Albin Michel (p. 35-44).


III


Bonjour, messieurs. Votre ami vous a parlé de moi, je sens cela rien qu’à votre manière de me regarder. Tant mieux, les présentations seront plus tôt faites. N’allez pas vous déranger ; achevez votre partie… Vraiment, c’est fini ! Alors je n’ai plus de scrupules et, puisque vous ne me trouvez pas importun, je m’assois à votre table.

Je n’en puis plus ; je meurs de fatigue. Cela ne se voit guère ?

Parbleu, voilà toujours ce qu’on trouve à nous dire pour nous consoler, nous autres, les gros hommes. Le refrain ne change pas. Même durant la guerre, il n’avait pas changé. Fatigués, malades ou malheureux, c’est le même prix : personne ne s’en aperçoit. On nous dit : « Vous avez une bonne mine », et, quand on a dit cela, on se frotte les mains avec satisfaction.

Quand je mourrai — que ce soit le plus tard possible — mes amis viendront, je l’espère, me voir une dernière fois. On lèvera pour eux le dessus de ma boîte, et tous, penchés sur mes restes, diront tour à tour : « Il a une mine superbe », autrement dit : toutes les apparences de la santé. Cela n’empêchera pas le menuisier de visser solidement mon couvercle, le curé de me bénir et l’appariteur de lever sa canne en signe de départ. En route ! Puis mes amis formeront un convoi distrait, car on ne peut se faire à l’idée de pleurer un « bon gros ». On dirait que les obèses échappent aux mystères de la mort, comme, après les naufrages, les édredons des paquebots se dérobent à l’emprise des vagues et flottent sur la mer.

L’obèse est comique jusque dans le trépas. Même le croque-mort, qui gémit sous le poids du client, trouve encore le moyen de plaisanter. Un bossu fait peur ; un ventru fait rire, c’est entré dans les mœurs ; désormais, nul n’y pourra plus rien changer.

Ainsi, au théâtre, où les sots prétendent trouver une image de la vie, les gros ne servent qu’à faire rire : une bedaine, messieurs, voilà la dernière ressource de l’amuseur essoufflé. L’action traîne, le public bâille, la critique fronce les sourcils, attendez ! Une porte s’ouvre, voici le coïon !

Pauvre gros cabotin gonflé dans les gargotes et les buffets de gare, pauvre sphère de l’absurde, qui roule au milieu des éclats de rire, nul ne te fit jamais l’aumône amère du couplet sur les clowns ! On plaint en musique Paillasse sous sa farine. Mais non point l’obèse timide, gaffeur et cocu, l’obèse embusqué, nouveau riche, goinfre, ignare, égoïste, poltron, empoté, crédule, malencontreux, l’obèse qui conduit l’auto, se fait gifler par le mari et sert de repoussoir à M. Victor Boucher !… Quelquefois il console une amoureuse blessée ; il arrive en effet que le théâtre ressemble à la vie…

L’un d’entre vous me comprend, messieurs…

Mais, quoi qu’il arrive, et pas plus sur la scène qu’ailleurs, les gros rigolos ne feront jamais pleurer. Les gros rigolos ! Au fond, l’immense foule des maigres les hait et les jalouse. Voilà la rançon d’un teint frais, d’une bouche vermeille, d’un visage plein et reposé.

Ah ! les maigres, les vrais maigres ! Ceux qui portent de petits gilets de premiers communiants sur des poitrines en pains de sucre ! Qui dira jamais l’éloquence des regards de basse envie que ces gens-là coulent sur nos rondeurs ? Ils sont féroces.

L’un d’eux, une espèce de héron doucereux, me demandait un jour : « Combien y eut-il de gros tués pendant la guerre ? » Et son long nez, qui remuait au vent, menaçait mon nombril ainsi qu’une baïonnette.

