Le Mariage de mademoiselle Beulemans/2
ACTE 2me
Mobilier bourgeois. Portraits de famille.
Scène I
Est-ce qu’il y a du sucre dans le sucrier ?
Oui, Madame… seulement le couvercle était en bas… et les mouches ont été dessus.
Eh bien, frottez les morceaux avec une serviette…
Est-ce que je mettrai le service avec des fleurs bleues ou celui avec des bords dorés ?…
Ça ne sait pas dehors !
Alors grattez avec un couteau…
Non, celui avec les bords dorés, si on le casse, on ne sait pas le remplacer.
Scène II
Qu’est-ce qu’il y a, Hortense ?
Ah ! oui ! Il faudrait mettre un nouveau manchon au gaz.
Encore un ! Il est seulement dessus depuis quinze jours.
Quinze jours et un petit peu ! Isabelle, donnez une fois le manchon.
J’aimais mieux le temps des lampes à pétrole, alors je ne devais pas me mêler de ça.
Oui ! mais ceci est un ouvrage d’homme. Vous ne voudriez tout de même pas faire venir un ouvrier pour ça.
C’est déjà bon… Est-ce que vous allez mettre le cramique sur la table ?
C’est ça, vous ! Le cramique qui est l’étrenne du boulanger ! un cramique qu’on a eu pour rien !
Pour rien ! Un cramique de cinquante centimes, et vous avez donné deux francs au garçon.
On ne peut pourtant pas avoir l’air de crotteux.
Alors vous ne le mettez pas sur la table ?
Non ! L’étrenne du boulanger, ça est pour nous. C’est pour manger en famille.
Vous allez me faire pleurer.
Isabelle ! Isabelle ! finissez ! Qu’est-ce que vous faites ?
Je nettoie le sucre…
Eh bien, oui ! Il y a des crottes de mouche sur le sucre, alors elle le frotte.
Finissez, vous allez me rendre nerveux. Lap ! Hortense ! le bouton de mon col qui saute !
C’est que vous l’avez encore une fois mal attaché.
Je vais être étranglé !
Eh bien, ôtez votre col !
Je ne sais pas, à cause du manchon.
Oui, faites attention de ne pas le casser.
Venez m’aider.
Vous êtes tout de même un embêtant.
C’est vous qui êtes une embêtante. Si vous étiez un peu plus soigneuse sur le linge, ça n’arriverait pas. Je parie que c’est de nouveau la boutonnière qui est déchirée.
Non, c’est simplement défait ! Vous devenez tellement gras… Vous faites tout pêter.
Attention ! vous pincez la viande avec !
Non… non. C’est seulement votre pomme d’Adam.
Vous êtes adroite de vos mains comme…
Oui ? alors faites-le vous-même.
Hortense, je vous préviens que je laisse tomber le manchon.
Aïe, vous êtes désagréable ! Tenez, regardez-le là, le Président d’honneur !
Hortense ! vous n’allez pas recommencer… un jour comme aujourd’hui !
C’est justement un jour comme aujourd’hui que vous devriez pouvoir dire, à l’occasion des fiançailles de votre fille avec Séraphin Meulemeester, que vous avez l’honneur d’être président d’honneur.
Vous allez me donner une attaque d’apoplexie. C’est peut être cela que vous cherchez.
Oui ! je veux votre mort, n’est-ce pas ?
Tiens ! Je suis assuré sur la vie.
C’est dégoûtant ce que vous dites-là.
Je dis ce que je pense.
Vous pouvez vous vanter de ce que vous pensez… tiens…
Attention au manchon ! Attention au manchon !
Là ! Ça y est !
Oui !
Il est cassé.
Scène III
Ça ne fait rien, père ; il y en a encore dans le bureau.
À quoi ça peut servir ?… Il ne sait tout de même pas le mettre.
Ça ne fait rien, mère ; moi je sais le placer.
Je vais le chercher.
C’est dans le pupitre à gauche.
Scène IV
Vous voyez, Suzanne, si vous n’étiez pas là nous serions sans lumière.
On aurait été vite chercher un manchon.
Votre père l’aurait encore une fois cassé.
Oui !… je sais pourquoi il le casse toujours.
Parce qu’il est maladroit.
Non, mère. Pas pour ça. Écoutez, mère, aujourd’hui c’est un jour où je vais devenir une grande fille puisque je vais être fiancée officiellement. Je peux dire quelque chose. Eh bien, je dis que père est un brave homme et vous le taquinez tout le temps. Vous savez bien que c’est un brave homme, il a quelquefois des idées, je sais bien, mais il faut passer là-dessus. Vous vivez ensemble et vous vous aimez beaucoup ; quand il a seulement mal à la tête, vous êtes comme folle. Vous courez derrière le médecin pour lui demander ce qu’il y a, s’il ne vous dit pas que ce n’est rien, vous attrapez la fièvre… vous pleurez… vous voulez acheter toutes sortes de choses pour qu’il mange. Vous lui mettez des couvertures pour l’étouffer et vous lui faites prendre trois cuillers par heure, au lieu d’une, pour le guérir plus vite.
Mais oui !…
Vous l’aimez si fort et vous le faites tout le temps bisquer ! Ça n’est pas gentil… Vous l’énervez… alors, il a un manchon en main et il le laisse tomber.
Oui, Suzanne, mais il me fait, tout de même quelquefois enrager.
