Albin Michel (p. 45-56).


IV


D’abord les drogues. J’ai pris des pilules répugnantes à la vue comme des yeux de chats étranglés, puis un liquide, qui avait l’odeur de la boue et le goût de l’huile de lampe. J’y gagnai une maladie de foie et un teint de citron. Jamais, depuis lors, je ne passais devant une pharmacie, sans qu’une sueur froide ne me coulât entre les omoplates. Cependant, je croyais avoir maigri : illusion d’optique, due à la couleur de ma peau, flétrie par le poison… La bascule aveugle que je consultai ne s’y trompa point ; j’avais pris deux kilos d’une graisse jaunâtre, qui, heureusement, fondit aux premières chaleurs. Je me laissai conduire dans un hammam. La chaleur m’oppressait au point de me tenir bouche bée comme un poisson sur le sable. Des citoyens dénués de graisse et de pitié et qui, sans doute, allaient en ces lieux pour voir souffrir les poids lourds, me regardaient d’un œil sec. Je haletais sous le peignoir de laine. Les miroirs, dans leurs cadres mauresques, me renvoyaient l’image d’une tomate énorme, huileuse et mouvante. La sueur me noyait les yeux. Je résistais. Les cheveux collés, la langue pendante, je régnais, comme un Neptune dérisoire, sur mes propres eaux dont j’inondais au moindre mouvement le carrelage du bain turc.

Puis ma force s’en allait. Je regagnai ma cabine en chancelant. Des garçons brutaux s’emparaient du costaud dégonflé et l’étendaient sur un lit. Enfin, massé, pincé, passé au crin, étrillé, assommé de claques, je sortais. Une soif dévorante me jetait dans une brasserie exploitée de l’autre côté de la rue par le tenancier des bains, comme je le sus plus tard. C’est là que la clientèle martyre venait se refaire et se consoler. Elle venait en courant entonner la bière fraîche et mousseuse, reprenait sans retard son humidité naturelle et son poids normal. Je garde de ces expériences un souvenir assez agréable, car la bière était excellente. Je les eusse certainement prolongées, si l’implacable bascule ne m’avait tout à coup révélé un nouvel excédent de bagage.

Alors commença pour moi l’ère de la gymnastique suédoise. Chaque matin me voyait, nu comme un bel œuf rose, au milieu de mon salon. La pantomime commençait : j’étais un prophète battant l’air de ses bras, puis un Bouddah s’accroupissant pour remonter avec lenteur vers le ciel ; puis, couché sur le tapis, un noyé qui tend ses orteils hors de l’eau, puis Adam étendant les bras pour savoir s’il pleut ; je roulais, je rampais, bondissais et je n’étais plus ensuite qu’un gémissant catalogue de toutes les espèces de courbatures connues depuis les premiers âges de l’humanité.

Cette fois-là, je maigris un tout petit peu. D’ailleurs je croyais avoir beaucoup changé ; autre illusion d’optique, que j’entretenais vis-à-vis de moi-même avec une mauvaise foi complaisante. Je plaçais ma figure, pour la regarder, dans cet éclairage coupant, où les photographes placent les clients épris de peinture hollandaise, cet éclairage vertical qui, atténuant les lumières, épaississant les ombres, donnerait à une motte de beurre l’aspect d’un visage de Rembrandt. Ainsi je conférais à mes traits un caractère qui m’enchanta, jusqu’au jour où je mis le pied sur la fatale bascule…

Alors, je me fis jeûneur et vécus dans l’austérité, la faim, l’inertie et la macération. Plus de chocolat du matin ! Plus de toasts beurrés ! Je me privais de tout, je mangeais sans boire, je vivais de viandes grillées et de croûtes de pain, Mon sommeil fut compté comme celui d’un forçat. Ce fut atroce : je me reprochais un bon repas, une grasse matinée, un verre de chambertin, comme une imprudence sans remède.

Durant les six semaines que dura cette abomination, je passais comme un loup affamé devant mes restaurants favoris et je fuyais tout le jour mon appartement, de peur que l’envie de dormir ne fût plus forte que ma volonté.

Un jour, je m’assis, la faim au ventre et noyé de fatigue, à la terrasse d’un café. Un couple passa ; la femme sourit et je l’entendis qui, me montrant du regard à son compagnon, murmurait :

— En voilà un qui ne doit pas se priver !

Ce fut une leçon.

Je ne me privai plus, en effet. Alors, je m’aperçus que les régimes, s’ils ne font pas maigrir, empêchent du moins d’engraisser. Je me mis aussitôt à enfler comme une bosse sur un front, sous les regards des témoins stupéfaits. Jusqu’alors j’étais potelé, pas davantage. Il me fallut moins d’un an pour atteindre au point où vous me voyez.

