Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre I
I
NILS HOLGERSSON
Il était une fois un gamin d’environ quatorze ans, grand, dégingandé, avec des cheveux blonds comme de la filasse. Il n’était pas bon à grand’chose. Dormir et manger étaient ses occupations favorites ; il aimait aussi à jouer de mauvais tours.
Un dimanche matin, ses parents s’apprêtaient à aller au temple ; assis en bras de chemise sur un coin de la table, il se réjouissait de les voir partir et d’être son maître pendant une couple d’heures : « Je vais pouvoir, songeait-il, décrocher le fusil de père, et tirer deux ou trois cartouches sans que personne s’en aperçoive. »
On eût dit que le père devinait ses projets : au moment de partir, il s’arrêta sur le seuil et dit : « Puisque tu ne veux pas nous accompagner au temple, tu pourrais bien lire le prône à la maison. Me le promets-tu ?
— Oui, si vous voulez — il pensait bien ne lire que ce qui lui plairait.
Jamais il n’avait vu sa mère aussi prompte ; en un clin d’œil elle fut devant la petite étagère suspendue au mur ; elle y prit le sermonnaire de Luther, et le plaça sur la table, devant la fenêtre, ouvert au sermon du jour. Elle chercha aussi l’évangile de ce dimanche, et le mit à côté du sermonnaire. Enfin elle approcha de la table le grand fauteuil qu’on avait acheté l’année précédente à la vente du presbytère de Vemmenhög, et où d’ordinaire seul le père avait le droit de s’asseoir.
Le gamin songeait que la mère se donnait bien trop de mal pour cette mise en scène, car il ne lirait certes qu’une page ou deux. Mais de nouveau le père semblait deviner ses intentions ; il dit d’une voix sévère :
— Tâche de lire attentivement ; lorsque nous serons de retour, je t’interrogerai page par page ; gare à toi si tu en as sauté !
— Le sermon a quatorze pages et demie, ajouta la mère. Tu ferais bien de t’y mettre tout de suite si tu veux avoir fini à temps.
Ils partirent enfin ; de la porte le gamin les regardait s’éloigner ; il était comme pris au piège. Ils sont maintenant bien contents, murmura-t-il, de me savoir enfermé le nez sur un livre pendant toute leur absence.
Mais le père et la mère n’étaient pas du tout contents ; ils étaient au contraire très affligés. C’étaient de pauvres tenanciers ; leur domaine n’était guère plus grand qu’un bout de jardin. Quand ils s’y étaient installés, la ferme ne nourrissait qu’un cochon et quelques poules. Durs à la besogne, travailleurs et actifs, ils possédaient maintenant des vaches et des oies. Ils avaient en somme très bien réussi, et par cette belle matinée ils fussent partis de joyeuse humeur pour se rendre au temple s’ils n’avaient point pensé à leur fils. Le père s’affligeait de le voir si paresseux et si inerte : il n’avait rien voulu apprendre à l’école ; il était tout juste capable de mener paître les oies. La mère ne niait pas que cela fût vrai, mais elle s’attristait surtout de le voir si méchant et si insensible, cruel aux animaux, malveillant envers les hommes ; « que Dieu brise sa méchanceté, et lui donne un autre esprit, soupirait-elle, sinon, il fera son propre malheur et le nôtre ».
Après avoir longuement réfléchi, le gamin décida qu’il valait mieux cette fois obéir. Il s’installa dans le grand fauteuil et se mit à lire en marmonnant à voix basse. Bientôt le bruit de sa propre voix parut l’endormir. Il eut conscience lui-même qu’il s’assoupissait.
Dehors il faisait le plus magnifique temps de printemps. On n’était qu’au 20 mars, mais la commune de Vemmenhög est située tout au sud de la Scanie, et le printemps était déjà en plein travail. Il n’avait pas encore fait reverdir les arbres, mais tout bourgeonnait et rayonnait. Il y avait de l’eau dans tous les fossés, et le pas-d’âne fleurissait sur les talus des routes. Toutes les petites mousses et les lichens qui poussaient sur le mur de pierre avaient bruni et brillaient. La forêt de hêtres, tout au fond, gonflait à vue d’œil, et semblait à chaque instant plus épaisse. Le ciel paraissait très haut et avait une couleur bleue très pure. La porte de la maisonnette était restée entr’ouverte et laissait pénétrer les trilles des alouettes. Dans la cour, les poules et les oies picoraient ; les vaches, qui sentaient l’air printanier jusqu’au fond de l’étable, faisaient entendre de temps en temps un long mugissement.