Mais oui, mère, je sais bien… mais est-ce que vous croyez que Séraphin, quand il sera mon mari, n’essayera pas aussi de me faire enrager ? Je ferai semblant de rien, je ne discuterai pas… je lui donnerai raison… ça vaut mieux…
Ça vaut mieux.
Faites-le aussi, mère, et je serai contente en mariant Séraphin, sinon je serai triste de vous laisser comme ça, tous les deux.
Je le ferai, Suzanne…
Il est là.
Scène V
Voilà le manchon… Vous le mettrez, Suzanne ?
Oui, père !
Eh bien, Ferdinand, est-ce que votre col tient maintenant ?
Oui… Oui.
Si vous voulez, je coudrai la boutonnière. Je vais chercher du fil.
Non ! non ! ce n’est pas nécessaire.
Scène VI
Vous voyez, père, comme mère est gentille…
Oui, je suis à me demander ce qu’il y a. Elle a sans doute encore besoin de quelque chose.
Mais elle est toujours comme ça.
Quoi ?
Elle est toujours comme ça, mais vous ne le voyez pas…
Mais non, père, vous ne le voyez pas… Je sais bien qu’elle a des idées, mais il faut passer là-dessus. Elle est si bonne, père. Vous l’avez choisie parce que vous l’aimiez et ça n’a pas changé… Elle n’est plus aussi jeune, ni aussi jolie que le jour de votre mariage, naturellement ; mais vous aussi vous avez changé. Vous êtes encore très bien et tout le monde dit que vous ne paraissez pas votre âge et, quand vous sortez avec moi, mes anciennes camarades de classe vous prennent pour mon amoureux… mais enfin vous avez changé.
Mais votre mère, vous savez, est restée encore très jeune aussi. Elle a des bras comme une jeune fille. Tenez l’autre jour quand on est allé au bal dix-huitième siècle de la Grande Harmonie, dans son costume de Madame de Sévigné, avec ses cheveux poudrés et son col de dentelle et sa mouche sur le côté, je vous assure qu’elle avait tout à fait l’air d’un de ces tableaux que nous avons vus quand nous sommes allés chez votre oncle de Saint-Quentin.
Och ! oui… un Latour.
Oui, elle avait l’air d’un Latour. Et tenez, ce soir-là de la Grande Harmonie, vous n’avez pas vu comme cet officier d’ordonnance du prince Albert la regardait ? La moutarde commençait même à me monter au nez. Je ne suis pas jaloux et j’ai confiance dans votre mère ; mais enfin, je ne voudrais pas qu’on me prenne pour un imbécile. J’ai une fois regardé ce capitaine bien dans le blanc des yeux et j’allais lui demander ce qu’il avait sur Hortense, quand il est venu auprès de moi, parce qu’il avait bien vu que je n’étais pas content…
Et qu’est-ce qu’il vous a dit ?
Oh ! oh ! rien du tout… Il était très embêté et il m’a dit : « Est-ce que votre col de chevau-léger ne vous serre pas un peu, Monsieur, car vous êtes si rouge ?… »
Et qu’est-ce que vous lui avez répondu ?
C’est possible, Monsieur… mais le flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Qu’est-ce qu’il a fait alors ?
Il m’a répondu : « … Cette leçon vaut bien un fromage » et il m’a conduit au buffet.
Eh bien ! vous voyez : encore un peu vous aviez un duel avec un officier d’ordonnance du prince Albert, parce qu’il avait regardé mère.
Un duel ! Un duel !
Oui… je sais bien que ce soir-là vous étiez en chevau-léger… Ça n’empêche pas tout de même que vous avez senti combien vous étiez resté amoureux de votre femme.
Oh ! amoureux !
Mais oui, amoureux… Seulement voilà… quand on est marié depuis longtemps, on a tellement l’habitude d’être heureux ensemble, qu’on ne se rend plus compte. Il faut un incident pour vous le révéler, car la certitude du bonheur est tout près de l’ennui. Vous êtes trop sûr de votre bonheur. Alors vous ne le sentez plus. Papa, remettez de temps en temps votre costume de chevau-léger. Il allait si bien à maman. Battez-vous pour elle, mais ne vous disputez plus avec elle. Toutes ces chamailleries sont bêtes ! Il n’y a rien dedans. Vous discutez pour un bouton de col ou pour un bec Auer. Qu’est-ce que c’est dans la vie un bouton de col et un bec Auer ?
Rien du tout… au fond.
Eh bien, père, soyez gentil avec mère, ne discutez plus, donnez lui raison… Ça vaut mieux.
Oui, ça vaut mieux…
Scène VII
Ferdinand, j’ai pensé que, si vous ne savez pas remettre le manchon, on pourrait chercher le gazier.
C’est une idée.
Mais puisque je sais le mettre.
C’est comme vous voulez, Suzanne… Allez !… mon col vient de nouveau de sauter.
Venez, je vais un peu fermer la boutonnière. Oye, j’ai laissé tomber l’aiguille en route.
Ça est sûr… tenir quelque chose en main.
Tiens ! Si vous ne m’aviez pas obligé d’aller chercher en haut…
Père ! Mère !…
Je vais aller en chercher une autre…
Non ! non ! Hortense, je vais avec vous.
Scène VIII
Vous avez besoin de moi, Mademoiselle Suzanne ?
Oui, Monsieur Albert, pour mettre un manchon.
Mademoiselle, je ne sais pas mettre des manchons, et puis, mettre des manchons, ce n’est pas l’affaire d’un homme. Ça ne se porte pas.
