Le Massacre des Amazones/Une Pointe en Franco-Russie

Chamuel, éditeur (p. 21-37).


IV

UNE POINTE EN FRANCO-RUSSIE

L’âme féminine est poétique : elle a la nostalgie du nouveau, de l’étrange, de l’inexploré. L’esprit féminin est superficiel, se laisse prendre aux apparences et aux décors, admire volontiers dans le rastaquouère un aventurier, dans l’aventurier un héros, dans le héros un dieu. Leur âme noblement inquiète fait les femmes curieuses ; la futilité de leur esprit rend leur curiosité trop facile à amuser. Heureusement, rien ne les satisfait. Hélas ! tout les occupe.

Tant que l’homme n’a pas compris l’étranger, il le considère comme un barbare. L’absence ou la forme différente des « hauts-de-chausses », les mœurs étonnantes, les habitudes inouïes, tout le trouble et l’épeure : il se demande si l’âme est bien la même ici ; il craint d’avoir à combattre une pensée contradictoire, à lutter pour la vie mentale. Il s’effare devant le mystère. La femme ne sent pas ce qu’il a de terrible pour l’esprit qui, bientôt peut-être, en sera élargi, mais qui d’abord en est comme annihilé. Il y a là une douleur d’enfantement qu’elle semble ignorer. Peut-être a-t-elle, à chaque rencontre nouvelle, le sentiment immédiat et rassurant de l’unité profonde des âmes. Elle laisse ses eux jouir de l’aspect nouveau, et le sourire de son esprit caresse l’étranger, comme sa main caresse l’animal mystérieux et familier. Elle est une de ces fleurs qui surnagent sur les eaux, imagination flottante et tranquille, espoir toujours ouvert.

Et elle manifeste des admirations faciles, et elle exprime d’enfantines explications qui nous font sourire d’abord. Mais les mots souvent répétés prennent pour l’homme aussi force d’idées, et elle nous accoutume au monstre, nous fait croire avant l’heure que nous avons compris. La femme est l’ennemie du doute provisoire, et sa rapide intuition qui devine et qui se trompe au petit bonheur, mais qui affirme, toujours décisive, nous pousse, nous bouscule, rend impossible la sage suspension du jugement. Quand il s’agit de doctrines abstraites, elle nous suit : les bas-bleus d’aujourd’hui ont pour le pessimisme la tendresse des esthètes de la précédente génération. Quand il s’agit de personnes ou d’objets lointains, elle nous précède, nous appelle, nous attire à ses préférences.

Mme de Staël aima l’Allemagne et la fit aimer. L’humeur paresseusement voyageuse des femmes se réjouit aujourd’hui à l’exotisme de Loti et entre pour beaucoup dans l’actuelle russophilie. Mme Adam, initiatrice politique, et M. de Vogüé, initiatrice littéraire, ne se fâcheront point de n’être pas considérées tout à fait comme des hommes.

Le mouvement de la France vers la Russie a des formes et des causes complexes. Il me semble, jusque dans ses apparences politiques les plus raisonnées, imaginatif et sentimental : bien féminin.

Mais je n’ai pas le temps de faire de la psychologie ethnique. Je reviens en hâte à mes amazones. J’en ai rencontré trois ou quatre qui causaient de la « sainte Russie » : d’où mon bavardage.

Henry Gréville est une grande fabrique de romans russes et autres, monotones même pour les sommeillants lecteurs de nos plus antiques revues. Je ne m’occuperai guère d’elle. À ses débuts, elle fut honorée d’un article plutôt bienveillant de Barbey d’Aurevilly. Un peu effrayé de la « grêlante rapidité » avec laquelle les premiers livres de Mme Gréville tombaient sur les lecteurs, tout en signalant « la fadeur et la fadaise » des sujets, il se laissait entraîner pourtant à des louanges. Il était séduit par ce qui restait de féminin en ces printanières écritures, se félicitait de rencontrer seulement un « bas-lilas ». Mais il s’effrayait pour bientôt, sentant poindre le « bas-bleu dans toute sa ridicule laideur ». Les prévisions pessimistes se sont réalisées au point de rendre étonnants, malgré ce qu’ils ont d’inquiet et de tremblant, les éloges.

