Albin Michel (p. 57-72).


V


Si, si, vous me remplissez de joie. Vraiment, mon récit vous intéresse ? Ah ! monsieur, parler d’elle est ma seule consolation ! et, puisque nous avons la chance ce soir de nous trouver seuls…

Où en étais-je ?… À Londres ?… Oui… Elle vint à l’heure dite. Je la vis descendre d’un taxi, juste en face du compartiment où je l’attendais. Elle paya très vite et, m’ayant aperçu, pénétra lestement dans le wagon :

— Vous avez les tickets, dit-elle. C’est bien, vous êtes un bon gros.

Le lendemain nous sortions, elle et moi, à sept heures du matin, de la gare du Nord. Tout le long du voyage, et durant la traversée, je lui avais fait une cour empressée et plaintive. Hélas ! sans éloquence ! Je ne trouvais en moi que des mots plats, ainsi que les traversins d’un hôtel meublé. C’est le langage de l’amour véritable, et je le parlais pour la première fois…

À présent que je juge les choses avec un peu de recul, je me demande comment, en l’espace de trois heures, un homme peut aller passer d’une brave, simple et saine concupiscence à ces transports de calicot élégiaque. Cela est pourtant. Vous me direz que cela se rencontre surtout dans les romans. Mais vous vous trompez si vous croyez qu’il en va autrement dans la vie.

J’en puis parler, moi, qui après dix années d’une camaraderie sans arrière-pensée, durant lesquelles cette femme ne m’avait pas plus caché les recoins de son âme que le creux de ses aisselles, j’en devins amoureux entre l’heure du thé et celle du dîner ! À cinq heures, elle eût pu sortir du bain devant moi sans que peut-être sa nudité me troublât plus que l’image de la nymphe républicaine que voici, gravée sur la bande de ce paquet de tabac. Nous étions des copains, et je vous le dis parce que c’est vrai. À huit heures et demie, dans le wagon-restaurant du rapide Londres-Folkestone je dînais, sans appétit, en face de la même femme — et je l’adorais !

Ce soir-là, et la nuit qui suivit, j’ai parlé pour six mois. Je n’ai pas eu, depuis, besoin de changer ou d’ajouter un mot à mes paroles.

Elle avait tout de suite commencé son jeu, tantôt l’éclat de rire, tantôt le sourire et le regard en coulisse, sous les cils baissés. Je me méfiais, vous pouvez le croire, et de cette femme plus que d’aucune autre. Elle aimait son mari, et je le savais. Notre fuite ne devait être, tout bien pesé, qu'une comédie de femme jalouse qui, le lendemain, recouvrerait un sang-froid de vieil avoué. Sûrement, à l’heure de la réconciliation, on ferait appel à ma vieille camaraderie ; une fois de plus, on échangerait le baiser de concorde à l’ombre de mon amicale mappemonde. Mais alors, pourquoi se donnait-elle la peine de m’émoustiller avec son sourire et ses yeux tendres.

Pourquoi, vous le demandez ?

Eh ! fichtre ! pour le plaisir de tourner la tête à un brave garçon, en vraie gamine qu’elle était. Cela n’était assurément ni bien rare, ni bien nouveau. Quel homme, à notre âge, ignore ces vérités ? Je me les répétais, très inutilement. Une fois pris, on l’est bien, et j’étais en train de m’en apercevoir.

Elle voulut passer la Manche sur le pont du bateau, et, comme elle avait un peu froid, elle se fit, durant le passage, dorloter comme une petite fille… Bref, lorsque nous nous quittâmes, à la gare du Nord, elle pour se rendre chez une parente, à Passy, moi, pour regagner mon domicile, j’étais à peu près toqué.

Je la mis dans une voiture et, le cœur gros, je me fis conduire chez moi. La vue de mon intérieur me rendit un peu de calme. Il y avait, dans cet appartement, mille souvenirs d’un bonheur bourgeois, d’un sage bonheur, fait de toutes les petites manies d’un gros célibataire. On est heureux ou malheureux, selon son poids. Je soutiens qu’au-dessus de quatre-vingt-dix kilos, un homme ne peut rien éprouver d’étriqué ou de mesquin. Seuls, les gros me comprendront.

Ainsi comme il arrive parfois, la raison m’était rendue par le décor familier de mon existence. Il me semblait que, parmi ses témoins ordinaires, elle devait reprendre son cours. Assis dans un fauteuil de cuir je songeais à ces choses. Mon valet de chambre ne paraissait pas trop malheureux d’un retour qui l’allait priver de son cinéma quotidien. Il me trouvait bonne mine — naturellement. Mais tandis qu’il me tendait mon pyjama, je pensais :

— Je vais revenir gentiment à mon tran-tran, à ma brave existence de bouffi sympathique et pas contrariant.