Le gamin lisait, s’assoupissait, sursautait et luttait contre le sommeil.
— Je ne veux pas m’endormir, car alors je n’aurai pas fini de toute la matinée.
Mais, en dépit de cette résolution, il finit par céder au sommeil.
Avait-il dormi longtemps ou seulement quelques instants ? Il ne le savait, mais un léger bruit derrière lui l’éveilla.
Sur le rebord de la fenêtre, en face de lui, une petite glace reflétait presque toute la pièce. Comme il levait la tête, ses yeux rencontrèrent la glace, et il s’aperçut que le grand coffre de sa mère était ouvert.
La mère possédait un gros coffre de chêne, lourd et massif, garni de ferrures, qu’elle ne permettait à personne d’ouvrir. Elle y gardait toutes les choses qu’elle avait héritées de sa propre mère et auxquelles elle tenait beaucoup. C’étaient des robes de paysanne à l’ancienne mode, en drap rouge, à la taille courte, aux jupes plissées et aux plastrons brodés de perles. C’étaient des coiffes blanches, empesées, et de lourdes boucles et chaînes d’argent. Les gens ne voulaient pas porter ces vieux costumes, et souvent la mère avait songé à s’en défaire, mais n’avait pu s’y résoudre : ces choses lui tenaient trop au cœur.
Or, le gamin vit nettement dans la glace que le couvercle du coffre était ouvert. Il ne comprenait pas comment c’était possible, car la mère avait certainement fermé le coffre avant de partir ; elle ne l’aurait jamais laissé ouvert, lorsque son fils était seul à la maison.
Il se sentit tout à fait mal à l’aise. Il eut peur qu’un voleur ne se fût glissé dans la maison. Il n’osait bouger : immobile, il regardait fixement la glace.
Il attendait que le voleur se montrât ; tout à coup il se demanda ce que signifiait cette ombre noire qui tombait sur le bord du coffre. Il regardait, regardait, et ne pouvait en croire ses yeux. Mais peu à peu, ce qui au début n’avait été qu’une ombre, se précisa, et bientôt il se rendit compte que c’était une réalité. Il y avait là un tomte ni plus ni moins, installé à califourchon sur le bord du coffre.
Certes le gamin avait bien des fois entendu parler des tomtes, mais jamais il n’avait pensé qu’ils pussent être aussi petits. Celui-ci n’était pas plus haut qu’un revers de main. Il avait un vieux visage ridé et imberbe, et portait un vêtement noir très long, des culottes et un chapeau noir à larges bords. Sa toilette était très soignée : des dentelles blanches autour des poignets et du cou, des chaussures ornées de boucles et des jarretières à gros nœuds. Il avait retiré du coffre un plastron brodé, et examinait le travail d’autrefois avec un tel recueillement qu’il ne vit pas que le gamin s’était réveillé.
Celui-ci était bien étonné de voir le tomte, mais il n’eut pas très peur. Comment aurait-il pu avoir peur d’un être si petit ? Et puisque le tomte était absorbé au point de ne voir ni d’entendre, le gamin se dit qu’il serait amusant de lui faire une niche : le pousser par exemple dans le coffre, et rabattre le couvercle ou quelque chose de ce genre.
Son courage n’allait pourtant pas jusqu’à oser toucher de ses mains le tomte. Aussi chercha-t-il des yeux un objet avec lequel il pût lui porter un coup. Ses regards erraient du lit-canapé à la table et de la table au fourneau. S’élevant vers les casseroles et la cafetière, placées sur une planchette, ils allaient au fusil du père suspendu au mur entre les portraits de la famille royale de Danemark, atteignaient les géraniums et les fuchsias qui fleurissaient devant la fenêtre, pour tomber enfin sur un vieux filet à papillons accroché au montant de la croisée.
À peine eut-il aperçu le filet à papillons, il le saisit vivement, bondit et le rabattit sur le bord du coffre. Il fut surpris lui-même de sa chance, car il avait bel et bien attrapé le tomte. Le pauvret gisait au fond du filet, la tête en bas, incapable d’en sortir.