Alors ce fut, en son genre, admirable. Je ne pouvais plus rencontrer un ami, après un mois d’absence, sans qu’il levât les bras au ciel et demeurât béant, à la vue de mes joues :

— Si vous voyiez mes fesses ! m’écriais-je furieux.

Mais, après un ahuri, c’en était un autre ; et tous arrivant avec le même compliment sur les lèvres :

— Ah ! bien vrai ! ce que vous engraissez !

Les maigres, naturellement, y apportaient une verve et une chaleur tout à fait réconfortantes. En général, ils trouvaient dans l’inépuisable fonds de leur gaieté, quelque gracieuse épigramme comme ceci :

— Vous faites la pige au Panthéon !

Ou cela : — J’avais entendu dire que toutes les mines flottantes étaient repêchées.

Ou encore :

— Êtes-vous sûr d’être prêt pour la mî-carême ?

J’accueillis ces espiègleries avec un sourire à la Deibler. Je voyais rouge, positivement.

Cependant, je m’avisai d’une réponse qui me vengerait de mes plaisants amis. À peine le quidam décharné achevait-il son invariable : « Vrai, ce que vous engraissez !… » et, à peine avais-je répondu mon vague : « Oui, ça va… » que, feignant une surprise apitoyée, j’ajoutais, en regardant mon homme bien dans les yeux :

— En effet, je grossis ; par contre, mon cher, je suis bien fâché de vous voir une mine si défaite. Ce n’est peut-être rien… Vous devriez tout de même voir le médecin.

Je connus de la sorte des minutes assez agréables, et, même, je crois bien que deux ou trois poules mouillées tombèrent malades tout de bon.

D’ailleurs tout cela devait finir. La surprise des gens ne dura point. Mon développement cessa, comme par miracle, le jour où chacun le croyait devenu chronique.

Grâce au ciel, je pus, plusieurs mois de suite, habiter le même pantalon, le même faux-col, le même gilet. Toute cette phase (que l’on pourrait appeler aérostatique) de mon existence, je la passai dans les salons d’essayage, et mon tailleur ébahi en avalait ses épingles. Sans compter que mon cas épuisait ses euphémismes.

— Monsieur est un peu fort, disait-il, tout d’abord.

Puis il changea :

— Monsieur est fort… Monsieur est très fort… Monsieur est puissant… Puissant, il s’en tint là. Ce fut la dernière goutte de son eau bénite. Après cela, il prit mes mesures en silence, comprenant, soudain, que d’un adjectif à l’autre, il en viendrait bientôt à me dire : « Monsieur est formidable… Monsieur est phénoménal… Monsieur est répugnant… »

J’en changeai d’ailleurs bientôt. Tous me mécontentèrent, ainsi que tous les médecins déçoivent les incurables. Je fuyais particulièrement les sages qui me conseillaient des coupes à la papa et m’arrachaient de la sorte, avec rudesse, le bandeau que je m’enfonçais sur les yeux.

Le plus fort est qu’on se laisse toujours prendre à l’espoir que tel vêtement, vu dans une vitrine ou sur le dos d’un comédien, vous « ira pas mal ». La chimère commence à s’enfuir au moment du premier essayage.

Le salon d’essayage ! Ah ! la belle invention, avec ses psychés et ses lumières crues, qui ne ménagent aucune illusion, qui étalent aux yeux du patient consterné ce qu’il feint de ne plus voir depuis des semaines et des mois !

Brusquement, dans un pan de miroir, on aperçoit ce dos spacieux comme une armoire de famille, et cette nuque capitonnée, dont les losanges de chair mastic ressemblent aux coussins des wagons de première classe, et ce derrière qui s’épanouit sous l’étoffe et la tend ainsi que la soie d’un parapluie. Le profil n’est pas plus heureux qui montre la courbe d’un ventre en forme de proue et des bajoues dont la vue procure à chaque expérience les joies d’une découverte…

Pour comble, on garde, en général, son vieux pantalon et son vieux gilet pour essayer la veste neuve ; jamais les bosses des genoux ne vous ont paru si désolantes et jamais l’inévitable boudin du justaucorps ne vous désobligea de la sorte.

Le vêtement moderne, voilà l’ennemi ! Vivent le péplum et la toge ! J’aspire au retour des mœurs antiques, sauf en ce qui concerne l’auto et les cocktails. Je ne devrais point parler de cocktails en cette ville où, sans vous offenser, on boit des apéritifs qui, depuis l’inauguration de la tour Eiffel, se sont un peu démodés. Mais la bière est fraîche et je ne sais pas, en Europe, un endroit plus aimable que la terrasse de ce café, éclairant de tous ses feux les tables vertes, les chaises de rotin, la toile blanche, rouge et festonnée de sa marquise, tandis que la rue aux pavés pointus se perd, sous nos yeux, dans la ténèbre des nuits provinciales. Le poète a dit vrai : voilà le bonheur, messieurs. À votre santé, et, s’il vous plaît, à demain.