C’est par leur beau moment qu’il faut juger êtres et choses. Il convient de regarder dans leurs jolis portraits d’autrefois les femmes vieillies et de lire dans leurs premiers livres les écrivains qui depuis se sont industrialisés. Je renvoie donc à l’article de Barbey d’Aurevilly et à Dosia, qui ne vaut pas tous les applaudissements du critique trop indulgent ce jour-là, mais qui est un roman frêle et frais, gracieux et spirituel suffisamment, digne de faire oublier, sinon pardonner, l’abondant fatras qui a suivi.

Si personne n’a parlé d’une certaine Camée qui vient de publier Un amour russe, ce n’est pas une raison pour que je bavarde longuement autour de ce vide. Son livre est l’histoire, très nouvelle, des amours d’un précepteur avec la mère de ses élèves. Vous pouvez traduire le « russe » du titre par capricieux. Car la maman, sous prétexte qu’elle est Slave, accomplit les plus naïves extravagances. C’est une gamine mal élevée que Camée a fabriquée, sans doute, avec des souvenirs puérils, à qui elle a donné de l’âge et deux enfants sans rien modifier au caractère boudeur et violent. Une sorte de duc de Bourgogne femelle que la vie, — plus puissante pourtant que Fénelon, — n’a pu apaiser. Camée cherche avec candeur le secret des sottises qu’elle lui attribue « dans le caractère slave particulier greffé sur le caractère général féminin ». Cette ligne, qui me dispense de juger l’écriture, n’est pas même une apparence d’explication, car le précepteur, Français, sans excuse de féminisme ou de slavisme, n’est pas moins absurde que sa maîtresse. Voulez-vous comprendre les gestes anguleux et criards de vos marionnettes, ô mélodramatique Camée ? Deux mots suffisent : vous êtes restée une toute petite fille, et vous avez étudié la vie dans les livraisons qui, pour dix centimes, donnent aux enfants comme vous une image et une bonne tartine de roman au miel ou à la moutarde.

Marguerite Poradowska est bien supérieure, mais je lui garde rancune d’une déception. Les quarante premières pages de sa Marylka m’ont charmé. Les Slaves que j’y rencontrais n’étaient plus ces Russes dont on nous obsède, mais de braves Polonais qui, à force d’être oubliés, me semblaient tout nouveaux. Et les portraits me donnaient une impression de vérité originale. « Tour à tour rêveurs mélancoliques et passionnés fougueux », ces gens-là agissaient en grands enfants généreux ; leurs gestes, nécessaires et inattendus, exprimaient, en brusques éclats, des sentiments de toujours. Telle de leurs violences me paraissait poétique et logique comme un incendie qui couva longtemps, deviné par de vagues inquiétudes et d’hésitants pressentiments, et qui, tout à coup, surgit, catastrophe inévitable et spectacle merveilleux. Je m’étonnais même que cet écrivain vivant, personnel et vrai, eût vu deux de ses livres couronnés par les vieillards verdâtres dont la Morgue porte le nom prétentieux d’Académie française. Hélas ! j’ai trop compris ensuite le déshonorant succès. Le roman bientôt arrive, intrigue indifférente lue mille fois, et les nécessités de la pauvre fable faussent et banalisent les caractères. Le style même perd peu à peu sa vie capricieuse et jolie, marche égal, somnolent, sur la grand’route grise et plate de la perfection académique.

Cécile Cassot montre alternativement son impuissance dans toutes les espèces du roman ; à son comptoir vous trouverez un grand assortiment de rossignols : ridicules feuilletons, illisibles romans historiques, idylles naïves, — oh ! oui, — où les paysannes reprochent aux paysans d’« éluder » telle « réponse directe. » Malgré sa virilité, cette amazone a, comme beaucoup d’autres, l’abondance fade et dégoûtante. Elle me fait penser à quelque paradoxale brebis, — suis-je poli aujourd’hui ! — qui répandrait partout sur son passage des flots de petit-lait.

Cette Cassot possède, à un degré éminent, toutes les admirables qualités du bas-bleu. Elle a, autant que n’importe quel orateur politique, le génie de l’imprécision. Le bavard précipite les premiers mots qui se présentent et, comme les petits germes de pensée qu’il expulse ne sont encore que de vagues gélatines, il a peut-être raison d’exprimer au hasard ce banal inexprimable. J’applaudis Cécile chaque fois qu’elle déclare que « c’est un non-sens » d’aimer celui-ci ou celle-là, et je fus charmé le jour où elle entendit une « voix métallique » qui « contenait des grondements intempestifs ».

