Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre X

X

LA POINTE MÉRIDIONALE D’ŒLAND

3-6 avril.

Dans la partie la plus méridionale d’Œland, s’élève un vieux manoir royal appelé Ottenby. C’est un assez vaste domaine qui s’étend à travers l’île d’une côte à l’autre. Il a toujours été le refuge aimé d’une foule d’animaux. Au dix-septième siècle, quand les rois venaient chasser à Œland, le domaine n’était qu’un vaste parc à cerfs. Au dix-huitième siècle il y eut là un haras, où l’on élevait de nobles chevaux de race, et une bergerie où l’on nourrissait des centaines de moutons. De nos jours il n’y a à Ottenby ni chevaux pur sang ni brebis. On y nourrit un grand nombre de poulains destinés à nos régiments de cavalerie.

Il ne peut guère y avoir dans tout le pays un endroit plus favorable aux animaux. Le long de la côte est s’étend l’ancien pâturage aux moutons qui a près de trois kilomètres de long ; c’est le plus vaste pré de toute l’île ; les animaux peuvent y paître, y jouer, et s’y ébattre à leur aise. Il y a aussi le célèbre bois d’Ottenby, avec ses chênes centenaires sous lesquels on est à l’abri du soleil et du terrible vent d’Œland. Il ne faut pas oublier non plus le long mur d’Ottenby, qui va d’une côte à l’autre et sépare le domaine du reste de l’île ; il indique aux animaux jusqu’où s’étend le vieux domaine royal, et les avertit de ne pas s’aventurer sur une autre terre où ils seraient moins bien protégés.

Et ce ne sont pas seulement les animaux domestiques qui se trouvent bien à Ottenby. Les animaux sauvages eux-mêmes ont, dirait-on, le sentiment que dans un vieux domaine royal tous, sans distinction, doivent pouvoir trouver protection et abri ; c’est pourquoi ils s’y réunissent si nombreux. Outre les cerfs de l’ancienne souche qui ont survécu, et les lièvres, les canards tadornes et les perdrix, qui aiment cette terre, on y trouve au printemps et en automne des milliers d’oiseaux de passage. C’est surtout sur la côte de l’est, basse et marécageuse, devant le pâturage des moutons, que ces oiseaux descendent pour paître et se reposer.

Lorsque les oies sauvages et Nils Holgersson eurent enfin atteint Œland, ils descendirent sur la grève comme tous les oiseaux. Le brouillard couvrait l’île, aussi épais que sur la mer. Mais Nils n’en fut pas moins stupéfait de voir tant d’oiseaux dans le petit espace que ses yeux pouvaient parcourir.

C’était une plage basse parsemée de pierres et de flaques d’eau, à demi couverte de varech rejeté par la mer. S’il avait eu le choix, Nils ne se serait peut-être pas arrêté là, mais les oiseaux semblaient y être au paradis. Des canards et des oies grises paissaient dans le pré ; sur la grève couraient des bécasseaux, et autres oiseaux qui vivent sur les côtes. Les plongeons nageaient dans la mer et pêchaient. Mais c’est surtout sur les longs bancs de varech en avant de la côte qu’il y avait de l’animation. Les oiseaux s’y tenaient en rangs serrés, et picoraient des larves et des vers qui devaient y fourmiller, car on n’entendait personne se plaindre de manquer de nourriture.

La plupart devaient continuer leur voyage et ne s’étaient arrêtés que pour se reposer ; dès que le chef d’une bande estimait ses camarades suffisamment restaurés, il les appelait :

— Si vous êtes prêts, nous partons.

— Non, non, attendez ! Nous sommes loin d’être rassasiés, criaient les autres.

— Croyez-vous par hasard que vous allez vous bourrer jusqu’à ne pouvoir voler ? disait le chef.

Sur quoi, il faisait claquer ses ailes et prenait son élan. Mais très souvent il devait revenir, car les autres ne le suivaient pas.

Plus loin encore, au delà des derniers bancs de varech, nageait une bande de cygnes. Ils ne se souciaient pas d’atterrir, mais se reposaient en se laissant balancer par les vagues. De temps en temps ils plongeaient le cou dans l’eau et allaient chercher leur pâture au fond de la mer. Lorsqu’ils trouvaient quelque chose de particulièrement délicat, ils poussaient des cris pareils à des appels de trompettes.