Au premier abord le gamin ne sut que faire de sa proie. Il agitait seulement le filet afin d’empêcher le tomte de regrimper.
Le tomte se mit à parler et de tout son cœur le supplia de lui rendre la liberté. Il leur avait fait du bien pendant de longues années, dit-il, et méritait un autre traitement. Si le gamin le lâchait, il lui donnerait un vieux daler, une cuillère d’argent et une monnaie d’or grosse comme la montre du père.
Le gamin ne trouva pas cette offre très généreuse, mais depuis qu’il s’était emparé du tomte, il en avait peur. Il se rendait compte qu’il avait affaire à quelque chose d’étranger et d’effrayant, qui n’appartenait pas à son monde, et ne demandait qu’à sortir de cette aventure.
Aussi acquiesça-t-il immédiatement à la proposition du tomte, et cessa d’agiter le filet pour permettre au petit bonhomme de regrimper. Toutefois au moment où son prisonnier était presque sorti du filet, il eut l’idée qu’il aurait dû s’assurer de grands biens et toutes sortes de choses. Pour commencer, il aurait au moins dû exiger que le sermon lui entrât tout seul dans la tête. « Que j’ai donc été bête de le laisser partir », se dit-il, et de nouveau il se mit tout à coup à agiter le filet.
Mais au même instant il reçut une gifle si formidable qu’il lui sembla que sa tête allait éclater. Il fut projeté d’abord contre un mur puis contre l’autre ; enfin il tomba par terre, et demeura inanimé.
Lorsqu’il reprit connaissance, il était seul dans la pièce ; nulle trace du tomte. Le couvercle du coffre était rabattu ; le filet à papillons était à sa place accroché à la fenêtre. S’il n’avait pas ressenti une douleur cuisante à la joue, il aurait été tenté de croire que tout cela n’avait été qu’un rêve. « Quoi qu’il en soit, se dit-il, père et mère affirmeront toujours que c’était un rêve. Ils ne me feront pas grâce du sermon à cause du tomte. Aussi vaut-il mieux que je me remette à lire. »
Ce disant, il s’avançait vers la table, lorsque tout à coup il remarqua quelque chose d’étrange. Il n’était pas possible que la maison se fût agrandie. Mais comment expliquer autrement qu’il eût à faire un si grand nombre de pas pour atteindre la table ? Et qu’avait donc la chaise ? Elle ne semblait pas être devenue plus grande ; pourtant il dut se hisser d’abord jusqu’au barreau inférieur et de là grimper sur le siège. De même pour la table, il ne put en voir le dessus qu’en escaladant le bras du fauteuil.
« Qu’est-ce que cela signifie ? se dit-il. Je crois que le tomte a enchanté le fauteuil et la table et toute la maison. »
Le sermonnaire était toujours ouvert sur la table et ne paraissait pas changé ; pourtant il vit bien qu’il y avait là encore quelque chose de bizarre, car il ne put lire un seul mot sans se placer debout sur le livre même.
Il lut quelques lignes, puis leva la tête. Ses yeux tombèrent de nouveau sur la glace, et il s’écria tout haut : « Tiens, en voilà encore un ! »
Dans le miroir, il voyait nettement un petit, tout petit homme en bonnet pointu et en culottes de peau.
— Celui-là est habillé exactement comme moi, s’écria-t-il en joignant les mains de surprise. Alors le petit bonhomme de la glace fit le même geste.
Le gamin se mit à se tirer les cheveux, à se pincer, à pirouetter sur lui-même ; aussitôt l’homme de la glace imitait ses mouvements.
Rapidement il fit le tour de la glace pour voir s’il y avait quelqu’un caché là derrière. Mais il n’y avait personne. Il se prit alors à trembler, car il comprenait tout à coup que le tomte l’avait ensorcelé, et que l’image reflétée par la glace était son image à lui.
Les oies sauvages
Cependant le gamin ne pouvait se faire à l’idée qu’il était transformé en tomte. « Ce ne peut être qu’un rêve ou une imagination », pensait-il. « Si j’attends quelques instants, je serai encore un être humain. »
Il se posta devant le miroir et ferma les yeux. Il ne les rouvrit qu’au bout de quelques minutes, s’attendant à voir cesser l’enchantement. Mais non : il était toujours aussi petit. Sauf pour la taille, il était d’ailleurs exactement comme avant. Les cheveux filasse et les taches de rousseur sur le nez, et les pièces aux culottes de cuir, et le raccommodage des bas, il retrouvait tout, mais à une échelle minuscule.
