Le Massacre des Amazones/Les Cygnes noirs

Chamuel, éditeur (p. 13-20).


III

LES CYGNES NOIRS

L’amazone a toutes les prétentions. Non seulement elle fait la bête pour vouloir faire l’homme ; souvent elle devient je ne sais quel animal de cauchemar, monstrueux et irréel, parce qu’elle s’efforça d’être un homme extraordinaire, d’une invraisemblable unité, idéalement et continûment sublime, ou continûment et idéalement pervers. Le bas-bleu tient à nous montrer : 1o une virilité ; 2o des ailes d’aube ou de ténèbres. Il est ange ou démon.

Je dis trop peu. Il y a neuf chœurs des anges et les satans se comptent par millions. Le bas-bleu ne saurait être chose si commune. Chaque hystérique de la Salpêtrière se vante d’offrir un cas particulier, — qu’elle simule presque toujours. Le camp des amazones est la Salpêtrière de la littérature. Il contient de quoi étonner tous les matins les Charcot de la critique, ces charlatans ahuris.

Je souris des clowns de l’hystérie ; je ne vois pas dans leurs contorsions voulues et dans leurs grimaces calculées des attitudes de la nature ou des laideurs persistantes. Seuls, les naïfs croiront que vous ne ressemblez pas à tout le monde, Mesdames. Je ne me laisse point prendre à vos simagrées ; et j’étudie sans émotion vos horreurs de surface et de jeu.

Je sais que tout bas-bleu tient à passer pour oiseau rare, de couleur inédite ou presque dans sa race : merle blanc ou cygne noir. Je sais aussi que le petit animal, remarquable par sa seule vanité, est presque toujours de la couleur ordinaire. Ces dames teignent leur âme avec plus de soin que leurs cheveux. On connaît l’histoire du merle blanc que Musset étudia de trop près. Examinons — de plus loin — deux cygnes noirs.

Voici Jane de la Vaudère, couveuse des Sataniques et des Demi-Sexes. Tu as changé de teinture, gamine. Tu fis jadis des strophes très blanches, oh ! si blanches : en rayons d’étoiles, disais-tu ; en verre filé, je m’en souviens. Et la liste de tes livres m’apprend que tu restes honorée d’un accessit à l’école où les singes verts récompensent les vieux enfants. Un de tes recueils innocents fut « mentionné par l’Académie française ».

Aujourd’hui, le poète manqué s’imagine écrire en prose. Notre ange raté se déguise en démon et imite un titre de Barbey d’Aurevilly. Puis il s’aperçoit que Marcel Prévost, qui singe les hommes par le costume et les femmes par l’écriture, est plus à sa portée. Le demi-penseur Dumas observa le demi-monde ; le demi-écrivain Prévost découvrit les demi-vierges ; Jane de la Vaudère, bête complète, nous apporte les Demi-Sexes.

Çà et là, dans la platitude et l’insignifiance des Demi-Sexes, une phrase arrête, ridicule autrement que les autres, grotesque par son entourage, par son inopportunité, mais qui, isolée, aurait de la force ou de la grâce. Elle est copiée, tout simplement. Un des derniers romans de Guy de Maupassant par exemple, Notre cœur, a été vaillamment pillé. J’aime mieux juger Jane de la Vaudère sur les pauvretés plus à elle des Sataniques. Là, sauf erreur, elle a pondu et couvé.

Les promesses raccrocheuses de titres qui ressemblent à de gros numéros ne suffisent pas toujours à cette matrone de lettres. Elle y ajoute parfois une couverture excitante : sorcière nue à cheval sur son balai ; chat noir qui vient frôler la peau ; plus loin, le bouc qui attend. Le miché imbécile qui se laissera attirer par toute cette parade polissonne et qui montera au salon entendra des naïvetés de petite fille : banales histoires de revenants ou allégories comme on en « rédige » au Sacré-Cœur. Écoutez la dernière satanique. Ça s’appelle la Mystérieuse. Une femme est aimée d’un homme. Des années passent sans altérer sa puissante beauté. Mais enfin elle vieillit, et même — je puis vous certifier cet événement étonnant — elle meurt. Voilà toute l’histoire de la Mystérieuse. Et le mystère ? demandez-vous. Allons, puisqu’il le faut absolument, je vous dévoilerai l’affreux satanisme. Cette femme, frémissez d’horreur ! cette femme n’était pas une femme : c’était… l’Illusion.

Seront-ils assez volés, les bons potaches qui monteront chez la satanique parce qu’elle a promis dans la rue : « Je serai bien cochonne ! » J’avoue d’ailleurs que, parfois, elle y met un peu plus de bonne volonté. Seulement, voilà, elle a beau faire : elle ne sait pas, la pauvre petite.

J’ai regardé trop longtemps ce premier cygne noir et, je vous le dis en confidence, ça n’est pas noir, ça n’est pas un cygne ; c’est une oie.