C’est vraiment comique ce que vous avez dit là… C’est très parisien.
Ce n’est peut-être pas très parisien, ce n’est peut-être même pas bruxellois, mais c’est comme ça… Alors, si vous permettez, n’est-ce pas, Mademoiselle…
Ça est gentil maintenant !
Pardon, Mademoiselle… Veuillez me dire si je suis envoyé ici pour être gentil ou si je suis chargé d’un travail déterminé.
Vous avez donc tant à faire aujourd’hui ?
Énormément.
Et qu’est-ce que vous avez à faire ?
Oh ! rien ! 2700 étiquettes à coller sur des bouteilles.
Alors, je…
M. Albert.
Mademoiselle Suzanne ?
Veuillez mettre ce manchon au bec de gaz.
Pardon, Mademoiselle, est-ce en service commandé ?
Non, Monsieur Albert, je vous demande de bien vouloir mettre ce manchon sur le bec de gaz. Je vous demande de mettre ce manchon sur le bec de gaz, parce que ça raccommodera père et mère qui étaient encore en dispute pour ça.
J’ignorais que les manchons recollassent les ménages ; mais puisque la bonne entente de la famille Beulemans doit en dépendre, et comme j’ai accepté la mission d’être tampon entre M. votre père et Mme votre mère…
Et que vous m’avez promis aussi que vous seriez très gentil avec moi…
Ah ! j’ai promis ? Oui… oui c’est vrai, j’ai promis…
Monsieur Albert, vous êtes tout de même bien comme ça !
Oui, la statue de la Concorde éclairant le ménage Beulemans. Ça ferait bien sur une pendule.
Monsieur Albert, vous vous moquez de moi.
Comment ! C’est moi qui suis ridicule et je me moque de vous !
Vraiment, Monsieur Albert, je ne croyais pas que c’était trop ce petit service que je vous ai demandé.
Voilà comme on se trompe.
Et je ne croyais pas que vous auriez été grossier avec moi.
Je vous demande pardon, Mademoiselle, je ne suis nullement grossier. Vous m’avez demandé de placer ce manchon, je l’ai placé, il est là ; je n’ai plus qu’à m’en aller, en vous présentant mes respectueux hommages.
Monsieur Albert, vous êtes un insolent !
Je vous défie, Mademoiselle, dans tout ce que je vous ai dit, de trouver une seule marque d’insolence. Je suis froid, mais respectueux… Et au surplus, je vais coller mes étiquettes.
C’est bien, Monsieur Albert, allez coller vos étiquettes, d’autant plus que si vous devez toutes les mouiller avec votre langue, ce serait dommage de perdre votre salive en parlant.
Excusez-moi si je rectifie ici une erreur de fait, mais depuis quelques jours M. Beulemans a acquis pour ce travail une machine nouvelle qui fait la gloire de sa maison.
Regardez, Monsieur Albert. Tout à l’heure je vous ai fait venir pour éviter une nouvelle dispute entre père et mère et voilà que c’est maintenant nous qui nous chamaillons.
Je ne me chamaille pas… J’ai trop le sentiment des distances pour me permettre de me chamailler avec vous. D’ailleurs, si je perdais ce sentiment, M. votre père me le rappellerait à la première occasion, avec ce tact qui le distingue.
Mais, enfin, Monsieur Albert, qu’est-ce que vous avez contre moi aujourd’hui ? Vous me parlez brutalement. Je ne vous ai rien fait de mal, au contraire ; je crois que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour vous rendre ici la vie, si pas agréable, au moins supportable… Je vous ai même laissé voir ma sympathie… et ça n’a fait qu’augmenter depuis que vous êtes ici… Je vous ai regardé comme un ami.
Votre ami !
Mon grand ami… Eh bien, aujourd’hui je ne sais pas, il y a quelque chose… On dirait que vous êtes fâché… que vous n’êtes plus bien avec moi… je ne sais pas pourquoi… Et ça me fait beaucoup de peine.
Mais, Mademoiselle, je vous assure, je ne comprends pas, je n’ai ni colère, ni rancune.
Voyons… parlez-moi franchement… dites-moi ce que vous avez sur le cœur… je vous en prie…
Eh bien, non !… je ne peux pas vous dire… je ne peux pas…
Pourquoi ? Est-ce que vous n’avez pas confiance en moi ?
Ben, voilà ! Surtout, Mademoiselle, n’allez pas trouver dans ce que je vais vous dire, une expression de dépit… c’est en ami, en grand ami… en ami seulement, que je vous parle… Voilà, votre mariage avec M. Séraphin… Séraphin !… Comment dirais-je…
Dites… dites n’importe comment.
Ce mariage ne me plait pas.
Ce mariage ne vous plait pas ? Pourquoi ? Séraphin est un fort brave garçon… Évidemment, il n’a pas l’élégance d’un snob ou l’allure d’un poète, mais il est sérieux et il est assez intelligent pour que, avec moi, il ait des enfants bien portants, qui n’auront jamais la méningite.
Vous voyez ! j’aurais mieux fait de me taire… N’en parlons plus…
Non, non, parlons en… et dites-moi les motifs que vous avez pour me dire tout ça. Je suis sûre que ces motifs sont excellents.
Mais non, mais non, je vous assure.
Mais si ! mais si !
Mais non ! mais non !