C’est dans les administrations qu’on voit le mieux ce qu’il en coûte de faire envie à ceux qui font pitié. Il faut entendre le ricanement de tous ces malingres en cage, tandis qu’ils se renvoient un gros contribuable de guichet en guichet, comme un ballon. Il n’est point de victime plus agréable à ces malfaisants de profession. Cela n’est encore rien, car notre placidité surnaturelle a toujours raison de leurs procédés, et généralement, le sourire lunaire du patient laisse le bourreau bavant de rage dans son encrier, tandis que, sous les cent kilos vainqueurs, craque joyeusement le plancher des ministères et que l’huissier à chaîne murmure :

— « Ce n’est pas possible, on a dû lui ouvrir le portail aux voitures ! » Tout cela, vous dis-je, n’est rien et les maigres nous font bien autrement expier, quand ils le peuvent, cette ampleur qui les offusque.

Il m’arrivait, dans ma jeunesse, comme à tout le monde, de perdre ma place. J’en cherchais une autre. Une fois, ayant couru tout Paris, reniflé la cire et le papier d’emballage de tous les magasins du Sentier, torché de mes grosses épaules les gras corridors des Halles, je comparus devant M. Sagnimorte, directeur d’une succursale d’assurances, à qui l’on m’avait recommandé. M. Sagnimorte était un gringalet de l’espèce myope et crépue. Il ressemblait à un cornet de crème au chocolat que chevaucherait un binocle. Je crois bien que je n’ai de ma vie rencontré un homme aussi méchant. Il me tendit d’abord la main et me fit asseoir. Je lui racontai mes tribulations qu’il écouta d’un air sympathique et pénétré.

— Vous êtes vraiment dans la misère ? me demanda-t-il.

— Autant qu’on peut l’être, monsieur. Depuis une semaine, je me nourris chaque jour d’une miche et d’un bâton de chocolat. C’est un affamé qui vous demande du travail et du pain…

Alors, faisant craquer les os de ses doigts, il se mit à rire, braqua sur moi son visage pointu, et, le doigt tendu vers mon ventre :

— Vous avez des réserves, dit-il. Maigrissez, et revenez me voir. Il nous faut des hommes actifs et non point des poupards !

Il ouvrit une porte et me poussa dehors. Jamais je n’ai pleuré comme dans cet escalier.

J’ai revu plus tard M. Sagnimorte. Il était ruiné. J’avais fait fortune. Mon ventre était devenu un ventre doré. Je ne suis pas un ingrat. M. Sagnimorte est concierge, maintenant… concierge d’un immeuble qui m’appartient, avenue de Wagram.

Quelquefois je vais le voir dans sa loge et je lui rappelle notre histoire. Je le regarde avec une implacable bonhomie. Il sourit, tandis qu’une nappe de bile se répand sous sa peau, depuis son col rond de larbin, jusqu’à la mousse d’œuf battu de ses cheveux, qui ont blanchi dans les travaux du cordon…

Ce plat-là, je l’ai mangé froid, n’est-ce pas, messieurs ? Et je le savoure encore. Que voulez-vous ? on nous rend haineux, à la longue, nous qui naissons inoffensifs et débonnaires ! C’est leur ouvrage, à tous ces farceurs dont les moqueries nous enragent et qui sont si contents de leur esprit, si contents qu’ils ne voient pas nos bons yeux, nos yeux de goret, flamber parfois de colère, ainsi que des yeux d’ours.

Je me laisse emporter par les mots. Au fond, la bonhomie n’est pas affaire de volume. Je connais des philanthropes décharnés, jaunes comme des coings dans l’armoire d’une vieille fille, et qui posent avec tendresse, sur le prochain, les regards de leurs yeux vitreux.

À boire, garçon ! Autant de demis que de clients. Rions et plaisantons. Cela vaut mieux, est-ce vrai ? Pour moi, j’aime à égayer ceux qui m’entourent, et l’on m’a toujours considéré comme un fameux boute-en-train. C’est, entre nous, l’avis de certaine personne — chut ! — qui prend à me regarder vivre le même plaisir qu’éprouvent les enfants aux cabrioles de Fatty.

Après tout, elle a raison. L’obèse est la gaieté du monde, surtout lorsqu’il se met en tête de maigrir. Cela m’est arrivé comme aux autres, et comme eux, j’ai tout essayé.