ACTE 3me


La scène représente une « Salle pour sociétés » dans un estaminet bruxellois. Aux murs des vitrines contenant des gerbes dorées et des couronnes ornées de rubans. Règlements encadrés et diplômes. À gauche, porte d’entrée ; à droite, porte donnant accès à la grande salle des assemblées, que l’on devine derrière une verrière.
Les membres du Comité sont réunis autour de plusieurs tables. Celle où se trouvent le président, le secrétaire et le trésorier est surelevée sur une estrade au fond.

Scène I

MOSTINCKX, président, SÉRAPHIN, LE SECRÉTAIRE,
LE TRÉSORIER, DES MEMBRES, LA SERVEUSE
SÉRAPHIN
(Entrant.)

Ah ! c’est ici qu’on se réunit ?

MOSTINCKX

Oui, mon cher, on prépare la grande salle pour l’assemblée générale qui a lieu dans une demi-heure.

SÉRAPHIN

Je suis en retard, Monsieur le Président ?

MOSTINCKX

Non, non. On commence juste. Mettez-vous. Coup de sonnette. Tout le monde se découvre. La séance est ouverte. La parole est à M. le secrétaire, pour donner lecture du procès-verbal de la dernière séance.

LE SECRÉTAIRE
(Lisant.)

Séance du Comité du 2 décembre. La séance est ouverte à 7 heures, sous la présidence de M. Mostinckx, président. Sont présents : M. Mostinckx, président ; Verduren, secrétaire ; Baron, trésorier ; Séraphin Meulemeester, Jean Keulenaere, Théodore Rype, commissaires. M. le président communique la nouvelle du décès de M. le président d’honneur Hebbelinckx. On décide, sur la proposition de M. Meulemeester Séraphin, d’envoyer une lettre de condoléances à la famille. On décide aussi…

(La serveuse entre.)
MOSTINCKX

Halte ! un moment. (Le secrétaire se tait.) (À la serveuse :)
Un lambic !

LE SECRÉTAIRE

Moi, son frère.

LE TRÉSORIER

Un panaché !

SÉRAPHIN

Est-ce que vous avez de la veuve Cliquot, extra dry ?

LA SERVEUSE

Oui, Monsieur.

SÉRAPHIN

Alors donnez-moi une demi-gueuze.

(Tous éclatent de rire.)
MOSTINCKX

Il a toujours le petit mot pour rire.

(La serveuse sort.)

Messieurs, j’ai arrêté parce que ce n’est pas la peine de dire le secret de nos délibérations devant la fille… La parole est au secrétaire…

LE SECRÉTAIRE
(Lisant.)

On décide aussi d’envoyer une couronne et d’assister en corps aux funérailles. La séance est levée à minuit.

MOSTINCKX

Quelqu’un demande la parole sur le procès-verbal ? (silence). Adopté. Maintenant, nous devons choisir un candidat pour remplacer l’ancien président d’honneur. Ce sera celui du comité et comme toujours il sera nommé… Il n’y a qu’un seul candidat, on n’a pas difficile à choisir… Ce candidat est celui de notre ami Séraphin… La parole est à M. Meulemeester pour présenter la candidature de M. Beulemans.

SÉRAPHIN
(se levant.)

Messieurs, pour commencer, je dois dire une chose… Je ne présente pas M. Beulemans.

MOSTINCKX

Ah ! oui, c’est délicat pour vous… à cause du mariage manqué… Mais, ça ne fait rien, un autre peut le présenter et je crois que…

SÉRAPHIN

Pardon, Monsieur le Président…

MOSTINCKX

Vous n’avez pas la parole.

SÉRAPHIN

Je demande la parole.

MOSTINCKX

Vous avez la parole.

SÉRAPHIN

Ce n’est pas pour l’histoire du mariage, puisque c’est moi qui n’a pas voulu…

MOSTINCKX

Ah ?

TOUS

Ah ?

SÉRAPHIN

Oui… j’avais mes raisons.

MOSTINCKX

Naturellement… Ça ne nous regarde pas… Quand on a ses raisons, on a ses raisons… Vous avez la parole.