Rien ne servait d’attendre. Il fallait agir. Et ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de chercher le tomte pour s’efforcer de faire la paix avec lui.
Il sauta à terre et se mit à chercher. Il regarda derrière les chaises et les armoires, sous le lit, et dans le four. Il se faufila même dans quelques trous de souris, mais en vain.
Tout en cherchant, il pleurait, suppliait, faisait toutes sortes de promesses : jamais plus il ne trahirait sa parole, jamais il ne serait méchant, jamais il ne s’endormirait pendant le sermon. Si seulement, il redevenait un être humain, il serait le garçon le plus obéissant, le plus doux et le plus gentil. Mais il eut beau promettre, cela ne servait de rien.
Tout à coup il se rappela avoir entendu la mère dire que les tomtes ont coutume de se tenir à l’étable ; il résolut d’y aller. Par chance, la porte de la maison était restée ouverte ; il n’aurait jamais pu arriver à ouvrir le loquet. Il sortit sans encombre.
Arrivé sur le pas de la porte, il chercha des yeux ses sabots, car dans la maison il se promenait naturellement en chaussons. Comment pourrait-il se servir de ses gros et lourds sabots ? Mais au même instant il découvrit sur le seuil une paire de tout petits sabots. Cette découverte ne fit qu’accroître sa peur : si le tomte avait eu la prévoyance de changer jusqu’à ses sabots, n’était-il pas à supposer que cette malheureuse aventure allait se prolonger ?
Sur la vieille marche en bois de chêne, devant la porte, un moineau sautillait. À peine eut-il aperçu le gamin, qu’il se mit à pépier et à crier : « Tui-tuit, vois. Regarde Nils, le gardeur d’oies ! Regarde le petit Poucet ! Regarde Nils Holgersson Poucet ! »
Les oies et les poules se tournèrent tout de suite vers Nils ; il y eut un gloussement et un caquettement formidables. « Cocorico ! chanta le coq, c’est bien fait ! » — « Cra, Cra, Cra, c’est bien fait ! » crièrent les poules, et elles continuèrent indéfiniment à répéter la même chose. Les oies se rassemblèrent, se serrant les unes contre les autres, allongeant leurs têtes toutes ensemble, et elles demandaient : « Qui a pu faire ça ? Qui a pu faire ça ? »
Le plus merveilleux, c’est que le gamin comprenait leur langage. Surpris, il demeura un moment sur la marche à les écouter.
« C’est parce que je suis changé en tomte que je connais le langage des oiseaux. »
Il trouvait insupportables les poules qui ne cessaient de glousser et de crier que c’était bien fait. Il leur lança une pierre pour leur imposer silence : « Voulez-vous vous taire, canailles. »
Malheureusement il avait oublié qu’il n’était plus de taille à faire peur aux poules. Toute la troupe se précipita vers lui, l’encercla et se mit à glousser : « Cra, cra, cra, c’est bien fait ! Cra, cra, cra, c’est bien fait ! »
Le gamin essaya de s’échapper, mais les poules le poursuivirent, en criant à le rendre sourd. Il n’aurait jamais pu s’en débarrasser, si le chat de la maison n’avait fait son apparition. Dès que les poules le virent, elles se turent et firent semblant d’être uniquement occupées à gratter le sol et à chercher des vers.
Le gamin courut vers le chat. « Mon petit Minet, dit-il, toi qui connais si bien tous les trous et les coins et recoins de la ferme, tu serais bien gentil de me dire où je trouverai le tomte. »
Le chat ne répondit pas tout de suite. Il s’assit, disposa élégamment sa queue autour de lui, et fixa le gamin. C’était un grand chat noir à la poitrine blanche. Ses poils lisses brillaient au soleil. Ses griffes étaient bien rentrées. Ses yeux étaient entièrement gris, avec une toute petite fente étroite au milieu. Il avait un air bonasse.
— Certainement je sais où demeure le tomte, dit-il d’une voix très douce, mais crois-tu que je vais te le dire ?
— Mon cher Minet, il faut que tu m’aides. Tu ne vois donc pas qu’il m’a ensorcelé ?