Quand Nils apprit qu’il y avait des cygnes, il s’empressa de courir vers les bancs de varech. Il n’avait jamais vu de cygnes sauvages. Il eut la chance de pouvoir s’approcher très près d’eux.

D’ailleurs il n’était pas le seul à regarder les cygnes. Oies sauvages et oies grises, canards et plongeons formaient un cercle autour d’eux. Les cygnes gonflaient leurs plumes, levaient leurs ailes en guise de voiles, et redressaient leurs cous. Parfois l’un d’eux nageait vers une oie ou un plongeon et lui disait quelques mots ; l’autre semblait à peine oser lever le bec pour répondre.

Mais il y avait un catmarin, un petit diable noir, que toute cette solennité étouffait. Il plongea tout à coup et disparut sous l’eau. Bientôt après, l’un des cygnes poussa un cri, et se sauva, en nageant si vite que l’eau écumait autour de lui. Puis il s’arrêta et reprit son air majestueux. Mais bientôt un autre cria comme le premier, et puis un troisième.

Malheureusement le catmarin ne pouvait rester plus longtemps sous l’eau ; il réapparut, petit, noir, plein de malice. Les cygnes se précipitèrent contre lui, mais voyant à quel petit oiseau ils avaient affaire, ils s’arrêtèrent net, comme s’ils jugeaient indigne d’eux de s’en occuper. Alors le catmarin plongea de nouveau et se remit à leur pincer les pattes. Cela faisait sans doute mal aux cygnes, mais le pis est qu’ils ne pouvaient garder leur dignité. Tout à coup ils prirent une résolution. Ils se mirent à fouetter l’air de leurs ailes avec un grand bruit, s’élancèrent en avant, comme courant sur l’eau, eurent enfin assez d’air sous les ailes, et s’élevèrent.

Les cygnes partis, on les regretta beaucoup ; ceux qui avaient ri des tours du catmarin, le blâmaient maintenant de son insolence.

Le gamin retourna vers la terre. Il se mit à regarder le jeu des bécasseaux. Ils ressemblaient à des grues minuscules : comme les grues, ils avaient un petit corps, de hautes pattes, de longs cous, et des mouvements légers et flottants ; mais ils n’étaient pas gris, ils étaient bruns. Ils étaient alignés sur un rang au bord de la plage que les vagues léchaient et lavaient. Dès qu’une vague déferlait, tout le rang se retirait en courant. Dès que la vague était aspirée par la mer, ils la suivaient. Ils continuaient ainsi pendant des heures.

Les plus beaux de tous les oiseaux étaient les tadornes. Ils étaient bien parents des canards ordinaires, car comme eux ils avaient le corps lourd et trapu, le bec large et les pattes palmées, mais ils étaient plus superbement vêtus. Leur plumage était blanc ; autour du cou ils portaient une large bande jaune ; leurs ailes avaient des parements où brillaient le vert, le rouge et le noir, et des extrémités noires ; leur tête, d’un vert sombre, miroitait comme de la soie.

Dès que l’un d’eux se montrait sur la plage, les autres oiseaux criaient :

— Regardez donc ceux-là ! Voyez comme ils sont attifés !

— S’ils étaient moins beaux, ils n’auraient pas besoin de creuser leurs nids dans la terre, et pourraient couver leurs œufs à la lumière du jour comme nous autres, dit une cane brune.

— Qu’ils s’attifent comme ils veulent ; ils auront beau faire, jamais ils ne seront présentables avec un nez pareil, dit une oie grise.

Et c’était vrai. Les tadornes avaient une grosse bosse à la naissance du bec, qui gâtait leur figure.

Le long de la côte, des mouettes et des hirondelles de mer planaient et pêchaient :

— Qu’est-ce que vous prenez ? demanda une oie sauvage.

— Des épinoches, des épinoches d’Œland. Il n’y en a pas de meilleurs au monde, cria une mouette. Veux-tu en goûter ?

Et elle vola vers l’oie, le bec plein de petits poissons.

— Horreur ! Tu crois que je voudrais manger de cette saleté-là ? dit l’oie.

