Le Massacre des Amazones/Anglomanie

Chamuel, éditeur (p. 38-55).

V

ANGLOMANIE


Je rencontre deux femmes dont les livres sincères nous offrent noblement deux âmes féminines. Le plus souvent, je m’abandonne au charme de relire des pages exquises. Parfois je m’inquiète d’un problème. D’où vient que ces deux femmes d’élite manifestent un goût commun pour l’Angleterre ? La rencontre est-elle fortuite ? Ou le pays qui plaît tant au snobisme de Paul Bourget doit-il attirer décidément toutes les femmes de valeur ?

Mme Alphonse Daudet publiait l’an dernier de très sympathiques notes sur Londres. Elle y déclarait : « J’aime l’Angleterre pour la grandeur de ses traditions, son activité, son intelligente curiosité des autres peuples, même la largeur d’idées que les colonies nombreuses étendent autour d’un pays ; pour le parti qu’elle a su tirer d’un climat triste… » Max Lyan ne nous dit pas pourquoi elle aime l’Angleterre qu’elle n’a jamais vue mais dont elle a lu tous les livres. Seulement son amour se manifeste à tout propos et hors propos. Le jeune méridional qui raconte la Fée des Chimères, est honoré de vagues parents londoniens et du prénom de James. Et Max Lyan, qui écrit d’ordinaire avec une précision éloquente ou souriante, fait d’une de ces fermes du Midi dont les habitants ne vivent guère qu’au dehors un « home aimé » ou un « home protecteur ».

Mme Daudet se trompe sur les motifs de son amour pour l’Angleterre. Les meilleures de nos intellectuelles y aiment un pays de pensée et de respectabilité, un pays où la vie s’enferme dans le home et où les sentiments se recouvrent d’un aspect froid et poli, glacis de pudeur ; un pays de vie intérieure intense et rêveuse. Elles aiment, — jusque dans Sully-Prud’homme, que Mme Daudet imita, à qui Max Lyan emprunte des épigraphes, — une certaine poésie anglaise d’un gris nuancé et psychologique. Elles aiment le roman anglais dont les défauts de composition ne sauraient choquer les femmes, même de race latine, intéressées facilement au détail, peu aptes à embrasser les ensembles. Elles aiment une certaine philosophie anglaise et tout ce qui s’y manifeste de pratique et de minutieux : l’observation des petits faits, la facilité à s’en satisfaire, les préoccupations morales, l’absence d’inquiétude métaphysique.

Il y aurait artifice à pousser plus loin le rapprochement entre deux écrivains d’une grâce vraiment trop différente. En dehors de leur anglophilie, il n’y a rien de commun entre Mme Daudet, Parisienne qui note avec précision ce qu’elle voit ou qui s’excuse de « quelque élévation courte et subite d’une pensée féminine vers ce qui n’est pas la tâche journalière ou l’obligation mondaine ; » — et Max Lyan, méridionale un peu farouche, indifférente à la vie si elle n’est illuminée et parfumée d’amour, amie des féeries et des chimères, esprit presque anglais mais imagination presque orientale, qui relit les Mille et une Nuits, quand elle ne lit pas Dickens ou Rhoda Broughton, amoureuse des Pyrénées, venue tardivement à Paris et, semble-t-il, pour y mieux cacher la liberté de ses longues rêveries. Mme Daudet est le fruit le plus exquis d’une vie à la fois mondaine et intelligente, la réalisation délicieuse d’un idéal connu. La parole de Max Lyan fait songer à ce je ne sais quoi de plus personnel et de légèrement sauvage qui est le charme de tels provinciaux attardés, des La Fontaine, des J.-J. Rousseau, par exemple.

Les quelques-uns qui la connaissent blâmeront d’abord l’éclat de telles comparaisons, trouveront que je dis de cette femme qui se cache juste le contraire de ce qu’il en faut dire. Bientôt ils me donneront raison : ils se rappelleront la spontanéité de son amour pour la nature, l’originalité de ses songeries de promeneuse solitaire ; et ces dons contradictoires de se satisfaire également au brillant et aux nuances, aux beautés du dehors et aux noblesses du dedans ; et tout ce mélange d’enthousiasme et de gravité amusée, d’esprit et de sagesse, d’ironie et d’indulgence, qui fait rêver de je ne sais quelle étrange éducation dirigée, dans le mysticisme souriant d’un couvent mondain, par la raison sévère d’un pasteur protestant.

Mme Daudet est une femme et une mère qui s’abaisse quelquefois à être une femme du monde. Elle reste encore presque naturelle dans cette fonction artificielle, presque humaine dans ce bizarre métier.

