. Partout des fjords s’enfoncent dans l’intérieur et découpent la terre en îles et en presqu’îles, en caps et en isthmes. La mer est une intruse à laquelle seules les collines et les montagnes ont pu résister ; les terres basses ont disparu sous l’eau.
Les oies arrivèrent sur le soir ; le pays était beau avec ses petites collines ceintes de bras de mer scintillants. Nils pensa involontairement au Blekinge : c’était encore une province où la terre et la mer se rencontraient d’une manière douce et tranquille, se montrant l’une à l’autre leurs meilleures qualités.
Les oies s’étaient abattues sur un îlot dénudé, au fond d’une baie profonde. Au premier coup d’œil jeté sur la rive, elles constatèrent que le printemps avait fait de notables progrès. Les grands et beaux arbres n’étaient pas encore vêtus de feuilles, mais le sol à leurs pieds était diapré d’anémones, de gagées et d’hépatiques.
En voyant ce tapis de fleurs, les oies sauvages eurent peur de s’être trop attardées dans le midi. Akka décida sur-le-champ qu’on ne s’arrêterait pas en Smâland. Dès le lendemain matin on continuerait vers le nord, à travers l’Ostrogothie.
Ainsi Nils ne verrait rien du Smâland ; il en conçut quelque dépit. Il n’avait entendu parler d’aucune autre province autant que du Smâland, et il avait espéré le voir de ses propres yeux.
L’été précédent, gardeur d’oies chez un paysan des environs de Jordberga, il avait presque tous les jours rencontré deux enfants pauvres de Smâland qui eux aussi menaient paître des oies ; ils l’avaient bien agacé avec leur Smâland.
On aurait cependant tort de dire qu’Asa la gardeuse l’eût taquiné. Elle était bien trop sage pour cela. Mais elle avait un frère, le petit Mats, qui par contre était joliment taquin.
— As-tu entendu raconter comment le Smâland et la Scanie ont été créés, gardeur d’oies, demandait-il, et si Nils répondait négativement, il commençait tout de suite de raconter cette vieille plaisanterie :
— C’était au temps où le Seigneur créait le monde. Pendant qu’il était en plein travail, saint Pierre vint à passer. Il s’arrêta pour regarder et demander si c’était un travail difficile.
— Ce n’est pas très facile, répondit le Seigneur.
Saint Pierre resta un bon moment à regarder, puis voyant avec quelle facilité le Seigneur disposait les terres, il eut envie d’essayer à son tour.
— Peut-être as-tu besoin de te reposer un peu, proposa-t-il enfin. Je pourrai continuer pendant ce temps-là.
Mais le Seigneur refusa.
— Je crains, dit-il, que tu ne sois pas assez au courant de ce genre de travail.
Alors saint Pierre se fâcha et déclara qu’il se croyait aussi capable de créer un pays que le Seigneur lui-même.
Or, le Seigneur était en train de créer le Smâland. Il n’en avait pas encore fait la moitié, mais on voyait déjà que cela semblait devenir un pays admirablement fertile et beau. Notre Seigneur jugea difficile de repousser la demande de saint Pierre et, en outre, il pensait que nul ne pouvait gâter une œuvre si bien commencée ; il dit :
— Eh bien ! si tu veux, nous allons voir qui de nous deux s’entend le mieux à cette sorte de besogne. Toi, qui es un novice, tu continueras ceci ; moi, je créerai une nouvelle province.
Saint Pierre accepta la proposition, et ils se séparèrent pour travailler chacun de son côté.
Le Seigneur se dirigea un peu plus vers le sud et se mit en devoir de créer la Scanie. Ce ne fut pas long. Dès qu’il eut fini, il demanda à saint Pierre où il en était et le pria de venir voir la nouvelle terre.
— Moi, j’ai fini il y a longtemps, dit saint Pierre, et sa voix révélait combien il était content de son œuvre.
