Imprimerie de « L'Événement » (p. 123-132).

XIV

La minute tragique


La session, maintenant, tirait à sa fin.

Rien ne ressemble moins au couronnement de plusieurs mois passés à la fabrication des lois d’un pays que la fin d’une session parlementaire et rien n’est plus semblable à une fin d’année scolaire qu’une fin de session parlementaire : même tapage, mêmes jeux, mêmes brimades. Les ultimes leçons des dix mois scolaires et les bills de la dernière heure en voient assurément de toutes les couleurs. Au Parlement, cela commence quinze jours avant la fin alors que l’on se met à vider les pupitres de tout ce que plusieurs mois de travaux ardus et compliqués y ont accumulé.

Des galeries, les spectateurs s’amusent…

— On s’amuse toujours, du reste, à la Chambre. C’est que l’on peut y observer, en tout temps d’une session une collection de types comme il n’est pas souvent donné d’en voir d’un seul coup d’œil. Et on les observe dans leurs attitudes les plus diverses ; tantôt dans le sans-gêne engageant de l’homme d’intérieur, tantôt dans la posture la plus digne de l’homme public. Nous voyons, dans la collection, se coudoyant, l’homme qui travaille et qui bûche et celui qui ne fait rien ; l’homme correct et digne et l’homme débraillé et insouciant ; celui qui est là pour travailler à la prospérité du pays et au bien-être de la population et celui qui veut simplement gagner son salaire ; celui qui a le souci d’être quelqu’un à la Chambre et celui qui « attend qu’on sorte ».

Ajoutons qu’une séance à la Chambre est une salutaire leçon de choses… morales.

À peine la cloche a-t-elle sonné la reprise des travaux parlementaires qu’ils rentrent tous, ministres et députés, pour s’atteler, de longues heures durant, à la rude tâche de confectionner nos lois… Grandes et nobles figures que tous ces esclaves du suffrage ; hommes « émerveillables » qui consentent pour une infime indemnité à sacrifier leur temps, leur travail, leur talent, à leurs semblables, ingrats et oublieux. Ils ne craignent pas de s’exposer à toutes les intempéries des saisons pour venir remplir leurs devoirs. Ils savent que le pays a besoin d’eux et cela leur suffit… À peine assis dans leur fauteuil, ils se recueillent pour mieux écouter l’inspiration du patriotisme. Leur attitude penchée indique à quel fécond labeur ils se livrent pour forger ces lois concises qui font le bonheur du peuple… Des gens sans respect prétendent qu’ils dorment, mais ce sont là calomnies atroces ; ils pensent et ce spectacle est réconfortant…

Or, en cette séance de fin de session, le 30 mars, 19…, le député Robert Hébert étant à faire un discours sur la réduction des armements dans la province, il se produisit un événement qui devait non seulement prolonger la session de plus de quinze jours, faire parler sérieusement de démission en bloc du cabinet et creuser des vides dans les rangs serrés des parlementaires, mais marquer une étape véritablement tragique dans la marche de la politique québécoise.

On était donc, cette après-midi, à l’étude du budget et l’on venait d’attaquer l’« item » qui avait trait à l’embellissement des abords des édifices du Parlement ; l’opposition faisait remarquer au gouvernement que les canons de luxe placés comme ornements sur certains coins de gazon, n’étaient pas toujours en bon état et le député Hébert avait saisi l’occasion pour suggérer aux ministres qu’il était vraiment temps, en ce siècle de conventions de la Haye, de réduire les armements dans la province. Au milieu d’un long discours, il rappelait à ce sujet l’exemple du Luxembourg :