Elle abonde en observations de détail, précises et fines, d’un charme tout féminin. Ses réflexions non plus ne sont jamais celles que ferait un homme ; elles peuvent êtres voisines, parentes, gardent toujours une grâce propre, une émotion et une souplesse différentes, la marque d’une tout autre allure d’esprit. « Voici, dans une chapelle, la tombe de Marie Stuart. Je pense à cette tête détachée, à ce cadavre incomplet, à cette ligne rouge du col qui ne saurait plus tenir un fil de perles. » Ses Notes sur Londres sont pleines de remarques de modes, caractéristiques et spontanées, qu’un homme, en s’appliquant beaucoup, eût réunies moins exactes, moins nombreuses, moins intéressantes. Ah ! celle-ci ne pose pas, ne le fait pas à la pensée virile, n’affecte pas de mépriser la femme et d’être autre chose que ce qu’elle est. Elle avoue avec candeur ses inquiétudes pour l’ordonnance d’un dîner donné à Londres et « où ma responsabilité de maîtresse de maison est peut-être moins engagée que s’il avait lieu chez moi à Paris ». Elle s’accuse d’une faute vénielle contre une règle spéciale du savoir-vivre londonien. Et, frémissante encore, elle balbutie les circonstances atténuantes : « Il est bien certain qu’en dehors de son cercle d’habitudes on peut être exposé à ces menues erreurs — pourtant gênantes, puisqu’elle vous font l’exception. »

Les inquiétudes de la mondaine ne nuisent jamais aux pensées maternelles. Malgré son admiration pour la vie anglaise, elle reproche aux dames de Londres « une certaine négligence de leurs devoirs de mères » et d’exiler un peu trop les babys dans la nursery. Elle aime à voir se mêler sa vie et celle de ses enfants. Les préoccupations les plus graves ne l’empêchent pas de noter un geste de Lucien ou de Léon. Elle termine par cette phrase le récit de ce dîner dont nous l’avons vue si troublée : « Edmée est charmante ce soir et très admirée dans ses courtes apparitions au salon et à table. » La grâce des enfants entrevus la séduit plus que toutes les beautés du voyage. Elle admire de jolies « attitudes sur une barrière, comme d’oiseaux perchés ». Elle s’émeut à regarder « ces rondes mains de bébés tenant au bras par un pli de chair » ou « ces menottes agiles et menues, déjà despotiques, tendres, aristocratiques, sachant coiffer une poupée, lancer une balle ou un cerceau ». Elle rêve attendrie devant « ces chevelures de nouveau-nés qui semblent des plumages incomplets d’oiseaux au nid ».

À cette prose simple et souple, évocatrice à la fois des choses vues et du regard féminin, je préfère peut-être les vers de Mme Daudet. Non point ces vers de fillette où elle essayait de fixer « le cantique à la vie inconnue », où elle chantait « tout au bord d’un espace qu’elle croyait infini à son élan et à ses espérances ». Certes il en est de charmants, mais ils rappellent une manière connue. Ceux de plus tard sont d’une beauté autrement originale.

Les femmes, même d’un très grand talent, semblent privées des facultés critiques. Mme Daudet, qui débrouille si mal les vraies causes de son amour pour l’Angleterre, croit avoir été initiée à la poésie par Hugo et Leconte de Lisle, tandis que ses premiers vers sont des imitations de Sully-Prud’homme. Ces morceaux psychologiques voulurent être composés sur un modèle rigoureux : le symbole matériel exprimé d’abord en un détail relativement abondant, puis expliqué par un ou deux quatrains. Je passe rapide devant ces Vases brisés où pourtant la personnalité souriante du poète se devine au moins précis et au velouté de l’expression, et encore à l’aisance féminine et nonchalante de la composition. L’imagination aimable et la légère fantaisie viennent colorer d’aurore la pensée qui veut rester grave et, malgré l’effort, la méditation se disperse souvent en rêverie. On voit, à chaque tournant de stance, la joliesse chatoyante


De légers papillons, un moment arrêtés,

Pliant et dépliant leurs ailes entr’ouvertes

Avant de s’envoler…

Bientôt l’originalité de Mme Daudet se dégage, facile et exquise. La rêverie désormais, ne se laisse plus enfermer dans un cercle tracé d’avance. Elle vole, libre harmonie, en mouvements d’une grâce ineffable.

Comment dire, en effet, la beauté changeante de ce sourire qui n’exprime que nuances fines et ténues ?


