Imprimerie de « L'Événement » (p. 133-142).

XV

Le Bal du Gouverneur.


Sous la lumière des lustres qui pailletait les habits noirs et mettait des fleurettes scintillantes sur les épaules nues, Donat Mansot marchait lentement à côté de son ami Octave Lamirande. Ils se trouvaient dans la fastueuse salle de l’Assemblée Législative transformée en salle de bal.

« Je te le répète, mon cher, c’est ce soir la meilleure occasion que tu puisses jamais saisir par les cheveux de rencontrer le premier ministre et de lui demander de t’aider, tout en lui avouant ce qui est arrivé. L’atmosphère d’un bal est toujours plus propice aux pardons que celle d’un bureau officiel ou d’une salle de délibération. Tu prendras le Premier de bonne humeur, tu lui expliqueras tout, tu avoueras, et il t’aidera… au moins de ses conseils. Tu vois, il semble déjà bien disposé… Aux yeux de son factotum, le ministre des Travaux Publics, il ne devait pas y avoir de bal qui tînt devant une enquête immédiate… et le bal a lieu comme si rien n’était. Pour moi, c’est bon signe. »

Et, joyeux, Lamirande ajouta :

« Et nous aurons ainsi, de plus, joui du spectacle de cette belle fête… Si tu veux je te présenterai à la Princesse Patricia… Je l’ai connue, l’autre semaine, à Spencer Wood…

La salle bleu et or des délibérations législatives avait subi vraiment une transformation radicale. Elle faisait, avec sa sœur, la salle or et rouge du Conseil, un cadre magnifique aux passions enivrantes du bal. Sur le fond des riches tentures dont on l’avait garnie se détachaient des œuvres d’art, des bronzes, des médaillons, des palmiers géants.

Grâce au chatoiement des joyaux, au reflet des perles et des satins, un sortilège agissait sur l’esprit de Donat Mansot. Il était devenu presque joyeux et il marchait comme en une sorte d’hypnose quand son nom fut dit par Lamirande qui le présentait à la princesse.

Debout dans un angle de la grande salle, elle recevait les hommages des hôtes. Un sourire animait l’ovale pur de son visage dont les lignes un peu fières s’adoucissaient d’une grâce spirituelle sous des cheveux blonds. Une vision de beauté radieuse traversa l’esprit de Mansot. On lui parlait ; il balbutia quelques mots. Puis, la vision s’était éloignée. Il entendit dans un murmure de paroles confuses, le bruit moelleux des pas sur le tapis, le frisson d’étoffes soyeuses. Il entendit aussi Lamirande :

« C’est une nature d’exception, toute intelligence et bonté et beauté… Elle estime les hommes d’après leur valeur réelle et non d’après leur situation. J’ai déjà causé avec elle… on peut aborder tous les sujets ; elle s’intéresse à tout… »

— Ah ! je vous trouve, lança à côté d’eux, une voix joyeuse. J’étais surpris de ne pas vous voir.

C’était le député Gringoire

« Vous savez, dit-il, que tous les ministres sont ici, même le Premier… Vrai ! j’ai cru, un instant, hier, que plusieurs ne viendraient pas… surtout Sir Omer… vous savez, à cause de cette satanée affaire du « Dominion »… Non, mais, quelle sale affaire ! Quelle affaire ! quelle affaire !… Qui peut bien viser le « Dominion » ? Vrai, je ne voudrais pas être à la place du coupable. Enfin, ça se découvrira. Le Premier semble bien décidé, comme il dit, à voir le fonds et le tréfonds… Nous connaîtrons les noms, d’une façon ou d’une autre… »

Un nuage passa dans les yeux de Mansot que Lamirande entraîna pendant que Gringoire prenait du côté du buffet.

— Viens, dit Lamirande, écoutons, regardons… c’est amusant au possible ces fêtes…

Ils s’arrêtèrent un instant près d’une baie qui s’élargissait d’une lourde portière relevée à moitié.

Deux petites femmes, adorables du reste, causaient derrière : « Non, mais, quel froid, ma chère, depuis quelques jours… J’ai été obligée de me commander un tas de choses chez Renfrew… Je n’avais vraiment plus rien à me mettre… »

— C’est comme moi, ma chère. J’ai passé la moitié de la semaine chez Ladislas… Nous pensions pouvoir partir la semaine prochaine pour un voyage d’un mois à Montréal, mais mon mari ne me trouve pas assez bien… J’étais enragée quand il m’a dit cela… — Imagine-toi que sous prétexte d’hygiène, mon mari me force de marcher avec lui de longues heures, le soir, quand personne ne nous voit et qu’on ne voit personne…

— Quelle horreur !…

— Oui, vois-tu, il ne veut pas comprendre que cela m’épuise.

