Imprimerie de « L'Événement » (p. 115-122).

XIII

Pour trente deniers.


« Vous savez, M. Mansot, ce bill a une extrême importance pour moi ; s’il devient loi, il peut rapporter des richesses inouïes à ses promoteurs comme à moi-même. Toutes nos précautions sont prises maintenant pour mettre à exécution le grand projet qu’il comporte et il serait malheureux, vraiment, que votre Législature le rejetât… Aussi, je ne veux pas lésiner ; je serai généreux, je vous le répète, à votre égard, comme envers ceux de vos collègues que vous désignerez… »

— Je vous ai affirmé déjà, M. Bedger, que votre bill était entre bonnes mains et que vous n’aviez aucune crainte à entretenir sur son sort qui sera aussi heureux que vous le désirez… Je me suis mis déjà en relations avec tous les membres de la Chambre Haute que je crois susceptibles de s’intéresser à ce bill et sur qui nous pourrons compter avec sécurité…

— Avez-vous quelques arrangements faits avec ces messieurs ?

— Des promesses seulement… pour le moment. Je crois qu’ils ne seront pas trop exigeants…

— Il ne s’agit pas de cela ; il suffit que nous puissions être sûrs d’eux. Vous ne pensez pas, M. Mansot, qu’il y aurait d’autres personnages à soigner dans la Chambre Haute.

— Je ne le crois pas… Ceux-là suffisent ; ils sont les poids lourds…

— Et que devrions-nous donner à… ces poids lourds ?

— Peu…

— Mais encore ?… Dites un chiffre pour chacun d’eux.

— Disons : $1,000 à l’un ; $500.00 à l’autre et $200.00 au troisième.

— Pourquoi à l’un $1,000 et à un autre, $200.00 seulement ?

— Parce que… parce que… Parbleu… ! Parce qu’ils ont des appétits différents.

— Supposons que l’un découvre qu’il a reçu moins qu’un autre ?

— Ni l’un ni l’autre ne le saura jamais… du moins tant que le bill ne sera pas passé…

— Je vois…

M. Bedger, je désire vous montrer combien j’apprécie ce que vous avez fait pour moi ; je veux jouer franc jeu avec vous… M. Mulrooney s’est montré, lui aussi, très généreux à mon égard…

— Au fait, vous avez vu Mulrooney, la semaine dernière ?… il vous a remis quelque chose, n’est-ce pas ?

— Oui, cinq billets de cent piastres… À propos, j’ai beaucoup de misère à m’habituer à vos billets de cent piastres… Ils ont pour moi l’air d’un journal… Et puis, ils sont très difficiles à changer…

— Mulrooney, comme moi, vous a promis qu’il y aurait pour vous une somme de $2,000 quand le bill sera passé ?… Cette fois, nous vous donnerons la somme en billets de une… deux… trois… comme vous voudrez…

— Vous êtes bien aimable… « Very decent »…

— Et maintenant, M. Mansot, nous allons récapituler. Le bill, m’assurez-vous, est entre bonnes mains ; tant mieux… Il viendra devant le Comité la semaine prochaine ; tant mieux encore… Je vous le répète, plus vite il passera, mieux cela sera et plus je serai content. Maintenant, je vous ai remis à Montréal, lors de notre première entrevue une somme de $500.00 ; Mulrooney, ici même, vous a donné un autre montant de $500.00 ; et sur notre parole d’honneur, il vous est promis une somme de $2,000 quand le bill sera passé. Entre temps, vous vous assurez les services de trois membres de la Chambre Haute : $1,000 pour l’un, $500.00 pour l’autre et $200.00 pour le troisième… Est-ce cela ?

— À la lettre.

À ce moment, on frappa légèrement à la porte et un garçon entra portant dans les bras, un immense plateau qu’il déposa sur la table.

— Vous dînez avec moi, M. Mansot ?… C’est entendu…

— Vraiment, M. Bedger, vous me comblez… je suis confus… et je ne sais… comment… comment vous remercier de tant de bonté à mon égard…

— En faisant simplement passer le bill du « Labrador & Gulf Stream Improvement Co », répondit Bedger en riant.

La conversation qui précède se tenait, le lecteur intelligent l’aura, sans doute, depuis longtemps deviné, dans la chambre 999 du Château Frontenac, entre le détective Bedger et le député Donat Mansot fidèle au rendez-vous que lui avait donné, la semaine précédente, Jas-Carl Mulrooney. Les promoteurs du bill du « Labrador & Gulf Stream Improvement Co » voulaient à tout prix et le plus tôt possible le faire passer par le gouvernement de Québec et ils avaient à ce sujet pressé leurs agents secrets.

Sur la table maintenant s’étalaient les plus appétissantes choses du monde ; les petits plats rutilaient. Pendant quelques minutes, le député et le détective mangèrent du plus consciencieux appétit.

— Vous aimez le vin ? demanda Begder au député.

— Les vins mousseux seulement… Je préfère à tout le Bourgogne.

— Nous en avons du meilleur cru aux États-Unis… Si vous me le permettez, je vous en enverrai une caisse de New-York… À propos, vous connaissez, sans doute, New-York ?…

— Je suis forcé de vous avouer que je n’ai jamais mis les pieds dans cette grande ville…

— Que diriez-vous d’un petit voyage à Old Orchard, l’été prochain ?… J’y passe l’été… Vous viendrez me faire une visite… et nous passerons huit jours ensemble… Cela vous va ?

— Vous êtes vraiment… charmant, M. Bedger.

— Vous viendrez alors avec Madame Mansot ?… — Pardon… célibataire… pour vous servir… mais j’ai encore mon père.