Mieux que le jour j’aime les heures blanches
Qu’on voit errer le soir et le matin,
Qui font pâlir l’émeraude des branches,
L’or des sillons et le bleu du lointain.


On devrait les regarder en un bonheur immobile et timide, ces vers qui sont papillons et colibris voletant dans un charme de brume. Mais le critique, brutal naturaliste, les saisit, les serre de ses doigts gauches, essuie maladroitement leur poussière d’or et triomphe d’expliquer enfin « comment ils sont faits ».

Une belle pièce intitulée Paris trahit le secret de ce vers songeurs de Parisienne dont la grâce me parut d’abord indéfinissable :


… Comme ces fleurs errantes dans la rue
Tiennent par leur racine à quelque sol lointain,
La pensée, au hasard des foules accourue,
Garde d’un souvenir le contour incertain.


Rarement, la plante nous est offerte complète, fleur, tige et racine, souvenir encore suspendu à la pensée.

Des strophes d’une beauté subtile expriment de l’inexprimable, parviennent à formuler, poétiquement et sans effort apparent, un vœu singulièrement idéaliste.

Mme Daudet voudrait que les chansons, et les parfums, et les clartés, flottent dans l’air sans causes visibles ; elle voudrait entendre le chant en ignorant l’oiseau et ne point savoir d’où émane l’odeur grisante ; elle voudrait


Que toute leur magie immortelle fût libre ;
Que la chaleur nous vînt d’astres inaperçus.

Les plus beaux vers de Mme Daudet sont de ces gazouillis et de ces lueurs dont l’origine nous reste inconnue. C’est la fleur de poésie, sans la terre de réalité sur laquelle elle poussa. Ce sont des fils de la Vierge qui flotteraient, vagues, parfumés, lumineusement gris. Laissons le poète définir lui-même ce délice insaisissable. Ce n’est plus un chant, c’est un murmure,


Un murmure flottant aux souvenirs lointains

Parmi des reflets blancs de claire mousseline,

Où tremble la lueur errante des matins.

Alors les mots qu’elle groupe en colliers


Prennent un reflet vague et des teintes peureuses
De nacre qui s’éteint et de perle qui meurt.

Et c’est une poésie exquise, incertaine et fuyante comme un reflet de ciel en une transparence de rivière.

Parmi ces rêveries, dont beaucoup ne peuvent même subir la gêne d’un titre, les plus saisissables — et ceci est bien féminin — sont des souhaits plutôt difficiles à réaliser. En voici un. La pièce est courte et de cette grâce à la fois rêveuse et raisonnable qui ne définirait peut-être pas trop mal Mme Daudet :


Je voudrais revivre ma vie,
Jour par jour, avec la raison
D’une intelligence asservie
Que ne tente plus l’horizon ;

Relire tout entier mon livre,
Sans me hâter et sans frémir,
De la page où l’on se sent vivre
À celle où l’on se voit mourir.

Plus d’attente ni de surprises ;
Et les bonheurs sans lendemain,
Feuilles roses, au revers grises,
Ne feraient plus trembler ma main.


Il faudrait dire quelles jolies nuances, bleu tendre, gris perle, mauve pâle, reposent le regard tout le long de ces pages délicates. Il serait agréable de cueillir quelques-uns des mots heureux qui les fleurissent un peu partout, soit que l’auteur exprime des sentiments profonds et montre


Combien, quand elle reste vide,
Est grande une place d’enfant.

soit qu’il évoque, souriant, la vie de la petite fille ou

celle de la jeune fille :


Sur la pelouse en fleurs j’eus la taille des herbes,
Et, plus tard, j’atteignis aux branches des lilas ;


soit qu’il chante « l’étonnement de l’aube »,


La hâte des midis, si courts et si brûlants,


ou « l’effroi de la nuit » ; soit qu’après avoir fait sinuer sous nos yeux les mille vagues des rivières,


Charriant tant de bruit, de vie et de clartés,


il lui plaise de nous arrêter, pensifs, devant de calmes eaux.


Autour du batelet dont verdissent les rames.


Mme Alphonse Daudet publie ses petits livres à de larges intervalles. Max Lyan, qui a donné un premier roman en 1891, vient à peine de se décider à en publier un second. On m’assure que d’abord elle avait prié une de ses amies de passer pour l’auteur de la Fée des Chimères et que ce mensonge de modestie, près avoir duré deux années, fut découvert malgré elle. Son allure, ses gestes, sa parole voilée et chantante, tout est d’accord avec ce recul craintif. Je l’ai rencontrée plusieurs fois au milieu de bas-bleus ineptes et bruyants, toujours occupés à faire la roue. Elle semblait d’abord effacée. Mais, dès qu’on échangeait quelques mots avec elle, on n’entendait plus les autres ; et, si vous regardiez ses yeux d’ironie et de tendresse, son sourire amusé et indulgent, rien ne pouvait plus vous en détourner. Tels ses livres, d’un charme discret, prenant et durable.