Le génie du pléonasme est aussi pour beaucoup dans la puissance des bavards. La Cassot ne dit guère : « Cela ne se pouvait pas » sans ajouter : « Cela ne pouvait pas être. » Elle écrit avec sérénité : « Tes ennuis, je les éprouve, puisque je les partage. » Elle m’amuse surtout quand elle s’applique : « Ma pensée ne serait-elle pas toujours maintenant suspendue au point d’interrogation que je ne cesserais de me poser ? » Malheureusement elle oublie de renverser le point d’interrogation, à l’espagnole, pour mieux figurer le crochet à suspendre les pensées de toutes les larves céciliennes. Et pourtant le point d’interrogation inspire toujours cette fille d’Ève : « Il ne cessait de retourner en tous sens le point d’interrogation qui restait muet comme le sphinx accroupi sur le tombeau égyptien. » J’ai noté ces quelques traits, avec beaucoup d’autres, dans la Fille d’un assassin, livre émouvant et profond où tout arrive au hasard et où chaque personnage, chaque fois qu’il doit agir, change de caractère. Et Cécile Cassot, ingénieuse philosophe, conclut de ses propres incohérences qu’« il y a une destinée » qui « à un moment donné », fait « entendre sa voix à celui qu’elle veut perdre ou protéger ».

Les pauvres tentatives de Cécile vers tous les genres me permettaient de la jeter dans ce chapitre ou de l’épingler dans toute autre boîte de ma collection, ou de la laisser tomber parmi les déchets. L’honneur de coudoyer la petite Camée, elle le doit à la poétique Yvana, jeune Russe que le comte de Moussac acheta à des Bohémiens, et dont la Cassot nous conte l’histoire sous ce titre : Comment ils l’aiment. Cécile admire haineusement cette femme fatale et incompréhensible, « toujours sur la brèche du caprice », « petite âme de Slave à la fois cruelle et dominatrice », « figure muette sans écho », qui « devait planer comme une ombre » et qui « avait dû boire le lait d’une tigresse ». Sachez encore qu’elle « possédait un immense orgueil, prêt à damer le pion » même à l’orgueil nobiliaire, et que « le comte avait en elle à la fois un camarade, un ami, un bouffon, une fille et une compagne». Madame Cassot, qui dut être, j’imagine, une institutrice au style incorrect et aux manières timides, s’effare devant cette « nature violente, emportée », et conclut le portrait par cette ligne infiniment instructive : « Cette fille, c’était l’inconnu. »

Hélas ! il y a le Slave conventionnel, comme il y a l’Anglais de vaudeville ou l’Italien romantique, et les romanciers de tous sexes, hommes, femmes ou suisses. Barbey d’Aurevilly, Henry Gréville ou Cherbuliez, le font parader avec joie, parce que, paraît-il, sa psychologie ondoyante supprime l’impossible et l’invraisemblable. Le Slave de convention se divise en deux types principaux : le Polonais, très en dehors, Gascon de l’Orient : le Russe, dont la folie est plus rêveusement inquiète. Les deux arbres sont bizarres et indéterminés, le premier surtout par les découpures inattendues de ses feuilles, toujours agitées et bruissantes, le second plutôt par les bizarreries sinueuses de la multiple et divergente vie souterraine de ses racines. Inutile de dire que la mode actuelle est au russe.

Les deux types sont également commodes, permettent toutes les fantaisies, excusent toutes les extravagances, autorisent à donner comme vraies les plus ineptes imaginations du roman d’aventures héroïques et du roman d’aventures psychologiques. Voici des gens dont l’âme semble un peu différente de la nôtre et dont les gestes s’agitent autrement. Les superficiels déclarent indépendants de toute loi les phénomènes dont ils ignorent la loi et en attribuent la surprenante apparition au hasard ou au caprice. Les mots caprice ou hasard sont d’orgueilleux refus d’explication et une façon présomptueuse d’attribuer aux choses l’ignorance de notre esprit. Mais le physicien n’affirmera jamais qu’un fait s’est produit sans cause ou que n’importe quelle cause peut être suivie de n’importe quel effet. Nos prétendus psychologues sont plus hardis.