Monsieur Albert…
C’est vrai, nous sommes ridicules. Tant pis, fâchez-vous, ne vous fâchez pas… je vous dirai toute ma pensée, dût-elle vous blesser. Ce mariage ne me plaît pas, parce que vous n’aimez pas M. Séraphin… Et fût-il un séraphin à la manière des anges, un séraphin avec des ailes sur le dos… vous ne l’aimez pas. Vous croyez peut-être que vous l’aimez, mais c’est à la façon de ces enfants qui s’apprêtent à fumer leur premier cigare et qui, à la troisième bouffée, ont mal au cœur.
Vous croyez ?
Vous n’avez pas une nature à supporter le tabac. Vous avez un estomac délicat… Oui… Vous avez une petite âme fine, fringante, toute pleine de tendresse, et pareille à ces fleurs qui, endormies sous les eaux calmes d’un lac, s’épanouissent dès qu’elles arrivent à la surface et qu’un rayon de soleil les réchauffe. Vous êtes cette jolie fleur rare qui s’éloigne des hommes afin que le plus fort seulement et le plus audacieux puisse aller la cueillir. Eh bien, au lieu que ce soit celui-là qui vous atteigne, c’est un passant de hasard, fruste, et inhabile, qui a été conduit le premier auprès de vous et qui, stupidement, sans qu’il lui soit possible de percevoir ce parfum trop subtil qui s’exhale de vous, vous prend et vous emporte. Croyez-moi, Mademoiselle, celui-là, au premier contact, vous froissera et les pétales de la jolie fleur des eaux se refermeront sur votre petite âme claustrée à jamais.
Peut-être.
Certainement… Ce qu’il vous faut à vous, c’est un homme qui vous comprenne ; qui, au contraire, réveille ce qu’il y a en vous de si subtil et de si charmant ; ce qu’il vous faut, c’est un mari qui vous révèle à vous-même, qui, dans votre propre cœur, vous mène de découverte en découverte… Car vous ne vous connaissez pas plus qu’il ne vous connaîtra jamais, votre Séraphin ! Avez-vous vu parfois ces bestiaux dolents qui, dans l’attente d’un train qui passe, broutent l’herbe d’un pré ? Croyez-vous qu’ils épargnent les campanules tremblantes ? Non, ils arrachent brutalement ces vies fragiles qui grincent sous leurs dents. C’est ainsi que M. Séraphin vous prendra.
Et sans doute, pendant ce temps, c’est vous qui êtes dans le train qui passe, vous regardez le repas des animaux, et vous regrettez que la campanule ne soit pas pour vous.
Je tire le signal d’alarme et je vole à votre secours.
Et vous me mettez à votre boutonnière, et, après vous, me placez dans un herbier, pour sécher avec tous vos souvenirs. Non, croyez-moi : M. Séraphin est bien le mari que je dois avoir. Il est simple, il est bon. Il parle le même langage que moi.
Mais oui… Je suis une âme fine !… je suis une petite fleur !… Non… C’est vous qui me voyez comme cela… parce que vous me chargez de beaucoup de jolies choses que vous avez dans votre imagination et que vous dites si bien… Mais je n’ai pas tous ces ornements botaniques… je ne suis pas une fleur… je ne suis pas une fée, je suis une petite fille d’ici… Je suis Mlle Beulemans et je dois marier monsieur Séraphin Meulemeester, parce que c’est tout naturel : Mme Séraphin Meulemeester, née Beulemans ! Voilà ma carte de visite… Ce n’est pas un bristol de luxe, mais c’est de la bonne typographie sur du bon carton… Et puis, monsieur Séraphin, c’est aussi le choix de mes parents… Je ne puis pas dire que j’ai pour M. Séraphin un amour véritable, mais il ne me déplaît pas… j’aurai la tranquillité avec lui. C’est peut-être encore plus certain que le rêve où m’emporterait une passion comme on en voit dans les romans et qui me ferait tomber de trop haut. Monsieur Albert, ne me faites plus penser à un bonheur pareil… je ne le mérite pas plus que les autres… Et les autres en ont-ils du bonheur ?
Oui, il y a des gens heureux, ou du moins, il y en a qui ont le courage de tendre vers un bonheur meilleur.
Mais à la fin, Monsieur Albert, vous allez dire que Séraphin est un mauvais sujet, un saoulard qui me battra… Oui, qu’est-ce que vous avez à dire contre monsieur Séraphin ? Avez-vous un seul reproche réel à lui adresser, un seul ? Connaissez vous une seule mauvaise action de sa part ?
Non.
Alors ! Et puis quand vous m’aurez comme ça laissé entrevoir des choses impossibles… est-ce que vous me l’apporterez, vous, ce mari qui me comprendra, qui me fera voir toutes les grâces que je n’ai pas ?… Est-ce que vous me l’apporterez-vous ce mari auquel je n’ai jamais voulu penser, même quand j’étais une petite fille, parce que je savais qu’il était introuvable dans le monde où je suis née, dans le monde où je dois vivre. Vous le seriez, vous, ce mari ? J’étais tranquille, j’étais simple, j’étais sur la terre et voilà que vous m’emportez vers les rêves impossibles… C’est très mal, Monsieur Albert. Vous êtes un méchant, je vous déteste. Oui, je vous déteste… je vous déteste… je vous déteste.
Scène IX
Qu’est-ce que vous lui avez encore fait, Monsieur, que Suzanneke a des larmes dans les yeux ?
Oui, papa, il est très méchant… Et cependant je ne lui ai rien dit… je ne lui ai rien fait.