La composition de la Fée des Chimères est poétiquement timide. Le roman, intense et douloureux, n’est pas présenté directement. Il est aperçu, lueur trop vive, à travers la joliesse rose d’un écran. Un enfant naïf prend pour une fée une mélancolique délaissée, exige son histoire, obtient le conte attendu. Après des années, l’adolescent retrouve la triste marraine et elle avoue « la vérité sur la Fée des Chimères ». Ce qui dans un livre d’homme serait ingéniosité et amusante trouvaille littéraire est ici charmant de spontanéité : une douceur épeurée de mains féminines qui vont frôler une blessure.

L’habitation de la Fée des Chimères ressemble au livre lui-même et à l’esprit de Max Lyan. La réalité se voile de rêve et les pierres disparaissent sous les calices et les corolles. « Au sommet de la colline, une haute tourelle d’angle restée debout au milieu des ruines pittoresques se dressait en plein ciel, comme une gigantesque gerbe de fleurs. Des draperies de lierre et de vigne vierge empourprée voilaient sa base ; puis, au-dessus des plantes grimpantes aux larges jets flexibles, éclatait la fanfare des couleurs plus vives. Les giroflées d’or brun, les iris couleur de ciel, les coquelicots pourpres, les saxifrages d’émeraude, les mousses richement nuancées, tout le monde charmant des parasites en fleurs jaillissait des moindres interstices, se mouvait sous la brise et jusqu’au faîte dissimulait les vieux murs. »

Telle la solidité fleurie de son esprit, qui semble s’émouvoir à tous les vents, reste forte et inébranlée. Mais le centre et l’unité sont difficiles à atteindre, et le sens courageusement douloureux de son optimisme ne se révèle qu’à une attentive lecture. Les livres de Max Lyan paraissent tout souriants « de visions de vols d’oiseaux et de prairies en fleurs », tout sonores de conseils vaillants : « C’est bien bon, la vie, malgré les jours sombres et les heures tristes. Ne vous désintéressez pas de votre propre joie. » Il faut « vivre dans une atmosphère de joie ». Mais cette atmosphère, on doit la créer soi-même ; il est prudent de « faire bon visage aux à peu près », d’en jouir comme de bonheurs parfaits et même souvent de bâtir la maison de bonheur sans autres matériaux que des rêves. Mais les rêves heureux de Max Lyan, comme les pensées poétiques de Mme Daudet, s’appuient sur des souvenirs. Les joies d’imaginations sont des oiseaux qui ont besoin, pour venir nous réjouir de leur vol capricieux, de s’élancer de quelque lointaine réalité. « J’ai beaucoup rêvé ; mais j’ai d’abord vécu mon roman, et je ne me suis abandonnée aux chimères que lorsque ma vie de cœur a été close. » L’imagination « doit fleurir nos existences comme ces plantes grêles fleurissent notre tour. Elle doit masquer la misère de notre destin d’un voile aussi riant que celui que jettent ces corolles et ces mousses sur la nudité des vieux murs ». Ne serait-ce que pour les poétiser ensuite, notre jeunesse doit être accueillante à la vie et à l’amour. « Il est bien doux de retrouver au fond de sa mémoire l’oiseau d’azur au ramage charmant… Que de vies sont privées de ces échappées lumineuses… »

Ah ! les pauvres qui n’ont pas même au trésor de la mémoire une fleur fanée et un beau jour éteint, comme Max Lyan les plaint, comme elle sourit tristement à les voir chercher partout « une issue, un leurre d’emploi aux facultés aimantes si cruellement refoulées » ! Elle s’attendrit aux humbles affections et aux manies de la vieille fille qui n’a trouvé parmi les hommes « nul aliment pour son cœur avide et douloureusement a cherché plus bas des prétextes à amour ».