Le chat entr’ouvrit ses paupières, et un reflet vert signifia sa méchanceté. Il ronronna et ronfla de plaisir avant de répondre.
— Tu veux que je t’aide pour te remercier de m’avoir si souvent tiré la queue ? dit-il enfin.
Le gamin se fâcha et oublia complètement qu’il était petit et impuissant. — « Je pourrais bien encore te tirer la queue, moi, s’écria-t-il. Attends un peu ! »
En un instant le chat fut si transformé qu’on aurait à peine dit le même animal. Chaque poil de son corps se hérissait. Le dos s’était voûté, les pattes s’étaient allongées, les griffes égratignaient le sol, la queue était devenue épaisse et courte, les oreilles s’étaient couchées au ras de la tête, la bouche crachait, les yeux agrandis brillaient d’un feu rouge.
Le gamin ne voulut pas se laisser effrayer par un chat. Il fit un pas en avant. Alors le chat bondit et retomba droit sur le gamin, le jeta à terre et se planta sur lui, les pattes de devant sur sa poitrine, la gueule ouverte sur sa gorge.
Le gamin sentait les griffes qui à travers la veste et la chemise lui entraient dans la chair ; les dents pointues lui chatouillaient la gorge. Il appela au secours de toute la force de ses poumons.
Mais personne ne vint, et il crut bien que sa dernière heure avait sonné. Il sentit enfin que le chat rentrait ses griffes et lâchait prise.
— Voilà ! cela suffit. Je te laisse aller pour cette fois à cause de la patronne. Je voulais seulement te faire comprendre qui de nous est le plus fort.
Là-dessus le chat s’en alla, aussi patelin et bonasse qu’auparavant. Le gamin était si honteux qu’il ne souffla pas mot, mais s’en fut vers l’étable à la recherche du tomte.
Il n’y avait que trois vaches. Mais lorsque le gamin se montra, il y eut un tapage et un beuglement à faire croire qu’il y en avait au moins trente.
— Meuh ! meuh ! meuh ! mugissait Rose de Mai, c’est heureux qu’il y ait une justice en ce monde !
— Meuh ! meuh ! meuh ! continuaient-elles toutes ensemble. Il ne put distinguer ce qu’elles disaient, car elles mugissaient plus fort l’une que l’autre.
Il voulait parler du tomte, mais il ne réussit pas à se faire entendre : les vaches étaient en pleine révolte. Elles se démenaient comme lorsqu’il faisait entrer dans l’étable un chien étranger. Elles lançaient des coups de pied, agitaient leurs chaînes, tournaient la tête en arrière, et menaçaient de leurs cornes.
— Viens un peu, criait Rose de Mai, et je te donnerai un coup de pied que tu n’oublieras pas de sitôt !
— Viens, dit Lys d’Or, je te ferai danser sur mes cornes !
— Viens ici, approche un peu et je t’apprendrai ce que je ressentais, moi, l’été dernier, lorsque tu me lançais ton sabot ! rugit l’Etoile.
— Viens ! je te ferai payer la guêpe que tu me lâchais dans l’oreille ! beugla Lys d’Or.
Rose de Mai, l’aînée et la plus sage d’entre elles, était la plus furieuse. — Viens, dit-elle, tu seras récompensé pour avoir si souvent tiré le pied de l’escabeau, au moment où ta mère allait nous traire, pour tous les crocs-en-jambe que tu lui as donnés lorsqu’elle passait emportant les seaux de lait, pour toutes les larmes qu’elle a pleurées ici-même sur toi.
Le gamin aurait voulu leur dire qu’il regrettait d’avoir été méchant envers elles, et qu’il ne recommencerait plus jamais, si seulement elles consentaient à lui dire où était le tomte. Mais les vaches faisaient un tel tapage et s’agitaient si violemment qu’il eut peur de les voir se détacher ; il jugea plus prudent de se glisser hors de l’étable.
Dans la cour, il se sentit très découragé. Il se rendait compte que personne n’était disposé à l’aider à trouver le tomte. D’ailleurs, le trouvât-il, cela ne servirait probablement pas à grand’chose.
