Imprimerie de « L'Événement » (p. 143-152).

XVI

Désespérance et réconfort.


Hélas ! où achevait-il de luire ; sur quelle glèbe affreuse hérissée d’orties allait-il s’éteindre le jour précieux qui lui annonçait l’avenir doré dans la gerbe en fleurs de ses illusions premières de jeune et fringant politicien ? La vie politique lui était pourtant apparue avenante et superbe, mais c’était à l’âge où l’on sort du collège avec, dans les oreilles, les échos encore vibrants de quelques beaux discours de Saint-Jean-Baptiste ou de distribution de prix, prononcés par le député ou le maire de l’endroit ; à l’âge où l’on ignore tout de la vie des faiseurs de lois et où le néant des connaissances détermine l’infini des aspirations. L’édifice s’est écroulé avec les échafaudages. Il ne trouvait plus devant lui que la ruine, la solitude. Oui, tout s’était effondré sous les coups terribles du hasard. Une vie basse allait remplacer celle qu’il s’était imaginée ; la marge d’azur était désormais abolie de cet horizon attendri par la joie extatique d’une aube dorée… Oh ! les rêves qui se heurtent à l’impossible…

Donat Mansot est là, depuis déjà plusieurs jours, perdu, hébété devant tant de beaux rêves anéantis, comme un malheureux devant le cercueil vide de son seul ami… Ses illusions sont tombées comme les feuilles sous le souffle froid de l’hiver qui va venir.

Une illusion !… Qu’est-ce enfin qu’une illusion ?…

Un éclair qui brille et passe, poussé on ne sait comment au milieu de nos glaces, pauvre clochette parfumée qui tinte et frissonne… Mais le ciel est si noir quand l’éclair a passé !… la glace si froide quand le vent arrache la fleur…

Maintenant, comment allait-il vivre ? Il n’avait jamais fait d’économies, même en rêve, du temps où il représentait le peuple à la Chambre ; il gagnait quinze cents piastres par année, mais, le père le lui avait reproché assez amèrement, au bout de l’année il accrochait avec peine les deux bouts, de sorte qu’il s’était toujours trouvé en équilibre de la plus inquiétante instabilité sur la corde tendue au-dessus du gouffre de la plus hideuse faillite. Il avait toujours eu, du reste feu et lieu, à la Chambre, dans un bon et confortable fauteuil… Mais où sont les sièges d’antan ?…

C’est ainsi que, la tête encerclée de papillons noirs, rêve et mélancolise l’ancien député de l’Achigan. Comme il est loin ce soir joyeux d’une action héroïque alors qu’il revenait de Saint-Vidal, avec dans le cœur la joie profonde d’une nomination inespérée et prometteuse d’un avenir irradié des mille couleurs de l’arc-en-ciel d’une vie sans gêne…

Et maintenant, où est-il lui-même ?

Dans l’alcôve funèbre d’une maison de santé, à Mastaï, où son ami Lamirande l’a conduit, une nuit de tempête, dans une berline fermée, comme un criminel dans le panier à salade d’une patrouille de nuit… Les derniers événements de sa vie, de sa pauvre vie de politicien, l’ont fortement ébranlé ; il est encore brûlant de la fièvre d’une maladie terrible, mystérieuse ; il vient de passer des nuits d’angoisse déchirant toutes ses pensées à l’obsession d’un seul mot : VENDU !

Son front de fièvre écrasé sur la vitre glacée d’une fenêtre, Donat regarde, au dehors, le mélancolique paysage hibernal des campagnes de Beauport. La neige tombe à flocons pressés, silencieusement, adoucissant de sa nappe virginale tous les contours brusques, mettant sa ouate immaculée sur les bruits du monde… Comme à travers un voile, Donat voit les grands peupliers élever vers le ciel des bras décharnés et chargés de givre. Nul bruit, ni au dehors, ni au dedans… La chambre est un tombeau où il est seul avec ses souvenirs. Et quels souvenirs !… Le froid de la vitre éclaircit, semble-t-il, son cerveau malade et il en dissipe les brumes épaisses qui s’y sont amoncelées depuis de longues semaines. Il se rappelle maintenant plus distinctement les derniers événements.

Il se souvient que l’on a fait une enquête sur les accusations portées contre lui par le « Dominion » ; une enquête sévère dont tout le poids est retombé sur lui… sur lui seul… Mais les autres ?… Ceux à qui il a donné de l’argent pour lui aider à faire passer le Bill 600… Ils étaient aussi coupables que lui, ceux-là !… Et ils sont libres !… et ils sont considérés, Quoi !… on ne connait même pas leur nom !… On ne les montre pas du doigt !