— Alors, tu préfères rester toute la journée à la maison ?…

— Y penses-tu ?… Je trotte tout le temps. Tiens, aujourd’hui, j’ai fait dix magasins. Je suis restée chez Paquet quatre heures debout pour essayer…

— Si ton mari t’entendait…

— Les hommes ne comprennent rien, ma chère…

— C’est vrai… et je sais pourquoi, moi, un vieux monsieur me l’a expliqué, l’autre soir, dans un « scope » Il l’avait lu dans un livre. Voyons… ça commence au Paradis Terrestre…

— Non !

— Parfaitement. Tu sais qu’Ève a goûté la première à la pomme ? Ce n’est qu’après de longues hésitations qu’Adam s’est décidé à manger sa part du fruit défendu et il a à son tour possédé la science du bien et du mal promise par le serpent. Mais Ève avait sur lui près d’une heure d’avance… et cette heure-là, ma chère, les hommes ne l’ont jamais rattrapée…

Les deux jeunes femmes s’esclaffèrent.

« Charmant » , fit Lamirande, en entraînant son ami.

Ils passèrent près de l’honorable Adolphe Lepire qui développait une thèse au milieu d’un groupe de belles écouteuses. Les trois hommes se saluèrent d’un léger signe de tête.

— Il s’entraîne, remarqua Octave… il « ventille son intellect ». Tout le brillant à la surface… L’effet seulement… du boursouflé !…

Une volée de petites notes gémies sous les cordes pincées des violoncelles et des violons, s’apprêtant à jouer, venait d’un coin de la salle… Les deux amis se trouvaient maintenant dans la galerie qui sépare la salle des députés de celle du Conseil. Au-delà des tentures pendantes, une mélodie s’élevait, après le prélude ; des sons subtils, exquis et délicats, erraient d’une pièce à l’autre. L’haleine rythmée des accords anima d’une vie troublante toutes les lèvres. Et, sous l’enchantement des thèmes musicaux de la valse, Mansot maintenant sentait se confondre ses impressions. À travers une échancrure des portières, il voyait comme en un rêve tournoyer les couples.

— Tu sais, mon vieux, lui dit Lamirande, il faut te montrer plus joyeux que cela…

Mais Mansot ne répondit pas. Il s’affala sur un fauteuil ; gagné par l’émotion tendre émanée des instruments et qui consolait en lui une souffrance dont il ne savait que trop, hélas ! la cause, une vague tristesse gémit en lui. Il se sentit étranger, misérable dans un milieu fastueux, heureux. Il croyait parcourir un pays de chimères où les merveilles abondaient ; mais il se sentait entouré d’embûches… Il s’effraya et il allait se mettre à pleurer comme un enfant quand Octave, le prenant par le bras :

— Viens au buffet… c’est plus gai.

Le buffet avait été établi dans la salle du Comité des Bills Privés. Mansot y pénétra avec un serrement de cœur ; jamais salle ne lui parut plus lugubre. Plusieurs députés et quelques ministres étaient attablés devant d’assez savants « drinks » américains. Mansot aperçut le premier Ministre qui causait avec le Ministre de l’Agriculture.

Il sembla aussitôt à Mansot, et Octave lui en fit, du reste, la remarque, que le visage de Sir Omer attestait un ennui trop visible dans les coins tombants des lèvres et aux rides, aux angles des paupières. En causant avec son collègue, il hochait la tête comme s’il répondait à une pensée informulée et ses paupières, abaissées ou relevées, frémissantes, semblaient se débattre contre une vague lassitude. Son large plastron, piqué d’un brillant, donnait un singulier relief à la carrure de son buste fâcheusement gâté par la poussée d’un bedon envahissant rétif à l’action comprimante des ceintures.

Donat s’inquiéta de la sombre physionomie du Premier et de ses furtifs et inaccoutumés à-coups nerveux.

« Il vaudrait peut-être mieux, dit-il à Lamirande, retarder l’entrevue. »

— Non, mon vieux, le vin est tiré, il faut le boire… C’est, du reste, ce que nous allons faire en réalité… Tu prends ?…

— Un sherry whisky.

— Moi, un Manhattan cocktail…

Ils s’assirent tous deux à une petite table non loin de celle se trouvait Sir Omer.

Près d’eux causaient avec grand entrain le ministre des Travaux Publics et un populaire échevin de Montréal. L’échevin ingurgitait rasade sur rasade, et à chacune d’elle il élevait d’un ton la conversation. On parlait politique fédérale.

« Il est sûr, disait le ministre, qu’un remaniement complet du ministère sera annoncé, dans quelques jours, à Ottawa. »

— Et qui mettra-t-on à la place des ministres qui vont partir ? demanda l’échevin.

— Parbleu ! des médiocrités. Cela satisfait toujours les partis.

— Et même le pays, compléta l’échevin qui ne manquait pas d’intelligence et qui, pour le moment, en était rendu au fa dièze… À mon sens, ajouta-t-il, la prospérité sociale ne saurait être mieux assurée que par le gouvernement des médiocrités.