Il grimpa sur le mur de pierres sèches qui entourait la ferme, et qui disparaissait par endroits sous les ronces et les épines. Il s’y assit pour réfléchir à ce qu’il arriverait s’il ne redevenait pas homme. D’abord lorsque père et mère reviendraient de l’église, quel étonnement ! Oui, il y aurait de l’ébahissement dans tout le pays, et des gens viendraient de Vemmenhög-Est, et de Torp et de Skurup ; de toute la commune on viendrait le voir. Et peut-être ses parents le conduiraient-ils à la foire de Kivik pour le montrer.
C’était terrifiant. Il aimerait mieux que personne ne le vît plus jamais. Quel malheur que le sien ! Nul n’était aussi à plaindre. Il n’était plus un homme, mais un monstre.
Il commençait peu à peu à comprendre ce que cela signifiait de n’être plus un homme. Il était dorénavant séparé de tout : il ne pourrait plus jouer avec d’autres gamins ; il ne pourrait pas prendre à bail la ferme après ses parents, et très certainement il ne trouverait jamais de jeune fille qui voudrait l’épouser.
Il regardait sa maison. C’était une petite chaumière de torchis qui semblait s’enfoncer dans la terre sous le poids d’un toit de paille haut et escarpé. Les dépendances étaient aussi toutes petites, les bouts de champs si étroits qu’un cheval y trouvait à peine la place de tourner. Mais si petite et pauvre qu’elle fût, cette demeure était maintenant trop bonne pour lui. Il n’avait plus le droit de demander rien de mieux qu’un trou sous le plancher de l’écurie.
Il faisait un temps merveilleusement beau. Tout autour de lui l’eau ruisselait, les branches bourgeonnaient, les oiseaux gazouillaient. Lui seul portait un gros chagrin. Il ne se réjouirait plus de rien.
Jamais il n’avait vu le ciel aussi bleu. Les oiseaux migrateurs passaient par bandes. Ils revenaient de l’étranger ; ils avaient traversé la Baltique, se dirigeant droit sur le cap de Smygehuk, et maintenant ils allaient vers le nord. Il y en avait de différentes espèces, mais il ne reconnaissait que les oies sauvages, qui volaient sur deux longues lignes formant un angle.
Plusieurs bandes d’oies avaient déjà passé. Elles volaient très haut, mais il entendait pourtant leurs cris : « Nous partons pour les fjells. Nous partons pour les fjells. »
Lorsque les oies sauvages apercevaient les oies domestiques qui se promenaient dans la basse-cour, elles abaissaient leur vol, et criaient : « Venez avec nous ! Venez avec nous ! Nous partons pour les fjells. »
Les oies domestiques ne pouvaient s’empêcher de lever la tête pour écouter. Mais elles répondaient, pleines de bon sens : « Nous sommes bien ici. Nous sommes bien ici. »
C’était, comme nous l’avons dit, un jour merveilleusement beau avec un air qui invitait au vol, si frais, si léger. À mesure que de nouvelles bandes passaient, les oies domestiques devenaient plus inquiètes. Elles battaient par moment des ailes comme décidées à suivre les oies sauvages. Mais chaque fois il se trouvait parmi elles quelque vieille commère qui disait : « Ne faites donc pas les folles. Celles-là auront à souffrir de la faim et du froid. »
Or, il y avait un jeune jars à qui les appels des oies sauvages avaient donné une grande envie de partir. — « S’il vient encore une bande, je l’accompagnerai », dit-il.
Une nouvelle bande arriva, appelant comme les précédentes. Alors le jars répondit : « Attendez ! Attendez ! Je viens. »
Il déploya ses ailes et s’éleva dans l’air, mais il avait si peu l’habitude de voler qu’il retomba à terre.
Les oies sauvages semblaient cependant avoir entendu son cri. Elles revinrent lentement en arrière pour voir s’il allait les rejoindre. « Attendez ! Attendez ! » criait-il, en faisant un nouvel effort.
Le gamin entendait tout du mur où il s’était caché. « Quel dommage si le grand jars allait s’envoler ! Père et mère en auraient du chagrin s’il était parti lorsqu’ils reviendront du temple. »
Il en oublia une fois encore qu’il était petit et sans force. Il sauta au milieu des oies, et jeta ses bras autour du cou du jars. « Tu resteras ici, tu entends », cria-t-il.
Mais juste à ce moment, le jars avait compris ce qu’il fallait faire pour s’élever du sol. Il ne put s’arrêter pour secouer le gamin, et celui-ci fut emporté dans l’air.