Le lendemain, le brouillard était aussi intense. Les oies sauvages paissaient dans le pré ; Nils était allé au bord de l’eau ramasser des moules. Il y en avait beaucoup ; songeant qu’on serait peut-être le lendemain dans un endroit où il ne trouverait rien à manger, il résolut d’essayer de fabriquer un petit sac qu’il remplirait de moules. Il trouva dans le pré de la laîche desséchée, tenace et forte, et il commença à tresser un sac. Ce travail l’occupa pendant plusieurs heures, mais il en fut très content lorsqu’il l’eut achevé.

Vers midi, toutes les oies sauvages de la bande accoururent pour lui demander s’il avait vu le jars blanc.

— Non, il n’était pas avec moi, dit Nils.

— Il était avec nous tout à l’heure, dit Akka, mais nous ne savons plus ce qu’il est devenu.

Nils se leva d’un bond, très effrayé. Il demanda si l’on avait vu un renard ou un aigle ou des hommes dans le voisinage. Personne n’avait rien vu de suspect. Le jars avait dû s’égarer dans le brouillard.

Le malheur n’en était pas moins grand pour Nils ; il se mit à la recherche du jars. Le brouillard, tout en le protégeant, lui permettait de courir partout sans être aperçu, mais l’empêchait de voir. Il s’en fut jusqu’à la pointe sud de l’île où se trouvent le phare et le canon qui tire dans le brouillard. Partout le même pullulement d’oiseaux, mais point de jars blanc. Il se hasarda jusque dans la cour du domaine d’Ottenby, et inspecta tous les chênes creux du parc ; nulle part il ne trouva trace du jars.

Il chercha jusqu’à la tombée de la nuit. Alors il dut retourner vers la côte de l’est. Il marchait à pas lourds, très découragé. Que deviendrait-il sans le jars ? Quand il arriva au milieu du grand pré, une forme blanche surgit du brouillard. C’était le jars. Il était sain et sauf et très heureux d’avoir retrouvé la bande. Le brouillard l’avait si bien égaré qu’il avait tourné autour du grand pré toute la journée, dit-il. Nils lui jeta ses bras autour du cou, et le supplia d’être prudent et de ne plus s’écarter des autres. Le jars promit qu’il ne recommencerait plus. Non, jamais plus.

Mais le lendemain matin, comme Nils se promenait au bord de la mer, les oies accoururent de nouveau pour lui demander des nouvelles du jars.

Nils ne l’avait point vu. Il avait donc disparu encore une fois. Comme la veille il s’était égaré dans le brouillard.

Nils, très effrayé, recommença ses recherches. Il trouva un endroit où le mur d’Ottenby s’était en partie écroulé, ce qui lui permit de le franchir. Au delà de l’enclos, l’île s’élargissait, et il y avait de la place pour des champs, des prés et des fermes. Il monta jusqu’au plateau qui occupe le milieu de l’île et où il n’y a d’autres constructions que des moulins à vent ; l’herbe y est si clairsemée que le calcaire blanc affleure.

Nulle part il ne trouva trace du jars ; comme le soir approchait, et qu’il fallait retourner auprès des oies, il fut convaincu que le jars était perdu. Il était si désespéré qu’il se traînait à peine.

Il avait déjà escaladé le mur, lorsqu’il entendit une pierre s’écrouler près de lui. En se retournant, il crut distinguer quelque chose qui remuait sur un tas de pierres tout contre le mur. Il s’approcha doucement, et tout à coup aperçut le jars qui grimpait péniblement sur les pierres, portant dans son bec quelques longues fibres de racines. Le jars ne vit pas le gamin, et celui-ci de son côté ne l’appela pas, car il voulait savoir pourquoi le jars disparaissait ainsi coup sur coup.

Il en connut bientôt la raison. Tout en haut du tas de pierres reposait une jeune oie grise qui cria de joie à la vue du jars. Nils se glissa plus près pour pouvoir entendre ce qu’ils disaient, et apprit que l’oie grise avait une aile blessée, qui l’empêchait de voler. Sa bande l’avait abandonnée, et sans le jars blanc, qui la veille avait entendu ses cris et l’avait secourue, elle serait morte de faim. Le jars avait continué de lui porter à manger. Tous les deux espéraient qu’elle serait guérie avant le départ du jars, mais elle ne pouvait encore ni voler ni marcher. Elle se désolait, le jars la réconfortait en disant qu’il ne partirait pas encore. Enfin, il lui dit bonsoir, promettant de revenir le lendemain.