Mais enfin, Monsieur.
Oui, papa, il m’a appelé campanule… petite âme claustrée… il m’a mise au milieu d’un lac…
Vous avez mis ma fille au milieu d’un lac ? Allez, Monsieur, sortez ! Vous n’avez rien à faire ici, votre place est au bureau !
Mais, papa, qu’est-ce que vous avez contre ce garçon ?
Moi ?
Oui, vous profitez de toutes les occasions pour lui dire des choses désagréables.
Mais c’est vous qui…
Moi qui quoi ?
C’est vous qui vous êtes plainte.
C’est moi qui ai fait venir monsieur Albert pour mettre le manchon.
Tenez, je ne sais pas ce que vous avez, je commence un peu à croire que monsieur Séraphin vous fait tourner la tête et que votre mariage vous rend folle. Est-ce qu’il a su le placer ?
Quoi.
Le manchon ?
Très bien !
Ça m’étonne.
Je l’ai même fait avec dextérité.
Dextérité ! (Il regarde Albert avec un mélange de pitié et
d’indignation).
À propos, j’ai appris, Monsieur Albert, que vous êtes entré dans la Société des employés et ouvriers de brasserie.
En effet, Monsieur Beulemans, j’ai pensé vous être agréable.
Ah ! c’est bien ça, hein, père ?
Vous voulez m’être agréable ? Eh bien, mon ami, si vous voulez réellement m’être agréable, ne vous mêlez de rien du tout, j’ai Séraphin pour me pousser, c’est tout ce qu’il me faut. Je sais ce qu’on pense de vous à la Société et ça est dangereux pour moi.
Ce qu’on pense de moi ?
Oui, avec vos façons de parler… de faire des manières des… On dit que vous êtes un faiseur d’embarras et on vous évite.
Je vous affirme que je n’ai pas remarqué cet ostracisme.
Ostracisme !… (à Suzanne). Vous voyez !…
Je n’aime pas ce garçon.
Scène X
Vous voyez !
Vous voyez, quoi ? Vous dites ostracisme à papa. Il sait pas ce que ça veut dire, et alors…
Et alors, quoi ?
Et alors il trouve que c’est vous qui êtes un imbécile…
Il a peut-être raison… Au revoir, Mademoiselle Suzanne.
Au revoir. À tout à l’heure…
À tout à l’heure…
Scène XI
Mademoiselle Suzanne ! Mademoiselle Suzanne ! Mademoiselle Suzanne !…
Mademoiselle Isabelle ?
Mademoiselle Suzanne, ne riez pas… Je sens que je vais vous faire un gros chagrin… mais je sens que je dois vous le faire. J’ai longtemps pensé avant de vous faire un gros chagrin… Mais maintenant je crois que je dois vous faire un gros chagrin…
Qu’est-ce que vous voulez dire, Isabelle ?
Eh bien… voilà six nuits que je ne dors pas, Mademoiselle.
Vous vous rattraperez ; dites.
Oui… ça vaut mieux.
Mais dites… dites.
Ne vous fâchez pas, Mademoiselle Suzanne… sans ça je ne pourrais plus rien dire du tout et je sens que je vais pleurer.
Ne pleurez pas et parlez… Pour l’amour de Dieu, parlez.
Oye, Jésus-Maria !
Oh ! oh !
Oui… Eh bien… c’est une chose qu’on m’a dit chez la verdurière du coin, qui est amie avec le fils de l’estaminet de la rue du Boulet, qui est le frère de la nourrice de celui-là de la Botte Rouge, qui fait les bottines de M. Séraphin.
Ah ! je respire… Qu’est-ce qu’il a dit ?
Eh bien, il a dit comme ça… que M. Séraphin fréquentait sur une fille qui est lingère à la journée et qui est sa bonne amie.
Bé… tous les jeunes gens ont une bonne amie.
Ah ! oui…
Et c’est tout ?
Oui, non… oui…
Allons, Isabelle, il y a autre chose…
Oui, Mademoiselle Suzanne, il y a autre chose… Il y a un enfant…
Un enfant de Séraphin ?
Oui…
Vous êtes sûre ?
Oui.
Tout à fait sûre ?
Oui… Je l’ai vu… Quand le fils de l’estaminet de la rue du Boulet a dit ça à la verdurière et que la verdurière me l’a raconté, j’ai été pour voir moi-même… parce que je vous aime tant, Mademoiselle Suzanne. (Elle pleure.) J’ai pris les renseignements et maintenant je sais que c’est certain…Alors je n’ai pas voulu attendre qu’il était trop tard et j’ai demandé à Isidore…
Quel Isidore ?
Un sous-officier des carabiniers.
Ah ?
Oui, qui est de mon village — et il m’a dit : « Vous devez pas vous mêler avec ça, ce garçon est bien libre de faire ce qu’il veut », alors j’ai tout de suite su que je devais vous le dire, parce que les hommes, Mademoiselle, c’est tout des… Comme ça vous êtes prévenue et saurez là contre avant de vous marier.
Suzanne ! Suzanne !
Oye, voilà Madame… Dites rien que je vous ai dit… n’est-ce pas…
C’est bon… allez, allez !…
Scène XII
Suzanne ! Suzanne ! Séraphin Meulemeester est là avec son père.
Il n’est pas encore l’heure.
Ils viennent un peu avant pour ne pas avoir l’air d’arriver juste pour manger… Ce sont des gens distingués.