Il fut enlevé avec une rapidité qui lui donna le vertige. Avant d’avoir pensé à lâcher prise, il se trouva si haut qu’il se serait tué s’il était tombé à terre.
Il n’avait plus qu’à essayer de se hisser sur le dos de l’oie. Il y parvint, mais avec beaucoup de peine. Il n’était pas facile non plus de se maintenir sur le dos lisse et glissant, entre les deux ailes battantes. Il dut plonger ses deux mains dans les plumes et le duvet pour ne pas être précipité.
L’étoffe à carreaux
Un long moment le gamin eut des vertiges qui l’empêchèrent de se rendre compte de rien. L’air sifflait et le fouettait, les ailes frappaient, les plumes vibraient avec un bruit de tempête. Treize oies volaient autour de lui. Toutes caquetaient et battaient des ailes. Les yeux éblouis, les oreilles assourdies, il ne savait si elles volaient haut ou bas ni quel était le but du voyage.
Enfin il se ressaisit, et comprit qu’il devait tâcher de savoir où on le conduisait. Mais comment aurait-il le courage de regarder en bas ?
Les oies sauvages ne volaient pas très haut, car leur nouveau compagnon de voyage n’aurait pu respirer un air trop léger. À cause de lui elles volaient aussi moins vite qu’à l’ordinaire.
Enfin le gamin eut l’audace de jeter un regard au-dessous de lui. Il fut surpris de voir étendue là-bas comme une grande nappe, divisée en une infinité de grands et de petits carreaux.
« Où pouvons-nous bien être ? » se demanda-t-il.
Il regarda encore. Rien que des carreaux. Il y en avait d’étroits et longs ; quelques-uns étaient de biais, mais partout l’œil rencontrait des angles et des bords droits. Rien de rond, aucune courbe.
« Qu’est-ce donc que cette grande pièce d’étoffe à carreaux ? » grommela-t-il, sans attendre de réponse.
Mais les oies sauvages qui volaient autour de lui crièrent immédiatement : « Des champs et des prés. Des champs et des prés. »
Il comprit alors que l’étoffe à carreaux était la plaine de Scanie qu’on traversait. Et il comprit aussi pourquoi elle semblait si bariolée. Les carreaux vert tendre, il les reconnut d’abord : c’étaient les champs de seigle ensemencés l’automne précédent et restés verts sous la neige. Les carreaux gris-jaunâtre étaient des chaumes où en été il y avait eu du blé, les carreaux bruns, d’anciens champs de trèfle, les noirs, des champs de betteraves dépouillés et nus ou bien des terres en friche. Les carreaux bruns bordés de jaune étaient certainement des bois de hêtres, car dans ces bois les grands arbres du milieu se dépouillent en hiver tandis que les jeunes arbrisseaux de la lisière gardent jusqu’au printemps leurs feuilles jaunes et desséchées. Il y avait aussi des carreaux foncés avec quelque chose de gris au milieu : c’étaient les grosses fermes aux toits de chaume noircis entourant des cours pavées. D’autres carreaux encore étaient verts au milieu avec une bordure brune : c’étaient des jardins où les pelouses verdissaient déjà, bien que l’on vît encore l’écorce nue des buissons et des haies.
Le gamin ne put s’empêcher de rire en contemplant tous ces carreaux.
Mais quand elles l’entendirent, les oies sauvages crièrent sur un ton de reproche : « Pays bon et fertile, pays bon et fertile ».
Il reprit vite son sérieux : « Comment, songeait-il, oses-tu rire après la plus terrible mésaventure qui puisse arriver à un être humain ? »
Il demeura grave un moment, mais bientôt la gaieté le reprit.
Il s’habituait à cette façon de voyager, à la vitesse, et pouvait songer à autre chose qu’à se maintenir sur le dos du jars ; il commençait à observer combien l’espace était rempli de bandes d’oiseaux, tous en route vers le nord. Et c’étaient des cris et des appels d’une bande à l’autre.
— Ah ! vous voilà, vous avez fait la traversée aujourd’hui ? criaient les uns.
— Mais oui, mais oui, répondaient les oies. Où en est le printemps ici ?
— Pas une feuille aux arbres et l’eau est glaciale dans les lacs, répondit-on.