« Pendant plusieurs années, Monsieur l’Orateur, disait-il, les autorités luxembourgeoises avec la même patience et la même ardeur que Noé mit à construire son arche, avaient réussi à fondre un canon, un seul, mais un canon tel qu’en pourraient rêver la France, l’Angleterre et l’Allemagne. Quand il fut terminé toute la population l’installa en grande pompe sur l’une des places publiques. Il faisait l’admiration de tous les Luxembourgeois et la terreur des étrangers. Le jour de son inauguration on tira un boulet, histoire d’en faire l’essai et voici ce qui arriva. Le boulet fila pendant des lieues et des lieues, Monsieur l’Orateur ; il traversa la frontière allemande, fit encore plusieurs lieues et s’en alla tomber dans une rue de Berlin au milieu d’un groupe de militaires occupés à fourbir leurs armes pour la prochaine guerre. La terreur fut indicible. On avertit le Kaiser. Celui-ci ordonna une enquête pour savoir d’où partait le boulet. L’enquête, bien menée, aboutit à la découverte du « Krupp » luxembourgeois. Aussitôt, les autorités militaires de la principauté reçurent un ordre d’avoir à cesser les « hostilités » sous peine d’être l’objet d’une conférence de diplomates à Londres. On eût sur le champ déclaré la guerre au Luxembourg que la population n’eût pas été plus terrorisée que par la seule perspective du châtiment dont on la menaçait. L’on s’assembla et l’on délibéra. Alors, on résolut, comme solution à la question, d’amputer du quart la gueule du fameux canon et l’on fit en sorte, Monsieur l’Orateur, que quand on tirait de ce canon le boulet ne dépassât pas d’une ligne la frontière… C’est cela, Monsieur l’Orateur, c’est cela la réduction bien entendue des armements… Nous, de cette province… »

À ce moment une terrible exclamation poussée par un député en même temps qu’un long murmure se fit entendre à l’extrême droite et un énergique « Order » du président retentit jusque dans les coins les plus reculés de la salle.

Le député Charron était à lire le « Dominion » qu’un page venait de lui apporter quand il poussa cette intempestive exclamation qui avait amené des interjections de toute nature de ses voisins et l’appel à l’ordre du président. C’est que le député Charron venait de lire sur la première page de son journal ce titre monstrueux, et dans le fond et dans la forme, ce titre qui était une épouvantable révélation, un cri affreux dans la nuit des consciences endormies par le doux « farniente » des travaux sessionnels :

LA CORRUPTION À LA LÉGISLATURE
DE QUÉBEC.
Un député se vend à des Américains et offre en
vente plusieurs de ses collègues.
SCANDALE SANS PRÉCÉDENT
L’Opinion publique, indignée, exige une enquête.
Il faut que la lumière se fasse. Nous publierons
des noms dans quelques jours.

Suivait un article d’une violence inouïe contre le gouvernement et, plus particulièrement, contre les députés.

La foudre eût tombé sur la grande tour du Parlement que la panique n’eût pas été plus complète dans la salle de l’Assemblée Législative. On se ruait en masses compactes sur les pupitres des députés qui avaient le « Dominion » et les pages reçurent ordre d’aller chercher au bureau de poste tout ce qui restait de numéros de ce journal. Puis, la feuille circula sur toutes les banquettes. Un moment, la scène fut indescriptible. On vociférait, on lançait des exclamations, les unes exprimant la plus profonde surprise et les autres la plus violente indignation ; on protestait et on réclamait justice. Le député Hébert tenta de continuer son discours mais force lui fut de reprendre bientôt son siège ; assurément, la minute n’était pas à la réduction des armements. Les «orders» du président se succédaient sur tous les tons, suppliants, indignés, scandalisés, mais vains.

Les ministres maintenant lisaient le « Dominion » et s’efforçaient de garder le calme qui doit les caractériser dans des tempêtes de cette nature. Malgré tout la figure du premier passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel des passions humaines à mesure qu’il avançait dans la lecture de l’article.

Finalement, le député Laserge, de l’opposition, se leva. Brandissant au-dessus de la tête de ses voisins le journal d’Edward White, il demanda au premier ministre s’il avait pris connaissance de l’article accusateur et quelle mesure il entendait prendre. Puis, pour la forme, il demanda au président la permission de lire l’article.