Le ministre des Travaux Publics ne broncha pas sous le coup de fouet inconscient mais direct de l’échevin … Il chercha toutefois à détourner la conversation et hasarda une opinion sur l’intervention probable du gouvernement de Washington dans les affaires passablement embrouillées du Mexique.

Donat Mansot avait commandé un second « sherry whisky » et Lamirande, cette fois, hasarda un « scotch » sec…

Un garçon vint dire au ministre de l’Agriculture que quelqu’un l’attendait dans le couloir. Le Premier se trouvant seul se leva pour quitter la salle.

Allons, fit Lamirande, c’est le temps de prendre le taureau par les cornes.

« Splendide réception… bien réussie… n’est-ce pas Monsieur le Premier Ministre ?…

— Hum !… Oui… Et qu’est-ce que je puis faire pour vous, Monsieur Lamirande ?… et pour vous, Monsieur Mansot ?…

Un lourd silence, pendant une minute, plana dans ce coin de salle, entre les deux hommes. Assurément, le taureau ne se laisserait pas facilement prendre par les cornes comme l’avait souhaité le téméraire avocat.

Ce fut ce dernier qui, une fois encore, rompit le pénible silence.

— Monsieur le Premier, dit-il, je suis avocat, et je viens me faire, ce soir, auprès de vous, celui de mon ami Mansot.

— C’est une mauvaise cause ? demanda le premier ministre.

— Franchement… oui… mauvaise.

— Monsieur Lamirande, je doute alors de votre succès… Je préfère vous l’avouer immédiatement… Votre client a un casier judiciaire.

— Un casier judiciaire ?… murmura Octave, consterné.

— Monsieur le Premier, hasarda timidement Mansot, également bouleversé, veuillez vous expliquer.

— Oui, un casier judiciaire… du moins à mes yeux… Vous me faites son juge, monsieur Lamirande, je puis donc être préjugé… Enfin, de quoi s’agit-il ?

— D’abord, de l’article du « Dominion »…

La figure du premier devint sombre comme une nuit d’orage.

— Et après ?…

— Eh ! bien, ce député visé dans l’article du « Dominion »… c’est Mansot et il demande votre protection contre… ce qui pourrait arriver… « Humanum est errare », n’est-ce pas monsieur le Premier ? Mon ami a commis une faute dont il connait maintenant la gravité… Il n’ignore pas ce qui peut lui arriver : la déchéance, la déconsidération, la mort… politique. Mais enfin monsieur le Premier, l’erreur est humaine… le pardon est divin… Vous êtes tout puissant… vous pouvez faire que cet acte n’ait pas de suites fâcheuses…

De nouveau, le silence plana, pénible, inquiétant, Mansot baissait la tête comme un coupable devant son juge. Sir Omer, de son binocle, à petits coups nerveux, tambourinait sur son plastron.

Contre toute attente l’orage n’éclata pas ; il n’y eut ni éclats de voix, ni exclamations courroucées, ni grands gestes tragiques…

L’acte de Mansot, dit tranquillement le premier ministre, ne me surprend pas. Mansot n’a jamais été un bon partisan de ma politique. Je parlais tout à l’heure d’un casier judiciaire, j’y reviens, M. Mansot a commis tout récemment un crime contre la politique du gouvernement, de mon gouvernement… Trop parler nuit, monsieur Mansot… Et, ce soir du banquet, magnifique, du reste, que vous offraient vos électeurs, vous parlâtes trop… Vous avez renié ma politique, votre parti… Vous êtes un mauvais partisan. Il m’est donc impossible de vous accorder, dans les circonstances, la protection que vous réclamez de moi… Je serais un mauvais chef de parti… Que diraient les autres ?…

— Mais Monsieur le Premier, hasarda Mansot, atterré…

— Si le « Dominion », continua le Premier, dans le prochain article qu’il promet, donne votre nom, il faudra aussitôt remettre votre démission au président de l’Assemblée.

L’avocat et son client étaient consternés. Le premier ministre maintenant s’éloignait. Lamirande voulut de nouveau intervenir, tenter quelques arguments nouveaux…

— Inutile, M. Lamirande… répondit Sir Omer… Vous aviez raison, votre cause est trop mauvaise… trop mauvaise…

Et le premier ministre disparut dans le couloir.

— Mon pauvre Donat, dit l’avocat, je l’avais prévu : ce n’est pas quand tu vendais aux Américains tes collègues et quand tu te vendais toi-même, que tu signais ton arrêt de mort ;… ce crime-là, il peut encore se pardonner, s’effacer. La faute que tu as commise en critiquant dans un moment de trop grande et de trop coupable sincérité la politique de ton gouvernement ne se remet pas. C’est, dans la théologie politique québécoise, ce que l’on peut appeler un crime de présomption, un péché contre le Saint-Esprit et tu sais qu’il n’y a pas de rémission contre ces péchés-là…