Lorsque les oies traversaient un endroit où l’on voyait des oiseaux domestiques, elles les hélaient : « Comment s’appelle cette ferme ! Comment s’appelle cette ferme ? » Alors le coq tendait le cou et chantait : « La ferme s’appelle Petit-Champ, cette année comme l’an dernier, cette année comme l’an dernier. »
La plupart des fermes portaient le nom de leur propriétaire, comme c’est l’usage en Scanie, mais au lieu de répondre que c’était la ferme de Per Matson ou de Ola Bosson, les coqs inventaient des noms qu’ils trouvaient plus convenables. Dans les chaumières pauvres et les petites métairies, ils criaient : « Cette ferme s’appelle Grain-volant » ; et dans les plus misérables : « Cette ferme s’appelle Mâche-petit ! Mâche-petit ! Mâche-petit ! »
Les vastes fermes des paysans riches recevaient de beaux noms, comme Champ fortuné, Colline aux œufs, Bourg d’argent.
Mais les coqs des châteaux et des grands domaines étaient trop orgueilleux pour plaisanter. L’un d’eux chanta et cria comme s’il avait voulu se faire entendre jusqu’au soleil : « Voici le château de Dybeck, cette année comme l’an dernier, cette année comme l’an dernier ! »
Et un peu plus loin un autre criait : « Voici Svaneholm. Tout le monde le sait. »
Le gamin remarqua que les oies ne se dirigeaient pas en ligne droite. Elles volaient et planaient sur toute la grande plaine de Scanie comme si, heureuses d’être de retour, elles voulaient saluer chaque maison.
Elles arrivèrent à un endroit où se dressaient quelques grands bâtiments lourds, surmontés de hautes cheminées, et entourés de maisonnettes.
« C’est la raffinerie de Jordberga, criaient les coqs. C’est la raffinerie de Jordberga ! » Le gamin tressaillit. Comment n’avait-il pas reconnu cet endroit ? Ce n’était pas très loin de chez lui ; l’été précédent il y avait été placé comme petit pâtre. Mais vu d’en haut, tout avait un autre aspect.
Jordberga ! Jordberga ! Et Asa, la gardeuse d’oies, et le petit Mats qui avaient été ses camarades ! Comme il aurait aimé savoir s’ils étaient encore là. Qu’est-ce qu’ils auraient dit, s’ils s’étaient douté que Nils volait en ce moment au-dessus de leur tête ?
Mais bientôt on perdit de vue Jordberga ; on vola vers Svedala et Skabersjö, pour revenir vers le couvent de Börringe.
Le gamin vit plus de la Scanie en cette seule journée que pendant toutes les années qu’il avait vécu.
Lorsque les oies sauvages rencontraient des oies domestiques, c’est alors qu’on s’amusait le plus ; elles volaient très lentement en appelant : « Nous voilà en route pour les fjells. Venez-vous ? Venez-vous ? »
Mais les oies domestiques répondaient : « L’hiver est encore dans le pays. Vous êtes venues trop tôt. Repartez ! Repartez ! »
Les oies sauvages descendaient très bas pour se faire bien entendre, et criaient : « Venez, nous vous apprendrons à voler et à nager ! »
Irritées, les oies domestiques ne daignaient même pas caqueter une réponse.
Les oies sauvages s’abaissaient encore davantage jusqu’à effleurer presque le sol, puis elles remontaient comme des flèches en faisant semblant d’être effrayées. « Aï, aï, aï ! criaient-elles. Ce n’étaient pas des oies. Ce n’étaient que des moutons. Ce n’étaient que des moutons. »
Alors les oies domestiques étaient furieuses et criaient : « Puisse-t-on vous fusiller et vous abattre toutes tant que vous êtes, tant que vous êtes ! »
En entendant ces plaisanteries, le gamin riait. Puis, l’idée de son malheur lui revenant, il pleurait, pour rire de nouveau quelques moments plus tard. Jamais auparavant il n’avait voyagé avec cette rapidité ; il avait toujours aimé aller à cheval, vite, follement vite. Mais naturellement il n’avait jamais imaginé que l’air fût là-haut si délicieusement frais ni qu’on y respirât d’aussi bonnes senteurs de terre humide et de résine montant du sol. Jamais non plus il ne s’était rendu compte de ce que ce serait que de voler si haut au-dessus de la terre. C’était en quelque sorte s’envoler loin des soucis et des chagrins et des ennuis de toute espèce.