Cet article du « Dominion » était un long réquisitoire contre les membres de la Législature que le journal traitait à colonnes que veux-tu de « boodlers », de « grafters » de vendus, de potviniers. Il annonçait que l’auteur de l’article avait en sa possession des preuves irréfutables qu’il se commettait dans l’enceinte du Parlement de Québec des actes de corruption honteux et qu’il était en mesure de porter des accusations directes contre certains membres des deux chambres qui s’étaient vendus comme du bétail, qui avaient reçu de fortes sommes d’argent pour faire passer un bill mauvais par sa nature et dont certaines clauses, passées comme les autres, étaient contraires à l’esprit des lois de ce pays. En terminant, l’auteur qui, évidemment, tout en paraissant affirmer des choses dont il était sûr, visait un peu, beaucoup, à l’effet de son « scoop », annonçait que dans quelques jours, il publierait les noms des coupables.

La lecture de l’article fut interrompue, à chaque ligne, des cris hurlés sur tous les tons de « Honte ! Honte »

Ainsi, jusqu’au bon plaisir de ce journaliste une épouvantable épée de Damoclès allait rester suspendue sur la tête de chaque membre de cette Chambre… et de l’autre. Les coupables, en cette minute tragique, c’étaient, et cela pour un nombre de jours indéterminé, c’étaient tous les députés ; c’était Hébert, c’était Charbonneau, c’étaient Gringoire, Gorris, Charron, Langlais, enfin, c’étaient tous les députés du côté de l’opposition comme du côté ministériel ; c’étaient tous les ministres, du premier jusqu’à celui qui n’a pas même de portefeuille ; c’étaient tous les Conseillers Législatifs…

C’était trop fort, vraiment ! Toute la députation, du reste, s’en rendait compte, il fallait une enquête, immédiate, sans le plus léger retard, une enquête sérieuse, sévère, lumineuse. Au nom de toute la Chambre, c’est ce que demanda le député Laserge au premier ministre. Un instant, un énorme silence plana dans la salle. Pas un seul député, en ce moment, ne se cachait la gravité de la situation. L’honneur de chacun d’eux était attaqué : la réputation de tout un corps législatif, le plus respectable assurément de tout le pays, souffrait ; la bonne renommée même de la province de Québec, était ternie. Qui était le véritable coupable ? Quel était l’infâme Esau qui, après s’être lui-même ignoblement vendu à des étrangers, avait osé échanger quelques-uns de ses collègues contre un plat de lentilles ? Quelle était la qualité de ces lentilles ? Assurément, l’infâme avait touché une somme énorme si l’on réfléchissait bien à la qualité de la marchandise troquée. C’était là tout autant de points d’interrogation qui, en cet instant solennel, se dressaient, énormes et inquiétants, devant les membres épouvantés de l’Assemblée Législative de Québec. Et puis, qu’allait dire, qu’allait faire le Premier Ministre, le bouc émissaire chargé de tous les péchés indéterminés de l’Israël législatif, celui dont les épaules ont à porter la responsabilité de la réputation et de l’honneur des représentants du peuple de cette province, le seul qui, à vrai dire, aura logiquement à faire face à la musique ?

Mais celui-là se leva bientôt, grave et solennel, et il ne prononça que ces simples mots :

« Monsieur le Président, nous aurons une enquête, dès demain s’il le faut ; une enquête complète, où il faudra aller jusqu’au bout, jusqu’au fonds et au tréfonds de l’affaire… Les coupables seront démasqués et ils seront punis. Notre honneur à tous est en jeu et nous ne pouvons permettre à personne de jouer avec notre honneur qui est celui de notre province… Quels que soient les coupables, Monsieur le Président, il faudra qu’ils disparaissent…

Un soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines.

Un député de l’Opposition fit alors remarquer que les Chambres devaient être ajournées, le lendemain, pour les préparatifs au bal de réception que le gouvernement de Québec organisait en l’honneur du nouveau gouverneur du Canada. Tous les députés, devant cette objection sérieuse à une enquête immédiate, opinèrent du bonnet et leurs regards se tournèrent, inquiets, du côté des banquettes ministérielles d’où partaient toujours les réponses décisives.

Cette fois, ce fut le ministre des Travaux Publics qui, au nom du cabinet, répondit :

« Monsieur le président, dans une pareille occurrence, il n’y a pas de bal qui tienne… »