Le Massacre des Amazones/Première Rencontre

Chamuel, éditeur (p. 6-12).

ii

PREMIÈRE RENCONTRE[1]

Le hasard, bien méchant parfois, me fait lire en une semaine trois livres de bas-bleus : Mater gloriosa, de Paul Georges ; Joie morte, de Jean Laurenty ; Un vicaire parisien, de Paul Junka. Trois pseudonymes virils, car l’ambition du bas-bleu est la même que celle de l’enfant : il veut faire l’homme.

Le hasard eut pour moi quelque attention malicieuse : il diversifia mon supplice, me fit rencontrer trois variétés assez distinctes de l’écœurante espèce.

Paul Georges est le bas-bleu naïf et petite fille. Les premières minutes, on éprouve je ne sais quel puéril et rafraîchissant plaisir à l’écouter balbutier, et blaiser, et bégayer, et zézayer. Mais il dure des heures, ce bavardage enfantin auquel, d’abord, on sourit ; et on se sent noyé sous un flux lent d’ennui et d’ensommeillement.

Jean Laurenty est le plus ridicule et le plus fanfaron des bas-bleus. Elle veut conquérir notre admiration en faisant étalage de pensée et d’indépendance. Elle essaie le tour de force, elle se baisse pour soulever des poids de cinquante et de cent kilos, ne soulève rien, ne se relève même pas. Toute courbée, la main prise dans l’anneau, le corps prisonnier de la pesanteur, l’inconsciente croit au résultat parce qu’elle sent la fatigue, et elle réclame « un petit bravo, pour encourager l’artiste. »

Paul Junka est ce qu’il y a de mieux dans le genre : le bas-bleu qui a presque du talent.

Et les trois se ressemblent étrangement, frères de laideur.

Le bas-bleu est vaniteux ; le bas-bleu est soumis. Tels les hommes qui font des platitudes pour obtenir la croix d’honneur. Car le bas-bleu réussit à ne pas trop différer des hommes lâches et incomplets, de ceux dont on dit qu’ils ne sont pas des hommes.

La prétention intellectuelle du bas-bleu et sa soumission d’esprit se concilient en pédantisme. Paul Georges donne à son livre un titre latin. Paul Junka cite, toujours en latin, de nombreux passages des Écritures. La puissance de pensée de Jean Laurenty est faite de citations, parfois avouées, de Baudelaire, de Pascal et surtout de Schopenhauer. Les marionnettes qu’elle désire sympathiques lui ressemblent : un poète, voulu intelligent et séduisant, pousse dans un fiacre une jeune femme très bien douée, elle aussi, et, pour faire sa cour, récite : 1o  un sonnet de Baudelaire ; 2o  vingt-sept lignes de Schopenhauer. Puis il débite une incohérente théorie sur l’anarchie, et finit par s’excuser d’avoir été un peu « pédagogue. » Mais la jeune femme se récrie, sincère, et l’accuse de coquetterie. Ailleurs, une cocotte, causant avec son amant de cœur, s’écrie : « Oh ! qu’elle est profonde, cette rêverie du grand Schopenhauer ! » et elle cite seize lignes. En une page d’un livre précédent, cette pauvre Laurenty résumait les doctrines des philosophes sur l’absolu. Elle mettait l’inepte dissertation dans la « bouche de colibri » d’une jeune fille idéale qui débutait ainsi : « L’absolu, du latin absolutus… » Un certain Fernand Hauser, lamentable journaleux, connu de quelques-uns pour son ignorance encyclopédique, fut ébloui et attribua à l’heureux auteur qui possédait un Larousse une « érudition de bénédictin. »

Et, en effet, le bas-bleu sait tout, latin, droit, philosophie, médecine surtout, un peu comme les filles du quartier des Écoles, pour des raisons qui peuvent être différentes, qui peuvent aussi être les mêmes.

Le bas-bleu sait tout, excepté le français. Jean Laurenty nous montre une mère qui « rapporte sur son fils toute l’exaltation de son âme » et nous annonce que la « tendresse féminine de Lison s’était rapportée sur le jeune homme ».

Il lui arrive d’employer des mots dont, visiblement, elle ignore le sens : « Raison et hygiène, voilà le critérium du mariage. » Un mari s’excuse, auprès de sa femme, d’une infidélité passagère : « Cette prétendue trahison ne compte pas… Une minute d’emportement ; j’ai vu rouge !… »

Le bavardage étourdi du bas-bleu l’entraîne à des Lapalissades : « Et pour oublier, tu viens chercher l’oubli… » Elle met toujours deux verbes au lieu d’un, remarque rarement si l’un est neutre et l’autre actif. Et elle dit, avec tranquillité : aimer à quelqu’un. « Elle se reproche parfois de ne pas assez aimer son fils, de trop aimer, de trop penser à Hugues. » « La supplier à genoux d’abandonner, de renoncer à mon enfant. » Je m’arrête. Dans le seul livre de Laurenty, j’ai copié quatre pages de citations aussi précieuses.

