Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre VII

VII

LA VALLÉE DE LA RIVIÈRE DE RONNEBY

Vendredi, 1er avril.

Ni Smirre le renard ni les oies sauvages n’avaient cru qu’ils se rencontreraient jamais après avoir quitté la Scanie. Or nous avons vu que les oies sauvages avaient dû choisir le chemin du Blekinge, et c’est là que s’était réfugié Smirre. Il avait séjourné dans le nord de la province, mais il n’y avait point vu de grands parcs seigneuriaux remplis de chevreuils et de délicats broquarts. Il était on ne peut plus mécontent.

Un après-midi qu’il flânait dans une contrée déserte et pauvre, non loin de la rivière de Ronneby, il aperçut une bande d’oies qui traversait l’air. Il remarqua tout de suite que l’une d’elles était blanche et comprit à qui il avait affaire. Il les vit voler vers l’est jusqu’au-dessus de la rivière. Puis elles changèrent de direction et suivirent la rivière vers le sud. Il comprit qu’elles cherchaient un gîte pour la nuit au bord de l’eau, et espéra pouvoir s’emparer d’une ou deux d’entre elles sans trop de mal.

Mais lorsque Smirre eut enfin rejoint le gîte des oies, il se rendit compte qu’elles avaient trouvé une place où il ne pourrait les atteindre.

La rivière de Ronneby n’est pas un cours d’eau grand et puissant, mais elle est renommée pour ses beaux rivages. À diverses reprises elle passe entre des falaises abruptes qui surplombent l’eau et disparaissent sous le chèvrefeuille, les aubépines, les aulnes, les sorbiers et les saules ; et rien n’est plus agréable que de ramer sur la petite rivière sombre par un beau jour d’été, et de regarder toute cette molle verdure qui s’accroche à la falaise.

Mais en ce moment, c’était encore l’hiver ou le tout premier printemps, froid et gris ; tous les arbres étaient nus, et personne ne songeait à regarder si la rive était belle ou laide. Les oies sauvages s’estimèrent heureuses d’avoir trouvé sous la haute falaise une petite bordure de sable assez large pour qu’elles pussent s’y poser. Devant elles, la rivière bruissait, torrentueuse et forte par suite de la fonte des neiges ; derrière elles le rocher à pic était infranchissable, et des branches d’arbres pendantes les abritaient et les cachaient. Elles n’auraient pu trouver mieux.

Les oies s’endormirent instantanément, mais Nils ne put fermer les yeux. Dès que le soleil avait disparu, la frayeur des ténèbres et l’épouvante de la nature sauvage l’assaillaient et lui donnaient la nostalgie des hommes. Caché sous l’aile du jars, il ne pouvait rien voir, il entendait très mal, et il avait peur que quelque chose n’arrivât au jars sans qu’il pût l’avertir du danger. Des bruissements et des murmures lui arrivaient confusément de tous côtés ; enfin l’inquiétude le poussa à se dégager de l’aile et à s’asseoir par terre à côté des oies.

Smirre, du haut de la crête, allongeait le museau et, dépité, regardait les oies. « Voilà une poursuite qu’il vaut autant abandonner tout de suite, dit-il. Ce n’est pas toi qui pourrais descendre une montagne aussi escarpée, ni nager dans un torrent aussi violent, et il n’y a pas au pied de la falaise la moindre bande de terre qui mène à leur gîte. Mieux vaut cesser la chasse. »

Mais comme tous les renards, Smirre abandonnait difficilement une entreprise commencée. Aussi s’étendit-il tout au bord de la crête sans détacher ses yeux des oies sauvages. En les regardant, il récapitulait tout le mal qu’elles lui avaient fait. N’était-ce pas à cause d’elles qu’il était exilé de la riche Scanie, et forcé de vivre dans le pauvre Blekinge. Il s’excita de plus en plus ; il aurait été content de voir périr les oies, même s’il n’avait pu les manger lui-même.