Nils laissa partir le jars, et, dès que celui-ci fut hors de vue, il grimpa à son tour sur le tas de pierres. Il était furieux d’avoir été trompé, et comptait dire à cette petite oie grise que le jars était son bien à lui. Le jars devait mener Nils en Laponie ; il ne pouvait être question de le laisser rester en arrière à cause d’elle. Mais en voyant la petite oie grise de près, il comprit pourquoi le jars lui avait porté à manger pendant deux jours, et pourquoi il n’avait rien voulu dire. Elle avait la plus belle petite tête ; sa robe de plume était comme la soie la plus souple, et ses yeux étaient doux et suppliants.

Quand elle aperçut le gamin, elle voulut se sauver, mais son aile gauche était luxée et traînait par terre, empêchant tous ses mouvements.

— N’aie pas peur de moi, dit Nils, radouci. Je suis le Poucet, compagnon de voyage de Martin le jars, continua-t-il.

Puis il s’interrompit, ne sachant plus que dire.

Il y a parfois dans les animaux quelque chose qui nous oblige à nous demander à quelle espèce d’êtres nous avons affaire. On a presque peur que ce ne soient des êtres humains métamorphosés. Il en était ainsi de la petite oie grise. Dès que Poucet eut dit qui il était, elle inclina le cou et la tête devant lui avec infiniment de grâce ; puis d’une voix si jolie que Nils ne pouvait croire que ce fût celle d’une oie :

— Je suis bien heureuse que tu sois venu à mon aide. Le jars blanc m’a dit que personne n’est aussi intelligent et aussi bon que toi.

Elle parlait avec tant de dignité que Nils en fut tout intimidé. « Ce ne peut pas être un oiseau, se dit-il, c’est certainement une princesse enchantée. »

Il fut pris d’un grand désir de la secourir. Il plongea ses petites mains dans les plumes, et tâta l’os de l’aile. L’os n’était point brisé ; c’était dans l’articulation qu’était le mal. Le doigt du gamin s’enfonça dans une cavité vide. « Un peu de courage ! » dit-il, puis il empoigna vigoureusement l’os de l’aile et le remit en place. Il fit très vite et très bien cette opération, bien que ce fût la première fois, mais cela faisait sans doute très mal, car la pauvre petite oie poussa un cri aigu, puis elle retomba parmi les pierres, ne donnant plus signe de vie.

Nils eut très peur. Il avait voulu la secourir, et voilà qu’il l’avait tuée. Il sauta en bas du tas de pierres et se sauva. Il lui semblait qu’il avait tué un être humain.

Le lendemain matin, il faisait beau temps. Le brouillard avait disparu ; Akka donna l’ordre de continuer le voyage. Seul le jars blanc fit des objections. Nils comprenait très bien qu’il ne voulait pas quitter la petite oie grise. Mais Akka n’y fit point attention, et l’on se mit en route.

Nils sauta sur le dos du jars, et celui-ci suivit la bande, bien que lentement et à contre-cœur. Nils était heureux de quitter l’île. Il avait sur la conscience la mort de la petite oie et n’avait pu se décider à confier au jars la malheureuse issue de son intervention. Aussi bien valait-il mieux sans doute que Martin le jars n’en sût jamais rien, songeait-il. En même temps il s’étonnait que le grand blanc eût pu quitter l’oie grise.

Soudain, le jars tourna bride. La pensée de la petite oie ne lui laissait pas de repos. Tant pis pour le voyage en Laponie.

En quelques coups d’ailes il atteignit le tas de pierres. Mais point de petite oie !

— Finduvet ! Finduvet ! où es-tu ? cria le jars.

« Le renard l’aura prise », pensa Nils. Mais à ce moment il entendit une petite voix qui répondait :

— Je suis ici, jars ; je suis ici. Je viens de prendre un bain matinal.

Et la petite oie grise sortit de l’eau, saine et sauve. Elle raconta que Poucet lui avait remis l’aile en place, et qu’elle était guérie et prête à suivre les autres.

Les gouttes d’eau faisaient comme un ruissellement de perles sur son plumage chatoyant, et de nouveau Nils se dit que c’était une vraie petite princesse.