Réfugiée dans le rêve, elle sent tout ce que son bonheur a d’inquiet et de flottant. Par instants, l’océan de réalité s’irrite, et la tempête semble sur le point de briser la frêle barque. Toujours, d’ailleurs, la joie de Max Lyan a quelque chose de contradictoire. La lutte entre une imagination riche et facile et une raison solide donne à toutes ces pages le charme piquant d’une « ironie spirituelle et tendre ». Lorsque la Fée des Chimères contait poétiquement sa triste vie, « ses paroles avaient un ton si doucement ironique que, parfois, je ne savais si je devais rire ou m’apitoyer. Je cherchais alors le vrai sens dans ses yeux ; mais ces yeux, railleurs et tendres, m’embrouillaient davantage. » Quelquefois pourtant le regard de la conteuse se mouille, et elle s’excuse : « Les vieux cœurs sont si pleins de larmes qu’une émotion de plus les fait déborder. Ne remuez pas trop le mien. »

Depuis que son incognito était découvert, Max Lyan qui, m’affirme-t-on, a dans ses tiroirs plusieurs volumes inédits, hésitait à publier de nouveau. Elle vient enfin, après des années, de triompher de cette pudeur excessive et qui privait douloureusement quelques amis du beau et du délicat.

Cœur d’enfant est très différent de la Fée des Chimères, d’un art moins habile, mais d’une grâce plus spontanée encore. La Fée des Chimères, avec ce charme inattendu d’une poésie craintive jusqu’à l’ironie, est de ces livres qu’on ne refait pas. Mais ce conte renfermait le germe de plusieurs romans. Il me semble la préface, pudiquement hésitante et balbutiante, de confidences plus directes sur le cœur de la femme. J’imagine que les livres soigneusement cachés forment le cycle de l’amour et du rêve féminins, et Cœur d’enfant en dit le premier chapitre.

Ceux-là qui ont remonté dans leurs souvenirs d’enfance sont nombreux et plusieurs ont rapporté des trésors de ces brumes lointaines. Certains vers de Sully-Prud’homme sont jolis et émouvants comme des enfants tristes exilés dans une cour de collège grossièrement tapageuse ; tels vers de Jean Aicard sont alertes comme des petits qui s’amusent. Le Roman d’un enfant de Loti est d’une grâce mièvre, vieillote et fausse ; peut-être l’auteur est-il sincère, mais l’homme est trop bêtement vaniteux pour retrouver l’enfant en sa naïveté simple et il attribue souvent au passé les idées du présent. Les pages où le peintre Jules Breton conte son enfance sont exquisement vraies. Pourtant, — si l’on oublie l’immortel Petit Chose et cette Vie d’enfant dont Batisto Bonnet a fait un merveilleux livre provençal et dont j’eus la gloire d’aider Alphonse Daudet à faire un livre français — les femmes ont mieux que les hommes murmuré, souriantes d’aujourd’hui et frémissantes d’autrefois, les tempêtes des petits cœurs et les primes floraisons pas tout à fait écloses des imaginations. Les Mémoires d’une enfant de Mme Michelet sont, malgré ce qu’il y a de trop viril et de trop brusque, de trop Michelet, dans la nervosité de la phrase, une œuvre charmante et sincère. Les Souvenirs d’une enfant pauvre de Rose Romain ont quelque chose d’étriqué ; ils expriment une âme naturellement médiocre que la misère précoce et trop continue a encore enlaidie et rapetissée ; ils font plaindre l’infortunée petite fille sans la faire aimer. Mais, si la grâce est absente, l’émotion abonde, assez forte et poignante pour émouvoir le lecteur qui se défend. Le livre de Max Lyan est très supérieur à ces œuvres intéressantes. Je lui reproche quelques longueurs dans la dernière partie, mais le début conte la plus fraîche et la plus délicieusement enfantine des idylles et les pages centrales, douloureuses et souriantes, mettent aux yeux des larmes d’attendrissement et d’admiration heureuse.

D’après ces deux livres, j’essaie de rêver ceux qui suivront. Certains détails me font espérer que l’auteur nous dévoilera un jour, d’une main qui tremble un peu, les hésitations, les balbutiements, les erreurs, les élans brusques et brusquement arrêtés de l’amour en un cœur virginal. Elle nous dira aussi plus complètement la vraie femme de trente ans, apparue en une fuite dans la Fée des Chimères, celle qui ne sait plus sourire et qui dit, les regards brûlants : « Marchons… foulons l’avenir… Je veux vivre !… je veux aimer ! »

Et, même en nous donnant de la vie directe avec toutes ses tristesses et ses violences, même quand elle nous dira les aridités de la passion et ses puissantes oasis, elle ne perdra jamais son don unique « de flatter notre amour du merveilleux et d’en mettre partout en doses délicates qui laissent clairement transparaître le réel ».