La haine de Smirre était ainsi surexcitée lorsqu’il entendit tout à coup un grincement dans un grand pin et vit un écureuil descendre de l’arbre, poursuivi de près par une martre. Ni l’un ni l’autre n’aperçut Smirre, et celui-ci resta immobile à regarder la chasse qui allait d’arbre en arbre. Il regardait l’écureuil se mouvoir entre les branches si légèrement qu’il semblait voler. Il regardait la martre qui n’avait pas tout à fait la même habileté, mais néanmoins descendait et remontait sur les troncs d’arbre, avec la même sûreté qu’elle eût parcouru les sentiers plats de la forêt. « Si je savais grimper moitié aussi bien qu’elle, se dit-il, les oies là-bas ne dormiraient pas longtemps tranquilles. »

Lorsque l’écureuil fut pris et la chasse terminée, Smirre s’avança vers la martre, mais s’arrêta à quelques pas d’elle pour bien marquer qu’il n’avait point l’intention de lui enlever sa proie. Smirre savait tourner de belles phrases comme tous les renards. La martre par contre, qui avec son corps allongé et souple, sa tête fine, sa fourrure molle, sa gorge brun clair, apparaissait une petite merveille de beauté, n’était en réalité qu’une sauvage habitante des forêts ; elle répondit à peine. « Je m’étonne, poursuivit Smirre, qu’un chasseur de ton mérite se contente de prendre des écureuils, lorsqu’il y a à ta portée un bien meilleur gibier. » Il fit une pause, mais comme la martre lui riait insolemment au nez, il continua : « Serait-il possible que tu n’aies pas vu les oies sauvages là-bas, sous la falaise ? Ou n’es-tu pas un grimpeur assez habile pour descendre jusque-là. »

Cette fois il n’eut pas besoin d’attendre la réponse. La martre se précipitait vers lui, le dos rond et les poils hérissés. « Tu as vu des oies sauvages ? siffla-t-elle. Où sont-elles ? Parle ou je te saute à la gorge. — Doucement, doucement, rappelle-toi que je suis deux fois grand comme toi, et sois polie. Je ne demande pas mieux que de te montrer les oies. »

Un instant après elle était déjà en route ; Smirre suivait des yeux le corps de serpent de la martre, qui coulait de branche en branche ; il pensa : « Ce beau chasseur des bois a le cœur le plus cruel de toute la forêt. Je crois que les oies me devront un réveil sanglant. »

Mais au moment où Smirre s’attendait à entendre les cris d’agonie des oies, il vit la martre rouler d’une branche, et tomber dans l’eau qui jaillit de tous côtés. Puis ce fut un claquement d’ailes vigoureuses, et toutes les oies s’envolèrent dans une fuite précipitée.

Smirre pensa d’abord courir après les oies, mais il était curieux de savoir ce qui les avait sauvées, et il attendit le retour de la martre. La pauvre était trempée et s’arrêtait de temps en temps pour se frotter la tête avec ses pattes de devant. « Je pensais bien que tu serais maladroite et tomberais dans la rivière », dit Smirre avec dédain.

— Je n’ai pas été maladroite, tu n’as rien à dire. J’étais déjà sur une des dernières branches et je réfléchissais à la façon de m’y prendre pour tuer plusieurs oies, lorsqu’un petit bonhomme, pas plus gros qu’un écureuil, bondit et me lança une pierre à la tête avec une telle force que je suis tombée à l’eau ; avant que j’aie eu le temps d’en sortir… »

La martre n’eut pas besoin de continuer, elle n’avait déjà plus d’auditeur ; Smirre était loin, poursuivant les oies.

Cependant Akka avait volé vers le sud avec sa bande pour chercher un autre gîte. Il y avait encore quelques restes de la lumière du jour, et la lune à son premier quartier, très haut dans le ciel, permettait de voir un peu. Heureusement Akka connaissait bien le pays, pour avoir plus d’une fois été poussée par le vent sur la côte de Blekinge lorsqu’au printemps elle traversait la Baltique.