Et les types conventionnels, créés par notre ignorance qui croit savoir, peuvent être amusants à quelque degré : héroïques dans Barbey d’Aurevilly comme des cuirasses vides que ferait cliqueter un ouragan ; saugrenus et bêtes dans Cherbuliez comme des costumes de carnaval qu’un bourgeois de Genève voulut dessiner élégants ; gentils parfois dans Henry Gréville comme des femmes presque spirituelles qui papottent presque ivres. Dans Camée ou dans Cécile Cassot ils effarent par la platitude de leur fantaisie et l’ordinaire de leur imprévu. Comment s’intéresser à des marionnettes dont les gestes sont si gauches, si mesquins et mous, si dépourvus de signification ?

Madame Tola Dorian, qui est Slave, a essayé de nous expliquer sa race. Des nouvelles peu lisibles, commentées d’une prétentieuse préface, veulent nous dire l’Ame slave, et on nous promet d’autres nouvelles qui étudieront les chevaux russes. Car madame Dorian a cette élégance cosaque d’aimer littérairement le cheval. Elle nous informe que son dernier petit livre, Félicie Ariescalghera, fut écrit au « chalet des chevaux ». Je lui ferai sans doute plaisir et j’accomplirai un devoir en posant la candidature à la gloire du vers où nous émeuvent simultanément


Les sanglots des Christs… le mutisme des chevaux.


Nous ignorons encore le secret des discrets chevaux russes, et il faut nous contenter des révélations sur l’âme slave. Or l’âme slave, — la préface nous l’affirme et les nouvelles croient nous le démontrer, — l’âme slave, c’est de l’eau. Marguerite Poradowska, se souvenant peut-être de la Dorian, qu’elle vaut mille fois, mais que son snobisme doit respecter sous deux prétextes (Tola Dorian est presque célèbre et elle pourrait signer princesse Mestchersky), applique à une de ses héroïnes le vers de Slowacki :

Ô flot… flot infidèle, et pourtant si fidèle.

Je songe au « Perfide comme l’onde », et je me demande si les hâtifs donneurs d’explications auraient raison et si l’âme slave serait particulièrement féminine.

Je n’en crois rien. Tolstoï, Dostoiewski, combien d’autres encore, m’apparaissent singulièrement plus virils que nos chaussettes-roses, aussi virils que les plus puissants de nos hommes. Mais il est commode à notre paresse de déclarer mystérieux la femme et le Slave. Et je ne m’étonne pas qu’une femme soit flattée d’être un mystère « greffé » sur un mystère. La petite vanité des Tola Dorian et l’inertie intellectuelle des Camée échangent des sourires bienveillants.

Je n’essaierai point de définir l’âme slave. Question trop éloignée de mon sujet, et que je n’ai guère étudiée. Les Cassot ou même les Henry Gréville ne me seraient pas d’un grand secours pour la résoudre.

Je vais continuer, modeste, ma tentative de déterminer un peu l’âme et l’esprit d’une certaine femme slave, l’âme et l’esprit de Mme Tola Dorian.

Mme  Dorian est une Slave singulièrement francisée : elle habite Paris ; elle y dirigea un théâtre ; elle emploie notre vocabulaire et daigne quelquefois obéir à notre syntaxe. Et elle s’est bizantinisée à la fréquentation admirative de nos plus prétentieux esthètes. Elle habille sa pensée, comme une icône, de vêtements lourds, surchargés d’ors, sans grâce, qui lui semblent somptueux et qui sont grotesques. Elle tient trop à émerveiller pour ne point faire rire. Elle s’est germanisé aussi à la lecture de Schopenhauer, — que, décidément, nos actuels bas-bleus vengent bien du dédain de ses contemporaines, — et de Mme  Ackermann. Elle est complexe et artificielle, toute en jeux de surface, pauvre Isis faite de voiles abondants, de roides broderies dressées autour de rien.

Je m’arrête et je me calme. Irrité par les inepties des Roses remontantes et de Félicie Ariescalghera, je viens d’être injuste pour les Vespérales. C’est bien mauvais aussi, les Vespérales, presque jusqu’à la fin. Mais la dernière pièce gronde une révolte noble et qui ne manque pas de puissance. Le poète (car ici, mais ici seulement, Tola Dorian mérite ce titre) s’adresse à Ishmaël, fils d’Agar et d’Abraham, chassé au désert par son père :


Tes fils, pareils aux fils des louves et des merles,
Ne gardent pas le souvenir de leurs berceaux :



    Ils ignorent la terre où dormiront leurs os :
    Ta race est un collier d’où s’égrènent les perles
    Qui roulent sur le sable, ou sombrent sous les flots.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



    Le mur de leur orgueil est l’horizon sans borne
    Dont leur âme est l’oiseau superbe et plein de cris.