Je vais un peu me coiffer.
Scène XIII
Venez par ici, vous verrez déjà la table.
Vous avez fait des embarras, ça vous avez eu tort… avec nous, ça doit être à la bonne flanquette.
Qu’est-ce qu’il y a donc ? Une propre nappe et des jattes dorées.
Je n’ai pas encore vu Suzanneke.
Elle est probable en train de passer sa houppe sur son nez.
Et Mme Beulemans ?
Celle-là est sans doute allée chercher sa face à main.
Ah ! oui, c’est un très bon genre quand on reçoit du monde.
Mettez-vous, mon cher.
Oui, nous devons encore peler un œuf ensemble pour les jeunes fiancés.
Oui… c’est alors le mariage pour dans quatre mois… Nous serons au commencement du printemps. C’est mieux pour le voyage de noces.
Oui… en été il fait trop chaud… Je me rappelle quand j’ai marié ma regrettée Stéphanie, nous avons été en Italie… il faisait tellement chaud et on était si fatigué que quand on était de retour on a dû tout recommencer.
Moi j’ai fait mon voyage de noces à Bruxelles, à l’Hôtel de l’Espérance.
Vous avez pris la direction du Midi.
Vous savez où ils iraient ?
Séraphin veut absolument aller à Londres.
Suzanne tient beaucoup à aller en Suisse.
Ah !… ça commence bien.
Oui, ça commence bien.
Mais ils n’ont qu’à s’arranger.
Nous n’avons pas d’affaires avec ça… Quand ils seront mariés, ils n’ont qu’à tirer leur plan.
Alors, c’est bien entendu… Vous donnez 50,000 francs à votre fille.
Oui, et vous ?
Moi, je lui donne Séraphin.
Oui, mais qu’est-ce que lui donne ?
Il donne son métier, sa situation. Il est employé chez moi avec 225 francs par mois. Et plus tard il aura les affaires.
Plus tard, oui ! Mais, maintenant, ce n’est pas beaucoup.
Comment ce n’est pas beaucoup !… Ce sont déjà les appointements d’un lieutenant.
Mais ma fille a cinquante mille francs.
Oui, mais la jeune fille doit toujours avoir un peu plus que le garçon… sinon…
Ça n’est pas juste.
Ça, c’est le temps qui court.
Enfin, s’ils ne vont pas, on sera toujours là pour les aider, hein ?
Nature…
Où c’est qu’on fera le dîner ?
Ici, n’est-ce pas ? Le dîner, c’est toujours chez les parents de la jeune fille.
Est-ce qu’on fera beaucoup d’invitations ?
Ah oui ! Ça doit être chic. Je vous donnerai ma liste… Alors, il faut leur installer un mobilier.
Séraphin a beaucoup de goût, il fera ça très bien…
Non, c’est pour vous… Le mobilier, c’est les parents de la jeune fille qui doivent le fournir.
C’est l’habitude ?
Ce sont les convenances.
Et les parents du jeune homme ?
Ils doivent fournir les lettres de faire part.
Vous êtes sûr ?
Demandez à qui vous voulez !
Ah !… enfin !…
Alors… tout est arrangé ?
Oui, on peut se donner la main !
Et espérons que les enfants seront heureux.
Ah oui ! Tout pour le bonheur de ma fille !… Mais, maintenant, mon cher Meulemeester, je dois vous dire que je voudrais bien…
Quoi ?
Que votre fils s’occupe de ma présidence d’honneur… il a dit que ça allait bien…
Oui, je sais, la fois dernière vous avez été busé.
Mais Séraphin s’en occupe, n’est-ce pas ?
Tiens, rien que l’honneur de la famille.
Mais je voudrais qu’il s’en occupe autrement que l’autre fois.
Scène XIV
Bonjour, Monsieur Beulemans !
Bonjour, Séraphin ! Comment ça va, fiston ?
Très bien !… Et ma belle-mère, Mme Beulemans ?
Très bien !
Et Suzanne ?
Très bien !
Scène XV
Bonjour, Monsieur Meulemeester, Bonjour, Séraphin.
Bonjour, Séraphin. Bonjour, Monsieur Meulemeester.
Je suis un peu en retard… car j’ai travaillé au bureau jusqu’au dernier moment. Il y a eu beaucoup de rentrées aujourd’hui et nous avons reçu la nouvelle machine à coller les étiquettes sur les bouteilles.
Ah ! oui !
Et ça va bien ?
Très bien. Il y a une chose comme ça… qui prend le machin comme ça, et puis un bazar qui descend et c’est collé… Vous irez voir tout à l’heure, c’est très intéressant. Il est au magasin. Vous demanderez seulement à M. Albert, le fransquillon.
Hé ! Hortense ! Meulemeester ! Si on laissait les jeunes gens ensemble un moment ?
Oui, ils doivent avoir des choses à se dire.
Pour préparer leur vie.
Est-ce que vous avez déjà vu mes caveaux ?
Non.
Eh bien, venez les voir. Séraphin les connaît, il n’a pas besoin de venir.
Et moi je vais aller m’occuper du café.
À tout à l’heure !
À tout à l’heure !
Scène XVI
Ils sont partis pour nous laisser seuls à deux.
Je crois aussi.
Pour nous laisser le temps de dire ce qu’on doit se dire.
Oui.
Oui ! Eh bien, puisque nous sommes ici pour causer, causons.
Causons, de quoi ?