Hélas ! on n’a pas même voulu entendre son témoignage dans cette enquête de malheur. Il se le rappelle bien maintenant… non… on ne l’a pas interrogé.

Lui seul, pourtant, savait tout… On ne lui a rien demandé de ce qu’il savait… On l’a condamné seul, sans l’entendre. Et puis après, que se rappelle-t-il encore ?

Pendant les premiers jours de l’enquête, il a erré, fiévreux, dans les couloirs du Parlement, s’attendant toujours qu’on viendrait lui faire dire sa version du « crime ». On ne la lui a pas demandée.

Une après-midi, le Premier ministre l’appela dans son Bureau.

« Monsieur Mansot, lui avait-il dit, tout simplement, vous allez donner votre démission au président de la Chambre. »

« Au moins, Monsieur le Premier Ministre, va-t-on m’entendre ? » se souvient-il d’avoir demandé timidement au chef du gouvernement.

— Oui, lui répondit le Premier Ministre ; et vous parlerez ; vous direz tout car je veux voir, entendez-vous, le fonds et le tréfonds de cette affaire…

Il attendit encore un jour, deux jours. L’enquête continuait, les séances se multipliaient jours et nuits et les témoins défilaient avec régularité devant les juges… Puis ?…

Et puis, il ne se rappelle plus rien. Il n’y a plus que de la nuit dans ses souvenirs. Un jour, cependant, ou plutôt, c’était la nuit ou le soir, il a cru avoir entrevu trois hommes qui, longtemps, l’ont examiné, ausculté, tâté ; mais il a toujours cru à un mauvais rêve, à un cauchemar. La tête lui faisait mal ; il avait de grands bourdonnements dans les oreilles, ses tempes étaient serrées comme dans un étau.

Et c’est hier seulement qu’il a eu pour la première fois depuis que la nuit s’était faite dans son cerveau la sensation de la vie.

Un garde-malade de la maison vint lui dire que quelqu’un voulait le voir. Et Octave Lamirande entra aussitôt :

« Alors, cela va bien, mon vieux !… tout à fait bien !… Tu en réchapperas, j’en étais sûr. »

— J’ai donc été très malade, demanda Mansot.

— Aux portes du tombeau, mon pauvre ami, je n’ai plus le droit de te le cacher.

— Un accident ?… Une maladie subite ?…

— Foudroyante… Je t’avais quitté, un soir, au sortir du Parlement. Tu devais être enfin entendu devant la commission d’enquête, le lendemain. Tu n’étais pas malade alors, tu semblais même mieux que d’habitude, tu paraissais plus joyeux…

— Oui, oui je me souviens. Aussitôt que nous nous fûmes séparés, je fus rejoint par trois de mes collègues et un conseiller législatif… À quoi bon te les nommer… cela ne doit pas plus t’intéresser que les autres… Et puis, tu aurais des doutes qu’il vaut mieux que tu n’aies pas. On m’emmena au restaurant de l’Auditorium et nous causâmes naturellement de « l’affaire ». J’étais nerveux on m’offrit une première, puis un une seconde, et, enfin, une troisième consommation que j’ingurgitai tout d’un trait. Après…

— Après ?…

— Après ?… La nuit, le néant !… Une minute de conscience seulement ou mieux peut-être, un rêve ; tu étais à côté de moi, dans une voiture qui filait à toute vitesse, qui nous emportait dans la nuit… Je voulais parler ; ma gorge s’y refusait. Ensuite ?… des cauchemars, des rêves affreux… des hommes qui me palpent en tous sens et qui veulent me faire parler.

— Des médecins, mon vieux, des médecins tout simplement que la commission d’enquête avait envoyés auprès de toi. On voulait, maintenant à tout prix te faire donner ton témoignage, au moment où tu n’en étais plus capable… dire ce que tu savais… donner des noms… Tu étais tombé malade, juste à l’instant où l’on avait besoin de toi, pardi !… C’est ce que tout le monde croit. Cela dérangeait beaucoup les juges. De fait, ils disaient que l’enquête maintenant n’avait plus raison d’être continuée du moment que l’on ne pouvait plus t’entendre, toi, le témoin principal disaient-ils. Et, c’était juste ! Aussi, le tout se termina, comme l’on dit, en queue de poisson. Des accusations n’avaient été portées, en somme, que contre toi qui ne pouvais pas en accuser d’autres. Tu avais donné ta démission et on la considéra comme une juste punition. Le rapport du comité d’enquête ne contient pas d’autre chose… Bref ! le lendemain, on prorogeait les Chambres avec le cérémonial habituel. On ne parle plus de rien ; tout est mort. Et sais-tu, mon ami, quand tout cela se passait ? Voilà un mois, mon pauvre vieux, un mois bien compté… Tu as été malade pendant tout ce temps-là, entre la vie et la mort, inconscient tout à fait…

— Mais c’est affreux !…

Maintenant, mon ami, le pire est passé pour toi.