Après tout, je devais laisser un vide. Les amis de jeunesse ne se remplacent pas, et les miens commençaient, bien sûr, à trouver que les gros garçons, bons buveurs, égaux de caractère et toujours prêts à la vadrouille, sont tout de même, à Paris, moins nombreux que les tapeurs et les mufles. Oui, bien sûr, ils m’attendaient. J’irais le soir même au Chatham. Déjà, j’entendais ce vieux Rouquayrol s’écrier à ma vue :

— On l’aime trop pour tuer le veau gras !

Et Michel ajoutait entre deux bouffées de cigare :

— Pour célébrer son retour, nous allons en embrasser chacun un morceau.

Tels sont mes amis. Ils n’épargnent pas ma graisse, car ils sont hommes et parce qu’on leur trouve de l’esprit. Mais, tels quels, je les aime…

Et les nuits à Montmartre, ces nuits que remplissait l’innocent plaisir d’entendre le bruit des bastringues et de confesser au champagne de petites courtisanes merveilleusement bornées. Tous les maîtres d’hôtel, tous les portiers et tous les chauffeurs nocturnes de la rue Pigalle me connaissent par mon petit nom. Les trafiquants de cocaïne me haïssent parce que mon air florissant et les pivoines de mon teint font, par l’exemple, du tort à leur commerce. Tout cela est loin, et je me demande si je reverrai jamais les halles matinales où, suivant ce goût des traditions que vous me connaissez, je menai souvent le chœur de mes compagnons.

Ah ! monsieur, cela me fend le cœur de parler de ces choses. Comme j’étais heureux ! Et je l’ignorais. Maintenant j’ai, pour mes fauteuils de cuir, pour mes sombres armoires, pour mon pot à tabac, le cœur d’un exilé. Je ferme les yeux et je vois les tapis épais, le divan, les livres ; cela me semble beau comme les châteaux des romans, beau comme les intérieurs qu’on imagine et que remplit un silence calfeutré. Souvent, je pense à cela, le matin, dans les chambres d’hôtel, en versant l’eau du triste broc de faïence, et je renifle pour ne pas pleurer.

Pour revenir, je vous parlais de mes amis. De pressentir les dangers de l’aventure où je m’engageai, m’attachait davantage aux témoins de ma béate et confortable félicité.

— Allons, c’est dit, pensai-je, j’irai les rejoindre ce soir, ou mieux : à l’instant même…

Je commençai à m’habiller. On sonna.

C’était elle, très calme :

— Mon mari est revenu, dit-elle.

— Ah !

— Il n’a pas hésité… Une demi-heure après son arrivée, il sonnait chez ma tante. Elle lui a persuadé que je n’étais point dans la maison. J’étais dans une chambre voisine ; j’ai tout entendu…

Elle rit nerveusement. Mais, de ses petites mains, elle pétrissait son mouchoir et je voyais, lorsque nos regards se croisaient, qu'elle était bien près d’éclater en sanglots. Elle se contint pourtant, sembla hésiter, puis finit par dire :

— C’est un misérable et un imbécile par-dessus le marché. Il ne s’est même pas douté que je pouvais être là, de l’autre côté d’une porte, et il a tranquillement sorti, pour le faire admirer à tante Claudie, son précieux cœur d’homme, son cœur à deux compartiments bien clos et bien étanches, l’un pour l’égoïsme, l’autre pour la vanité…

— Au fond, dis-je, vous l’aimez encore.

— Si je l’aimais, je n’aurais pas couru le risque d’entendre ce que j’ai entendu. C’est fini. — Bah !

— Fini. Ma tante l’a reconduit après une conversation qu’il regrettera. Je l’ai vu remonter en voiture. Il doit me chercher partout.

— Très bien, fis-je.

— Comment, très bien ? Il va revenir. Ce n’est pas un sot. Quand il aura fait le tour de nos relations, il retournera là-bas… Puis il viendra ici.

— Alors ?

— Alors, il faut quitter Paris. Je viens vous chercher.

— Ah ! pour le coup, m’écriai-je, c’est trop fort ! Vous me ramenez de Londres comme une femme de chambre, sans me demander seulement si je préfère la traversée par Dieppe ou par Boulogne…

— Plaignez-vous donc. Vous n’avez pas même eu la peine de préparer votre valise.

— Je me laisse faire ; je trahis, en somme, un ami d’enfance… — Si je vous avais écouté, vous l’eussiez manifestée de la belle façon, votre vieille tendresse pour ce cher ami.