Si je voulais faire un groupe de madame de la Vaudère et de Rachilde, je montrerais la petite Jane à genoux, admiratrice, balbutiant, en grande émotion hésitante, les mots : « Maître !… maîtresse !… » cependant que Rachilde, droite, méprisante, hausserait la tête en un orgueil qui ne serait pas tout à fait grotesque.

Car Rachilde a reçu des dons considérables et, malgré les circonstances déformantes et enlaidissantes, elle conserve de beaux restes.

Rachilde a le malheur d’être perdue au milieu des petites-maîtresses du Mercure de France. Il fallait un mâle à toutes ces parfumées. Rachilde, plus virile que ces chaussettes-roses, fut condamnée à être l’homme de la bande, le pacha du harem.

Malgré le rôle burlesque qui lui est imposé, il y en a de plus ridicules dans sa troupe.

Rachilde a cette éloquence passionnée, abondante, quoique faite de cris rapides et sans suite, qui est le fond de beaucoup de talents féminins. Le génie de la femme semble surtout lyrique ; je veux dire puissant, mais court et désordonné.

La femme, même supérieure, s’ignore presque toujours elle et les limites de ses forces. Bavarde, elle prend l’abondance verbale pour la fécondité mentale et elle aspire à produire des œuvres longues. Voyez plutôt Catulle Mendès et ses inepties diffuses.

Certes, Mme Rachilde est moins femme que Mendès : elle a beaucoup moins de souplesse, un peu moins de verbosité, peut-être aussi un peu plus de solidité et de pensée. Mais elles ont des points communs : perversité réelle et pose de perversité ; imagination amusante parfois, souvent absurde ; romantisme fougueux dans le mot, dans la phrase, dans la composition. Catulle m’apparaît la souillon de Hugo. Rachilde, déjà à moitié folle avant la rencontre de cette poésie trop forte pour elle, coucha peut-être une nuit entre Edgar Poë et Baudelaire. J’espère mieux pour leur prochaine existence : je rêve Mendès femme de Rachilde.

L’expression, chez Rachilde, est souvent évocatrice. Elle excelle à certains tableaux moitié de réalité, moitié de cauchemar et telles de ses pages sont des puissances frissonnantes, quoique l’artifice toujours soit visible. Il lui arrive de nous secouer d’une émotion brusque, presque mélodramatique et pourtant presque poétique.

Même les subtilités de sa pensée, indifférentes le plus souvent, ne sont pas toujours absolument méprisables.

Mais pourquoi cette lyrique sombre, qui pourrait écrire de belles proses concentrées, s’applique-t-elle à fabriquer des romans ? Je préfère ses contes, encore qu’ils soient des imitations trop directes et trop vides d’Edgar Poë. Je crois que j’aimerais tout à fait — si elle les essayait aujourd’hui, avec son talent formel, assoupli et fortifié — de courtes proses où elle chanterait « tout le cynisme naïf de sa nature de poète » ; où elle dirait « de quelles haines se forme l’amour » ; où tout serait « lourd, violent, et cependant d’une merveilleuse perversité de tons ; » où parfois elle courberait « au-dessus de la complication des odeurs artificielles et des gestes de comédie, l’exquise simplicité d’une branche de mimosa ».

Hélas ! la dernière histoire qu’elle nous conte, les Hors Nature, a près de quatre cents pages de texte compact, et quelques morceaux joliment pervers sont reliés par la plus puérilement perverse de toutes les fables. Je n’ai pas le courage d’analyser cette corruption délayée d’une œuvre célèbre où René, au lieu d’avoir une sœur, a un frère. Ce long rêve d’inceste unisexuel est déplaisant et nullement troublant.

La composition du livre ne vaut pas mieux que sa conception générale. C’est plein d’épisodes inutiles, dont quelques-uns, mis à part, seraient intéressants. C’est plein aussi de détails ridicules. On y voit des gens embrasser les étoffes trop fort et « sombrer jusqu’au spasme en pleine illusion ». On y méprise des femmes, mais on y couche avec leur chevelure coupée. Un frère sublime dit à une petite servante : « Cesse de résister à mon frère, et je t’épouse, et je t’apporte, avec le titre de baronne, trois millions de fortune. » Naturellement, la petite servante, peu éblouie, repousse titre et fortune. Elle cède pour la seule joie de céder. Puis, elle se venge en brûlant le château dont elle ne voulut point être souveraine, et l’homme dont elle refusa le nom, et l’homme dont elle accepta le baiser. Je crois que, sans l’affolement d’un large édifice à construire, Rachilde éviterait plusieurs de ces sottises. Amusant sculpteur de statuettes, pourquoi refais-tu l’architecte ?

Ah ! la mode est au roman, et essayez d’écarter une femme de la mode !

L’œuvre énorme de Rachilde s’effrite d’elle-même en fragments, dont quelques-uns restent debout dans notre esprit. Il y a de jolies choses dans ces ruines. Il y a aussi une uniformité noire, ennuyeuse et trop voulue.

Oui, Rachilde, vous êtes un oiseau rare ; oui, vous êtes un cygne noir. Mais pourquoi vous imaginez-vous réaliser une harmonie supérieure en vous faisant cirer le bec et les pattes ?