Du mariage !
Eh bien ! c’est dans quatre mois que nous irons à l’hôtel de ville. À l’église aussi, ça vaut mieux pour les enfants…
Asseyez-vous ! Quand nous serions mariés, qu’est-ce que vous ferez ?
Eh bien, le matin je me lèverai, je déjeunerai, j’irai au bureau et, à midi un quart, je rentrerai à la maison pour dîner ; alors je retournerai sur le bureau. À sept heures, je rentre souper et puis je sors pour aller trouver mes camarades au café.
Oui, oui… ça tombe bien. Quand vous partez le matin, je vais faire mon marché, je reviens, je surveille le dîner ; l’après-midi, j’arrange un peu le ménage, je fais préparer le souper et comme ça je suis libre le soir, quand vous allez au café, pour aller avec.
Le soir ?
Oui, le soir.
Au café, vous venez avec ?
Mais oui, n’est-ce pas ?
Oui, mais… ça n’est pas l’habitude.
Pourquoi ?
La femme reste généralement à la maison.
Pourquoi ?
Mes amis diraient que j’ai tout le temps ma femme à mes trousses.
C’est la loi… La femme doit suivre son mari.
Écoutez, Suzanne… ça vaut mieux le dire tout de suite. Ce que vous voulez là ne sera pas possible. Je ne sortirai pas tous les soirs, mais quand je sors pour aller trouver mes camarades, j’aime mieux que vous n’iriez pas avec.
Est-ce que c’est bien pour aller trouver vos camarades ?
Ça est sûr !
Ça n’est pas pour aller chez Mlle Anna ?
Anna ? Chez Anna ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Je ne connais pas d’Anna !
Séraphin, il ne faut pas mentir.
Je ne mens pas.
Mlle Anna… rue du Boulet.
Qui vous a dit cela ?
Peu importe… Je le sais d’une façon certaine.
C’est Albert qui vous l’a dit ! Il n’y avait que lui qui le savait.
Ah ! il savait ? C’est donc vrai.
Non.
Alors, qu’est-ce qu’il savait ?
Rien !
Vous voyez que c’est vrai. (Mouvement de Séraphin). Ah ! vous reconnaissez.
Oui ! oui !… mais je ne la vois plus !
Vous ne la revoyez plus… Pourquoi ?
Parce que ce n’est pas une fille de mon rang… C’est une simple lingère… elle travaille à la pièce pour les grandes semaines à 95 centimes… Ça ne peut tout de même pas continuer jusqu’à la mort…
Et puis, elle se consolera avec un nouveau, n’est-ce pas, comme vous l’avez consolée de celui qu’elle avait eu avant vous ?
Non ! ça pas, elle n’en avait pas eu avant moi…
Vous êtes sûr ?
Oui !…
Et vous allez la quitter comme ça ?
Oh ! c’est facile… Je ne vais plus, voilà tout…
Ah !… alors vous n’irez plus chez elle ?
Ça, je le jure ! Vous comprenez. Ça doit finir… je n’aurais tout de même pas pu l’épouser…
Pourquoi ?
Parce que ce n’est qu’une ouvrière.
Est-ce que votre mère n’était pas une passementière et la mienne modiste ?
Nous ne sommes plus du rang de nos parents. Mon père a de l’argent et je ne peux pas marier une ouvrière.
Qu’est-ce que vous allez faire du petit ?
Quel petit ?
Votre petit ! Vous avez eu un enfant avec elle…
On vous a dit ça aussi ?
Oui. Qu’est-ce que vous allez faire avec le petit ?
Je le lui laisserai.
Et vous soignerez pour lui.
Oui… non… oui !
Qu’est-ce que vous allez faire pour Anna ?
Je la laisserai tranquille. Elle ne m’a rien fait…
Vous lui donnerez de l’argent.
Oui… non… enfin…
Vous ne pouvez pas laisser cette pauvre fille comme ça avec le petit. Il est joli, le petit ?
Très joli.
Quel âge a-t-il ?
Il a plus de deux ans et demi passés… depuis l’ouverture du Pôle-Nord.
Il est brun ou blond ?
Blond avec des cheveux crollés.
Est-ce qu’il parle déjà ?
Oui. Ça est malin vous ! à deux ans et demi passés, depuis l’ouverture du Pôle-Nord… ça est sûr qu’il parle. L’autre jour encore… tenez, on était allé tous les trois à la Petite-Espinette et on avait pris une tartine avec du fromage blanc et des radis… Vous savez ce qu’il a dit ?… « Moi, il dit, aime mieux ramonaches. »
Ah ! ah ! C’est amusant. Et vous allez à la Petite-Espinette le dimanche ?… C’est un bon ménage…
J’étais allé à la Petite-Espinette et, juste, au Vert-Chasseur, je les ai rencontrés tous les deux dans le tram.
Oui, oui, oui.
Écoutez, Suzanne je vous en prie… parlons plus de ça… ça est assez gênant et je sens que je dis des choses contraires. Vous me parlez de ce petit, n’est-ce pas, alors moi…
Oui, alors vous pensez qu’il est gentil et vous avez, là, quelque chose…
Mais oui, justement…
C’est ce que je disais.
J’ai quelque chose !… j’ai quelque chose !…
Il ne faut pas vous défendre de ça. Cette émotion est ce que vous avez eu de meilleur.
Alors vous n’êtes pas fâchée ?
Non… au contraire.
Och, Suzanne, vous êtes tout de même une bonne fille.