Elle suivit la rivière tant qu’elle la vit serpenter à travers le paysage, éclairée par la lune, pareille à une couleuvre noire et luisante. Elle arriva ainsi à Djupafors, où la rivière disparaît dans une crevasse souterraine, puis limpide et transparente comme si elle était de verre, s’engouffre dans une étroite déchirure où elle se brise en gouttes étincelantes et en écumes flottantes. Au bas de la chute toute blanche se trouvent quelques gros rochers entre lesquels l’eau s’élance en un torrent tumultueux ; Akka s’y posa. L’endroit était excellent, surtout à cette heure tardive où les hommes sont rentrés chez eux. Plus tôt les oies n’auraient guère pu s’y arrêter, car Djupafors n’est pas dans le désert. D’un côté de la cascade s’élève une fabrique de pâte de papier, et sur l’autre rive, qui est élevée et boisée, se trouve le parc de Djupadal où les hommes se promènent souvent par les sentiers escarpés et glissants afin de jouir de la beauté du torrent affolé là-bas dans la crevasse.

Ici comme ailleurs nos voyageurs ne songeaient point à la beauté du spectacle. Ils trouvaient plutôt un peu dangereux d’être forcés de se tenir debout pour dormir sur des pierres glissantes au milieu d’un torrent. Mais il fallait être content puisqu’on était à l’abri des bêtes de proie.

Les oies s’endormirent sur-le-champ ; le gamin, trop inquiet pour dormir, s’assit à côté d’elles afin de veiller sur le jars.

Bientôt Smirre arriva en courant au bord de l’eau. Il aperçut tout de suite les oies au milieu des tourbillons d’écume, et comprit qu’il ne pouvait pas davantage maintenant les attraper. Il s’assit sur la rive et les regarda longuement. Il était très humilié dans son honneur de chasseur.

Tout à coup il vit une loutre sortir de l’eau, un poisson dans la gueule. Smirre s’avança vers elle, s’arrêta à deux pas pour montrer qu’il ne comptait point lui ravir sa proie : « Tu es un drôle de corps qui te contentes de prendre du poisson lorsqu’il y a tout plein d’oies sauvages là-bas sur les rochers », commença Smirre. Il était si excité cette fois qu’il ne prit pas le temps de choisir ses mots aussi bien que d’habitude. La loutre ne tourna même pas la tête pour regarder le torrent. C’était une vagabonde, comme toutes les loutres. Elle avait plus d’une fois pêché dans le Vombsjö, et connaissait bien Smirre. « Je sais comment tu t’y prends pour t’emparer par ruse d’une truite, Smirre, dit-elle. — Ah ! c’est toi, Gripe, dit Smirre, très content, car il savait que cette loutre-là était une nageuse hardie et habile. Je ne m’étonne pas que tu n’aimes pas à regarder les oies, puisque tu es incapable d’arriver jusqu’à elles. » La loutre avait les pattes palmées ; elle possédait une queue aplatie et dure, aussi solide qu’une rame, et une fourrure imperméable à l’humidité ; elle ne voulut pas s’entendre dire qu’il y eût un torrent qu’elle ne pût remonter. Elle se tourna vers la rivière, aperçut les oies, jeta la truite et, de la berge escarpée, se précipita dans l’eau.

Si le printemps avait été plus avancé et que les rossignols eussent été de retour dans le parc de Djupadal, ils auraient célébré pendant de longues nuits la lutte de Gripe avec le torrent. Car la loutre fut plusieurs fois entraînée par les vagues et emportée au fil de l’eau, mais elle remonta opiniâtrément. Elle profitait des remous, rampait par-dessus les pierres et approchait peu à peu des oies sauvages. C’était vraiment une expédition périlleuse, et qui méritait d’être chantée par les rossignols.