— C’est bon, c’est bon, grognai-je. Il est inutile de me rappeler cette humiliation que vous deviez bien, n’est-ce pas ? à un homme qui vous aimait et qu’un sentiment de loyauté bien compréhensible…

Je bafouillais.

— Allons donc, dit-elle en riant, vous n’aviez jamais pensé à moi. Vous me croyez donc bien naïve ?…

— Taisez-vous ! m’écriai-je, assez mécontent de la tournure que prenait l’entretien.

Et j’ajoutai :

— Vous me faites jouer un rôle qu’un garçon franc et sans malice ne peut pas accepter.

Elle prit une contenance de petite fille étonnée et craintive qui me calma un peu. S’en aperçut-elle ? — Alors vous voudriez me laisser partir seule ?

— Restez à Paris.

— C’est impossible. Je vous assure qu’il arriverait un malheur… Je suis prête à tout plutôt que de retourner avec lui…

— Au diable ! fis-je, vous ne prétendez tout de même pas me faire passer ma vie dans une couverture de voyage.

— J’y passerai bien la mienne, dit-elle avec simplicité.

— La vôtre, la vôtre, cela vous regarde !…

Elle pencha la tête, monsieur, je vis les paupières se baisser, elle sourit, et soudain — c’est à peine croyable !… je ne fus plus qu’un gros petit garçon, un gosse obéissant et timide, qui s’en alla bien sagement faire sa valise. Pourtant, un scrupule me vint :

— Que va-t-on croire ? dis-je. Vous serez compromise, cette fois, irrémédiablement. Elle se recoiffait devant mon armoire :

— Vous, dit-elle, vous !

Et je reçus l’éclat de rire en pleine figure, tout comme mon sosie de Hollande recevait ses pommes cuites. Et l’adorable petite personne ajouta :

— Mon mari a dit à ma tante : « Je suis tranquille, elle est partie avec un sigisbée de deux cent vingt livres !… »

Monsieur, regardez-moi : je ne suis ni prompt, ni méchant ; on me prendrait, comme on dit, une puce entre les narines sans me faire éternuer. Mais si ce moucheron de luxe, si son mari, monsieur, avait, à cet instant, franchi ma porte, je te l’eusse aplati d’une claque, oui, d’une seule claque de cette main-là !…

Mais il ne vint pas, ou bien il vint trop tard. Nous étions, elle et moi, déjà partis pour le Caire. Rien que ça, oui, monsieur.

Dix jours après notre arrivée, le mari descendait du train d’Alexandrie…

Je vous dirai seulement que cette poursuite dure depuis six mois. Je suis parti pour le tour du monde ! Ah ! je sais lire un horaire et choisir deux cabines ! Nous avons vu le Caire, Alger, Malaga, Barcelone, la Sardaigne, Palerme, Rome, Venise, Vienne, Munich, Wiesbaden, Cologne, Amsterdam ; on a raillé ma bedaine en toutes les langues sans que j’en perde un seul pouce. Ce ventre, je l’ai farci de toutes les cuisines ; ce teint rubicond a resplendi aux lumières de tous les palaces de l’Occident.

L’horrible souvenir que celui de ces larbins narquois et glacés, et dont je sentais les regards attachés à mon fond de culotte. On me prenait généralement pour un acteur comique. Au fait. suis-je autre chose. Est-ce que je ne suis pas en représentations, que dis-je ? ne suis-je pas en tournée ?

La situation n’a pas changé. Je l’aime davantage, voilà tout. Chaque jour un peu plus. Surtout depuis que nous sommes installés ici et que je n’ai même plus, pour me distraire, les tribulations de cette existence à la Philéas Fogg, qu’elle m’a fait mener depuis vingt-cinq semaines.

Et pourquoi sommes-nous ici ? Voilà l’affaire :

C’est pour dépister une bonne fois le mari, qui, grâce aux renseignements des valets de tous pays, avait, jusques aujourd’hui, toujours retrouvé notre trace. Il est vrai que je ne passe jamais inaperçu. Cependant, la sacrée petite roublarde s’est, un beau jour, avisée que la défiante province française protégerait notre fuite plus sûrement que l’étranger indiscret et vénal. Elle pense à tout ; et c’était bien juger…

Nous avons semé notre homme entre Tours et Blois. Il nous cherche, sans doute, avec l’aide des cicerones, dans les oubliettes des châteaux de la Loire.

Voilà. Vous savez tout. Je ne vous demande pas si vous m’approuvez. Ne me plaignez pas non plus. Il en est de plus malheureux. Je crains surtout de le devenir davantage. C’est l’avenir qui m’effraie… Avez-vous entendu dire que la prudence est la vertu cardinale de l’éléphant ?