    Père des sans-famillle et de ceux que l’on chasse
    De peur de voir leurs yeux braqués sur les clartés,
    D’entendre leurs clairons creux, emplis de menace,
    — Josués de nouveaux Jérichos, — quoi qu’on fasse,
    Sonner l’écroulement des fétides cités ;

    Viens nous frayer, ô Toi, maudit par les Ancêtres,
    Enfant d’Agar, superbe esclave, égal aux rois,
    Des sentiers inconnus vers des plaines sans Maîtres,
    Ô Pasteur du troupeau libre et puissant des Êtres
    Que jamais n’effleura nulle honte et nul poids.


Malgré la construction peu aimable de la dernière période, malgré ces vocatifs inharmonieusement dispersés, chevaux attelés devant la charette, attachés derrière, montés dedans ; malgré des termes impropres, et de malheureuses recherches d’effets (quelle absurde antithèse que ce « troupeau libre et puissant ! » ) : j’admire le mouvement lyrique et certains détails de cette pièce. Et je m’élance à des espoirs, vite déçus, quand j’entends d’autres cris de révolte : Tola Dorian ne retrouve jamais cette éloquence directe et cette poésie simple. Partout ailleurs, elle s’amuse à d’irritantes subtilités de pensée, de vocabulaire ou de rythme.

Si elle se disait avec moins de prétention et de recherche, je crois que Mme Dorian nous intéresserait aussi par certains accablements mélancoliques. Ici je ne puis rien citer à l’appui de mon sentiment : cette tristesse, que je crois deviner sincère et d’une nuance un peu nouvelle, je ne la trouve nulle part exprimée sincèrement. Toujours le cabotinisme des mots choisis pour leur étrangeté, des phrases tordues en poses impossibles, des allitérations cliquetantes. Car cette éphémère directrice de théâtre fut toujours cabotine, ne permit guère à ses douleurs les plus senties de s’exprimer spontanément. Ses vers, qu’elle offre pieusement « aux Mémoires de ce qui ne fut pas », ont presque toujours la profondeur limpide de la dédicace.

Souvent ils coulent puérils et brillants en litanies interminables, hérissées de majuscules, colliers dénoués de verroteries grossières, aux formes bizarres, mal arrondies. Naturellement, il ne faut chercher aucune pensée dans les pièces composées de la sorte. C’est un cliquetis de mots singuliers, un chatoiement de rythmes étranges : — capharnaüm de clinquants, de cailloux rares, de perles fausses, au milieu desquels joue un enfant barbare.

Voici deux des musiques rauques et une des pauvres flûteries dont se réjouit l’enfant barbare. Recueillez pieusement ces précieuses allitérations :


Sans flux et sans reflux, ton flot déferle et roule.
Par bonds et par rebonds se cabrant, ta marée.
Endormi sous sa boule, Endormeur il roucoule.


Cueillons encore un hémistiche harmonieux et « une rose jaune or » et laissons-nous attrister ou égayer par un ciel « livide et vide de vie ».

Parmi ce mauvais trop travaillé signalerai-je des négligences ? Dans la même strophe où Mme  Dorian fait avec raison le mot « sentier » de deux syllabes, pourquoi en accorde-t-elle trois à « chantier » et à « altier ». — Elle a le soin louable d’ajouter un errata à son dernier recueil. J’y trouve cette indication :

« Page 25, 7e vers, au lieu de ;
Sa rumeur murmure effrénée
Lisez : Sa rumeur mugit effrénée


Je cherche le 7e vers de la page 25 avec la ferme volonté de faire mugir cette rumeur qu’un goût trop vif pour l’allitération fit accuser de murmurer effrénément. Et je trouve, non sans stupéfaction :


Tonne la rumeur effrénée.

Ces petits détails, — que je pourrais trop facilement multiplier, — ont leur signification cruelle. Les livres de Tola Dorian donnent tout à l’effet : ce sont des femmes pauvres qui se couvrent de fausses bijouteries et qui ne soignent pas leurs dessous.