Ce qui est fait est fait. Il ne s’agit plus que d’oublier. Une fois remis tout-à-fait, tu auras le devoir envers toi-même de te refaire une vie… Tu n’as pas de projets ?

— Et, comment veux-tu que j’aie fait des projets… Je viens de l’autre monde.

— C’est vrai… un mort, un revenant ! Tu vois, j’oublie vite moi, je n’y pensais plus déjà. Fais de même. Le passé est passé. Face à l’avenir.

— L’avenir…

— Il n’est pas très rose, c’est vrai, mais il n’est pas si sombre que tu peux le croire… qu’il t’est permis de le croire dans l’état d’esprit où tu te trouves en ce moment… Alors, commençons par le commencement, je présume que tu en as assez de la politique ?…

— Hélas ! j’en ai même trop… Au reste, comment pourrais-je même penser à cette vie-là. Je ne suis plus député et pourrais-je jamais le redevenir ? Il faudrait me faire réélire et comment affronter mes pauvres chers électeurs ?…

— D’abord, tu ne les connais pas tes pauvres chers électeurs pas plus que tu ne connais les électeurs des autres comtés de la province. Ils t’éliraient, tous !…. Je te dirai franchement que tu ne le mériterais pas, ils t’éliraient quand même. Mais tu ne te présenteras plus, tu fais bien. Tournons nos yeux ailleurs… Ta situation est-elle vraiment si pénible ? Que diable tu es un homme et devant un homme, il n’y a pas que je sache que la carrière politique qui soit ouverte. C’est même la dernière, à mon sens ; en tous cas, elle est la plus ingrate, la plus difficile… pour un naif comme toi ; tu étais trop bonne pâte pour ce métier ; ou du moins tu n’as pas eu suffisamment d’apprentissage pour réussir dans cette carrière de roueries, de trucs, de ruses et de finasseries… Et, pendant que je suis en veine de conseils et en voie de te faire un sermon, veux-tu que je te dise une chose ?… Une carrière est présentement ouverte devant toi et tu peux y entrer tout droit, par la grande porte, fier et libre. C’est celle de la terre… Ne fais pas la grimace, mon vieux !… Tu es terrien par atavisme ; retourne à la terre comme devraient le faire tant de pauvres gens transplantés si malheureusement dans la ville ; comme je devrais le faire moi-même si j’avais les qualités que tu as… et aussi les moyens. Ton père te recevra comme l’Enfant Prodigue et je suis sûr qu’il ne refusera pas les jeunes bras qui viendront s’offrir pour aider aux siens déjà affaiblis, pour remuer la bonne glèbe et couper les blés jaunes, chanter avec lui…

…la chanson du pain qui monte dans les gerbes.

Et tu auras ainsi, non pas seulement travaillé pour toi, mais tu auras fait beaucoup pour les autres ; tu auras fait une œuvre du plus pur patriotisme ; tu auras fait de la bonne de la saine politique en prêchant par ton exemple, le retour à la terre, la seule question qui devrait présentement passionner nos hommes politiques de quelque parti qu’ils soient, et qu’ils négligent le plus ; celle enfin, dont l’heureuse solution est la garantie certaine de la richesse et du bonheur de notre pays Allons, dis : ainsi-soit-il. Ai-je raison ou ai-je tort ?…

Donat Mansot avait écouté son ami jusqu’au bout sans le moindre signe de protestation ou d’approbation.

La brunante lentement enveloppait d’ombre la pièce se trouvaient les deux hommes. Mansot se leva et alla de nouveau coller son front pâle sur la vitre glacée de la fenêtre. Au dehors, la belle neige floconnait toujours. Le village, aussi loin que l’obscurité naissante permettait de voir, était enveloppé de gaze mouvante. À chaque coup de la brise qui commençait de s’élever tout disparaissait, sans bruit, dans un profond linceul, tout s’enveloppait d’un silence étrange et mystérieux, mélancolique à faire mourir…