Alors, il est blond avec des crolles comme le petit Saint-Jean-Baptiste ?…
Oui, et le dimanche Anna lui met un petit nœud bleu dans ses cheveux.
Comment ce qu’il vous appelle donc, le petit ?
Parrain !
Parrain ?
Oui…
C’est gentil, parrain… Et il vous aime ce petit garçon ?
Oui.
Et lui… Comment est-ce qu’il se nomme ?
Séraphin.
Séraphin ? Ah ! oui, n’est-ce pas, le nom de son parrain.
C’est Anna qui a voulu cela !
Sans doute pour qu’il ait un souvenir de son père.
Mais qu’est-ce que vous avez, Suzanne ? Vous êtes si drôle maintenant…
Je n’ai rien, Séraphin… Et plus tard, quand nous serons mariés et que je vous appellerai par votre petit nom… je pourrai penser à lui… et alors quand je vous verrai arriver, je vous verrai avec une jolie petite tête blonde crollée et un petit ruban bleu. Je crois que ça vous irait très bien, Séraphin…
Suzanne, vous êtes en train de vous moquer de moi.
Pas du tout. Je trouve ça comique. Vous ne trouvez pas ça comique, vous ? Vous n’y penserez pas, vous, plus tard, quand nous serons mariés ? Et quand on aura aussi un petit garçon qui vous ressemblera, comme il vous ressemble probablement. Quand vous le verrez, gentiment habillé, revenir, le jour de la Saint-Nicolas, de chez bonne-maman avec des jouets pleins ses bras et des speculoos plus grands que lui ?… car il sera gâté par son bon-papa et sa bonne-maman. Mais j’y pense, Séraphin, votre petit garçon n’aura pas de papa, mais est-ce qu’il aura un bon-papa et une bonne-maman ?… Est-ce qu’il aura des joujoux et des grands speculoos ? Est-ce que sa mère saura lui donner sa Saint-Nicolas, avec des chemises pour les semaines à 95 centimes ?
Vous pleurez ? Vous pleurez, Séraphin ? Mais alors vous n’êtes pas un méchant homme… Vous n’êtes pas le vilain que je croyais.
Mais non, je ne suis pas un vilain…
Alors, écoutez, Séraphin… Retournez auprès de la maman de votre petit garçon… je suis sûre qu’elle a déjà mis une propre nappe à carreaux sur sa petite table et deux jattes de porcelaine où votre café de quatre heures refroidit… Allez le boire, car si même il n’y a que de la chicorée dedans, il ne sera pas aussi amer que celui que vous deviez boire à l’occasion de nos fiançailles.
Mais, Suzanne…
Quoi, Séraphin ?
Qu’est-ce que père va dire ?
Rien, car on lui dira la vérité.
Ça, jamais, Suzanne !… ça, jamais !… il est capable de tout… je n’oserais pas lui avouer que j’ai un enfant…
Eh bien, on dira n’importe quoi. Il sera peut-être fâché, mais plus tard, quand il saura tout, il sera très content, et si même il doit rester fâché pendant toute sa vie, il vaut mieux pour vous la colère de votre père que celle que vous auriez contre vous-même. Allons, Séraphin, décidez-vous… Nous ferions mauvais ménage… Là-bas, il y a un ménage tout fait et un bon… Il y a votre femme et votre femme et votre enfant… Allez auprès d’eux.
Séraphin !
Suzanne ?
Vous êtes un brave garçon ! — Venez me donner une baise.
Scène XVII
MEULEMEESTER puis ALBERT
Eh bien, il ne faut plus se gêner !
Ça est beau maintenant !
Comment ! On a eu l’imprudence de laisser ces jeunes gens tout seuls !
Eh bien, mes enfants, on a fait des projets d’avenir ?
Oui, Madame.
Appelez-moi seulement « Maman ».
Je n’ai pas l’habitude, n’est-ce pas, Madame ?
Allez… allez…
N’est-ce pas, maman ?
Voilà !
Alors vous avez tout réglé à vous deux ?
Oui, père.
Est-ce qu’on peut savoir, par exemple, ce que vous avez décidé ?
Oh ! oui, père. On a décidé qu’on ne se marie pas.
C’est une blague, n’est-ce pas ?
Non ! non ! on ne se marie pas.
Et vous, Séraphin ?
On ne se marie pas !
Vous aviez l’air si bien d’accord.
Mais oui, on est d’accord…
Pour ne pas se marier.
Je parie que vous avez voulu aller en Italie et elle à Londres.
Oui ! oui ! c’est ça.
Ce n’est pas possible, c’est de l’enfantillage.
Non ! non ! c’est comme ça.
Alors, il y a quelque chose que je ne sais pas et que je sens : votre fils aura fait quelque chose de contraire.
Père !
Elle a trop bon cœur pour le dire, mais je sais ce que je dis…
Mais elle fait signe que c’est pas vrai… Je crois plutôt, moi, que c’est mon fils qui aura trouvé quelque chose sur votre fille.
Qu’est-ce que vous dites ?
Mais non, père !
Taisez-vous !… Il faut riposter par du mépris ! Séraphin, couvrez-vous et venez…
Vous faites bien de sortir… la porte est là !
je ne salue personne.
Ça est fort…
Et vous, Monsieur Albert, vous êtes là, vous ne dites rien…
Moi ? Monsieur Beulemans. Je ne sais rien là contre.
Comme il commence à bien parler !