Sauf de rares exceptions, la petite Paul Georges écrit correctement et banalement. Le style de Paul Junka est moins mauvais, gris et terne sans doute, mais, dans son anémie, frémissant d’un peu de vie, avec, çà et là, une trouvaille de mots presque jolie. On y rencontre aussi, mais plus rarement, la métaphore incohérente : « Ces araignées de sacristie qui sont la lèpre de l’église ; » — l’incorrection : l’abbé n’est point coupable, « mais je l’en aurais cru » ; — la préciosité prétentieuse : « Les moindres paroles » des fiancés « semblaient coulées dans le miel emprunté à la lune prochaine. »

La Palisse dirait : « Si le bas-bleu est un homme, c’est un homme impuissant. »

La femme n’est guère capable que de petites choses et de jolis détails. J’ai montré que, même dans cet étroit domaine, son attention est souvent en défaut. Indiquerai-je qu’elle est inégale à la plupart des matières, incapable de délimiter nettement un sujet et de composer un livre ? Ah ! si j’avais la place !…

Le bavardage de Laurenty n’a pas de sujet. Ça commence par la ruine du notaire Bardalys, ça finit par la vérole de son petit-fils ; entre les deux catastrophes, des anecdotes sans intérêt et sans unité. Si, pourtant, une unité de sentiment, faux et mal joué : Laurenty ne reconnaît que l’amour sensuel, et elle le déclare décevant, et elle l’injurie, le plus souvent avec des paroles de Schopenhauer, parfois avec des phrases à elle, toutes gargouillantes de je ne sais quel lyrisme hystérique. Athée du sentiment, insatisfaite par la sensation, elle reste de longues heures, agenouillée devant le dieu Phallus, à cracher des blasphèmes[2].

Paul Georges hésite entre l’étude de caractère et l’étude de mœurs : elle ne prend aucun des deux lièvres. L’Agrippine bourgeoise qu’elle a voulu peindre est manquée, molle et fuyante. Mater gloriosa nous conduit parmi les politiciens. Et, certes, les toutes petites intrigues qu’on décore aujourd’hui du nom de politique pourraient être comprises par une femme. Mais Paul Georges est une fillette. Ses hommes politiques sont vertueux, ineffablement : ils rendent les millions volés par beau-papa. On voit que nous sommes loin de la réalité contemporaine.

Madame Paul Junka a des qualités presque solides et elle a su choisir son sujet. Elle nous fait pénétrer dans le monde si efféminé du clergé parisien. Et elle les connaît bien, et elle les pénètre jusqu’au fond, ses vicaires et ses curés. Malgré beaucoup de lacunes et de faiblesses, son livre m’a fait plaisir par sa documentation abondante, par la finesse de sa psychologie et même par cette vie frêle du style que je signalais tout à l’heure.

Car le bas-bleu n’a pas la puissance de construire une œuvre large. Mais si à quelque apparence de talent il joint un peu de bonheur, il lui arrive d’écrire un livre incomplet et intéressant.

Qu’on ne m’accuse pas de mépriser la femme, parce que j’ai dit à telle déguisée : « Beau masque, ta barbe est postiche. » La femme a peut-être d’autres mérites que celui de porter la barbe.


  1. Beaucoup de guerres commencent fortuitement par une escarmouche qui irrite les deux partis. Ainsi a débuté ce massacre.
    Dans un journal hebdomadaire où je faisais la critique littéraire, j’étudiai, sous le titre Bas-Bleus, trois femmes qui venaient de publier en même temps. Mon article souleva des protestations et des encouragements. Mon amour de la bataille s’exalta quand j’aperçus, derrière les premières troupes rencontrées, l’innombrable armée des amazones.
    Je reproduis presque textuellement cet article. Je ne change guère que le titre, — trop général pour désigner un simple fragment.
  2. Je fais de la critique et je ne parle jamais que d’attitudes littéraires. Cette déclaration superflue, il me convient de la formuler, une fois pour toutes, à l’occasion de Jean Laurenty qui, me dit-on, n’a ni frère ni mari. Mais j’autorise, de grand cœur, frères et maris à l’oublier, si ça peut leur faire plaisir.