Smirre suivait du regard la marche de la loutre. Il la vit enfin se hisser tout près des oies sauvages. Mais à ce moment un cri aigu et féroce retentit. La loutre tomba dans l’eau à la renverse, et le courant l’emporta comme un chaton aveugle. Puis les ailes des oies claquèrent. Elles s’enlevèrent, et s’enfuirent à la recherche d’un nouveau gîte.

La loutre revint bientôt à la berge. Elle ne dit rien, et se contenta de lécher une de ses pattes de devant. Lorsque Smirre se permit de la railler, elle s’écria enfin : « Ce n’est pas faute de savoir nager, Smirre. J’étais arrivée jusqu’aux oies et j’allais escalader le rocher, lorsqu’un tout petit bonhomme s’élança sur moi, et me porta un coup à la patte avec un fer pointu. Cela me fit si mal que je lâchai prise et roulai dans le torrent. »

Elle n’eut pas besoin de continuer son récit ; Smirre était déjà loin.

Encore une fois voilà Akka et sa bande volant dans la nuit. Heureusement pour elles, la lune ne s’était pas encore couchée, et grâce à sa lumière Akka put retrouver une troisième place qu’elle connaissait dans le pays. Elle suivit encore le cours de la rivière vers le sud. Elle vola par-dessus le domaine de Djupadal, les toits sombres et la belle cascade de la petite ville de Ronneby. Un peu au sud de la ville, non loin de la mer, se trouve la station de Ronneby avec son établissement de bains, ses sources, ses grands hôtels, et les villas des hôtes d’été. Tout est fermé, vide et désert pendant l’hiver, et tous les oiseaux le savent bien, car nombreuses sont les bandes qui par gros temps, cherchent un abri sur les balcons et les vérandas des maisons désertes.

Les oies sauvages s’installèrent sur un balcon et s’endormirent tout de suite selon leur habitude. Nils seul ne put pas dormir, car il ne voulait pas se glisser sous l’aile du jars.

Le balcon était exposé au midi, et de là le gamin pouvait voir la mer. Incapable de dormir, il contemplait la jolie façon dont en Blekinge la terre et la mer se rencontrent.

En effet la terre et la mer peuvent se rencontrer de bien des façons. Souvent la terre va au devant de la mer en déroulant des prés bas et plats, où l’herbe pousse en touffes, et la mer la rencontre avec des sables mouvants qu’elle entasse en bancs et en dunes. Elles s’aiment si peu, dirait-on, qu’elles veulent se montrer ce qu’elles ont de moins beau. Il arrive aussi qu’à l’approche de la mer, la terre dresse un rempart de montagnes comme pour arrêter une ennemie ; alors la mer lance des vagues furieuses, elle fouette, rugit, ébranle comme si elle voulait déchirer la côte.

Mais en Blekinge il en va tout autrement. La terre s’éparpille en îles, îlots et promontoires, parmi lesquels la mer s’insinue en golfes, en anses et en détroits ; elles semblent se rencontrer dans l’entente et la joie.

On ne voit pas bien tout cela en hiver, mais Nils se rendit pourtant compte que la nature ici était douce et souriante, et il commença à se sentir plus calme. Tout à coup il entendit un glapissement sinistre et aigu qui venait du parc. Il se leva et vit dans le clair de lune blanc un renard sous le balcon : Smirre avait encore suivi les oies. Mais comprenant que cette fois il n’y avait pas moyen de les attraper, il n’avait pu réprimer un long cri de dépit.

Ce cri éveilla Akka, l’oie-guide ; bien qu’elle ne pût rien voir, elle reconnut la voix. « C’est toi Smirre, qui rôdes dans la nuit ? dit-elle. — Oui, répondit Smirre, c’est moi. Je voudrais savoir ce que vous pensez de la nuit que vous avez eue grâce à moi. — Veux-tu dire que c’est toi qui nous as envoyé la martre et la loutre ? — Pourquoi nier un bel exploit ? Vous avez une fois joué avec moi le jeu des oies.