En cette minute délicieuse, une fois encore le souvenir de la malheureuse jument paternelle traversa l’esprit de Donat Mansot ; mais, était-ce l’effet déjà bienfaisant des billets de banque, fruits des « grattages » si chers au cœur du père Mansot et dont le fils pouvait en cet instant palper dans ses poches le doux tissu ?… ou était-ce plutôt l’effet émotionnant du Bourgogne ?… toujours est-il que le souvenir du « va dételer la jument » du père fut moins amer, cette fois, au cœur du jeune député.

Les deux amis en étaient à présent au cigare.

« Vous pardonnerez mon insistance, fit le détective en frottant une allumette et en offrant du feu au député qui alluma son cigare, vous me pardonnerez, mais j’en reviens toujours un peu à notre bill. Il me tient tant au cœur, voyez-vous !… Pensez-vous qu’il y ait, dans ce projet de loi, quelque chose qui soit contraire à l’esprit des lois de votre pays ?… »

— Oui… je vais vous le dire franchement… Il y a cette clause relative à la fabrication et à la vente de l’alcool tiré de la banane.

— Alors… Vous pensez ?

— Cela ne fait absolument rien… Le bill passera quand même… On ne s’arrêtera pas à ces vétilles…

— On fait bien… surtout quand il s’agit d’un projet dont le pays peut tirer les plus grands avantages… Une autre chose, M. Mansot, jusqu’à présent, il n’a été question, entre nous, que des membres de la Chambre Haute… Mais ceux de l’Assemblée Législative… en êtes-vous aussi parfaitement sûr ?…

— J’en suis encore plus parfaitement sûr… cependant, vous comprenez à des conditions… comment dirais-je ?… à des conditions identiques… Cela me gêne toujours un peu de parler de ces choses-là…

— Vous avez tort, M. Mansot, grandement tort… D’après l’expérience que j’ai acquise dans mes voyages, je suis convaincu que tout le monde aime à gagner de l’argent. Tenez, le président des États-Unis lui-même, quand il veut avoir de l’argent sans trop se déranger, demande au Congrès d’élever l’impôt sur un article quelconque afin d’amener les corporations…. Tous les efforts sont dirigés vers la toute puissante piastre… J’ai pris l’habitude de bien payer tous ceux qui travaillent pour moi… Il n’y a donc aucune honte à accepter de l’argent quand on a travaillé pour le gagner… Vous disiez donc que vous étiez sûr de vos collègues de la Chambre Basse… à certaines conditions… Il vous faudrait alors ?

— Je crois qu’une somme de $2,500 répartie en petites parts égales à ceux que je croirais les plus récalcitrants au bill… je crois que cette somme serait suffisante… oui… je le crois…

— Qu’à cela ne tienne, M. Mansot… Je donnerai instruction à Mulrooney, et cela dès demain, s’il le faut, de vous remettre cette somme que vous saurez distribuer à bon escient…

— Vous pouvez être assuré que ce montant sera amplement suffisant pour toute l’affaire… Je crois même… tenez… je crois que l’on pourrait diminuer le montant déjà alloué pour la Chambre Haute…

— Non, non, je préfère donner toute la somme et être sûr que le bill ne souffrira aucune difficulté… Toutefois, si vous croyez, franchement, que celui à qui nous accorderons $1,000 en a trop et qu’il marcherait avec un peu moins… eh bien ! divisez la somme et donnez-en une partie à un quatrième membre… ou encore à celui qui en aura le moins… Enfin, faites comme vous l’entendrez, M. Mansot… Vous êtes libre.

— Réflexion faite, je crois qu’il vaut mieux nous en tenir au partage que nous avons décidé.

— Alors, tout est réglé… tout va bien… À l’œuvre maintenant, mon cher monsieur Mansot, et croyez que je vous souhaite plein succès… Il est entendu que si d’ici au jour où notre bill sera étudié vous avez besoin de moi, je serai ici… jusqu’à la fin…

Les deux hommes se levèrent et Donat Mansot sortit.

À peine eut-il disparu que la porte du cabinet qui communiquait avec la chambre 999 s’ouvrit et le journaliste White sortit en s’écriant :

« Ça y est !… Vous pouvez être sûr que le bill passera… »

— Vous étiez au récepteur du détectaphone ?… Vous avez tout entendu ?…

— Parfaitement… Je publierai, dans quelques jours le plus beau « scoop » du siècle… Merveilleux !…. franchement, c’est merveilleux, ce petit instrument !… M. Reaves m’a donné souvent le récepteur… À certains moments, on entendait le souffle du député ; c’est d’une précision…

— Mais, au moins, M. White, n’allez rien publier avant que notre bill soit devenu loi. Vous feriez tout rater… Vous avez votre but ; nous avons le nôtre. Ce projet de loi, veuillez bien le remarquer, n’a rien de fictif. MM. Sharpe, Stevenson et Hall existent… vous les avez connus du reste… et ils entendent bien obtenir les privilèges qu’ils demandent à la Législature de Québec. Ils seraient fort désappointés si le projet ratait…

Il était neuf heures. Donat Mansot, ne se sentant pas l’envie de dormir ou de s’enfermer, dans sa chambre, décida d’aller passer le reste de la soirée dans un « scope » de la rue Saint-Jean. Un drame que l’on représentait sur l’écran lumineux et dont un célèbre détective jouait le rôle principal, l’intéressa beaucoup. À la fin, il rit franchement de la mine piteuse et si naturelle que sut prendre l’acteur chargé du rôle de la victime quand, après de palpitantes péripéties, entre autres une course sur les toits, il dut, de par la volonté du librettiste, tomber dans les filets si habilement tendus du détective…