Lorsque saint Pierre vit la Scanie, il dut avouer qu’il n’y avait que du bien à en dire. C’était un pays fertile, facile à cultiver, avec de grandes plaines de tous côtés et peu ou presque pas de montagnes. Il était évident que le Seigneur avait voulu rendre le pays agréable aux hommes.
— Oui, c’est un bon pays, dit saint Pierre, mais je crois que le mien le vaut bien.
— Allons le voir, répartit le Seigneur.
Quand saint Pierre s’était mis à la besogne, la province était déjà achevée au nord et à l’est. Les parties méridionale et occidentale étaient donc l’œuvre de saint Pierre. En y arrivant, Notre Seigneur s’arrêta net tant il fut effrayé.
— Comment ? Qu’as-tu fait, saint Pierre ?
Saint Pierre regarda et demeura stupide. Il s’était dit que rien ne vaut pour la terre la chaleur. Aussi avait-il amassé et entassé des pierres et des rochers et maçonné un haut plateau pour approcher autant que possible du soleil. Sur cette masse de pierres, il avait enfin répandu une mince couche d’humus, et avait cru que tout était parfait.
Or, pendant qu’il était allé en Scanie, quelques fortes averses étaient survenues ; il n’en fallait pas davantage pour montrer ce que valait son travail. Quand le Seigneur vint voir le pays de saint Pierre, tout le terrain avait été emporté par la pluie, le fond de granit perçait partout. Aux endroits les plus favorables, une couche de glaise et de lourd gravier couvrait le roc, mais on voyait que la terre était trop maigre pour produire autre chose que des sapins, de la mousse et de la bruyère. L’eau ne manquait pas. Elle avait rempli toutes les crevasses ; partout on voyait des lacs, des rivières, des ruisseaux, pour ne rien dire des marais et des étangs qui couvraient de vastes étendues. Le pire était que cette eau était mal répartie : quelques contrées en possédaient en surabondance, d’autres en manquaient, si bien que des champs immenses n’étaient que des landes arides, où le sable et la poussière tourbillonnaient au moindre souffle.
— Quelle était ton intention en créant un pays pareil ? demanda le Seigneur.
Saint Pierre s’excusa : il avait voulu construire un pays aussi élevé que possible pour qu’il eût beaucoup de soleil.
— Mais il aura aussi à souffrir du froid et de la gelée nocturne, répliqua le Seigneur, car le froid vient du ciel, lui aussi. J’ai bien peur que le peu qui poussera ici ne gèle.
Saint Pierre n’avait point songé à cela.
— Oui, ce sera un pays pauvre et exposé aux gelées, conclut le Seigneur, il n’y a rien à y faire.
Le Seigneur fut très affligé, mais saint Pierre ne se laissa pas décourager. Il voulut même consoler le Seigneur.
— Ne prends pas cela si à cœur ! dit-il. Attends seulement que j’aie eu le temps de créer un peuple capable de cultiver les marais et de défricher les champs !
À bout de patience, le Seigneur s’écria :
— Non, non, va en Scanie, dont j’ai fait un pays bon et facile à cultiver, et crée les Scaniens ; je veux créer moi-même le Smâlandais.
Et Notre Seigneur fit le Smâlandais vif, débrouillard, gai, travailleur et capable, et content de peu afin qu’il pût tirer sa subsistance de son pauvre pays.
Ainsi finissait l’histoire du petit Mats ; si Nils Holgersson avait su se taire, il n’y aurait rien eu, mais Nils ne pouvait s’empêcher de demander comment saint Pierre avait réussi à créer les Scaniens.
— Qu’est-ce que tu en penses, toi-même ? répondait le petit Mats avec un air narquois.
Nils se jetait incontinent sur lui, mais Mats n’était qu’un tout petit garçon et Asa, sa sœur, qui avait un an de plus que lui, accourait tout de suite à son secours. Elle était très douce, mais dès qu’on touchait à son frère, elle devenait comme une lionne. Nils Holgersson ne voulait pas se battre avec une gamine ; il leur tournait le dos, s’en allait et ne les regardait même plus de la journée.