SÉRAPHIN

C’est parce que je trouve que M. Beulemans ne sera pas un bon président d’honneur. D’abord ses affaires ne vont plus aussi bien qu’avant… et puis, il ne sait pas parler, et puis, ce n’est pas un gentleman.

MOSTINCKX

Ça est vrai, ce n’est pas un gentleman. Il ne connaît pas les manières. (Tous approuvent). Si jamais le roi vient à la société, il ne saura seulement pas faire comme à la Cour.

TOUS

Ça, non !

MOSTINCKX

Mais, si on prend pas celui-là ? Qui on prendra ! puisqu’il n’y en a pas d’autres.

SÉRAPHIN

Moi j’en ai un.

MOSTINCKX

Qui ça ? (La serveuse revient avec les consommations.) Halte ! (On se tait. On attend. La serveuse se retire…)
xxxxLa séance continue. Qui ça ?

SÉRAPHIN

M. Meulemeester, mon père.

MOSTINCKX

Tiens ! oui…

TOUS

Tiens ! oui…

SÉRAPHIN

C’est un si gros commerçant que Beulemans, il sait causer, il est dévoué à la brasserie depuis qu’il est tout petit. Et puis, il sait recevoir.

MOSTINCKX

Est-ce qu’il sait aussi donner ? Parce qu’un président d’honneur doit savoir donner.

SÉRAPHIN

Nature.

MOSTINCKX

Bien, alors. Est-ce qu’il y a quelqu’un qui défend Beulemans ?

(Silence)

Alors, je mets aux voix la candidature de M. Meulemeester. Que ceux qui sont pour… lèvent la main…

(Tous lèvent ta main.)

Que ceux qui sont contre… lèvent la main.

(Personne ne lève la main.)

M. Meulemeester est le candidat du Comité à l’unanimité. Il n’y a plus rien à l’ordre du jour. Quand l’assemblée générale commencera, je sonnerai. C’est levé.

(Ils vident leurs verres et quittent la salle par la droite.)

Scène II

SÉRAPHIN, MEULEMEESTER
MEULEMEESTER
entrant de gauche.

Eh bien, fils ?

SÉRAPHIN

Ça z’y est ! Vous êtes candidat du Comité.

MEULEMEESTER

Et Beulemans, combien de voix ?

SÉRAPHIN

Rien du tout.

MEULEMEESTER

À l’unanimité ?

SÉRAPHIN

Oui !

MEULEMEESTER

Mais alors, je suis nommé !

SÉRAPHIN

Ça est sûr ! Mais, je crois tout de même que ce serait bon d’aller un peu causer gentillement les membres… Il y en a déjà dans la salle.

MEULEMEESTER

Oui, on va peloter les électeurs.

(Ils sortent à droite.)

Scène III

BEULEMANS, Mme BEULEMANS, SUZANNE, ALBERT
(Ils entrent de droite.)
Mme BEULEMANS

C’est ça la salle ?

BEULEMANS

Non, c’est seulement celle du comité. La séance est déjà finie.

Mme BEULEMANS

Mais, oui, puisqu’il n’y a que vous sur les rangs.

BEULEMANS

Je crois quand même qu’on a eu tort de venir.

Mme BEULEMANS

Pourquoi ? Vous êtes sûr d’être nommé. Ça vaut mieux de profiter de suite sur les félicitations et de payer la tournée générale.

BEULEMANS

Sûr… sûr, ça on n’est jamais… Monsieur Albert, tâchez une fois de savoir s’il n’y a pas du nouveau…

ALBERT

À l’instant !

BEULEMANS

Mais, surtout faites attention aux gaffes, ne vous mêlez de rien… car je vous connais.

(Albert sort.)

Scène IV

Les Mêmes, moins ALBERT
BEULEMANS

Vous comprenez, je ne veux pas avoir la farce de l’autre fois.

Mme BEULEMANS

Mais il est gentil, M. Albert, il s’est mis de la société rien que pour pouvoir voter pour vous.

BEULEMANS

Et c’est tout ce qu’il peut faire.

SUZANNE

Et c’est tant plus gentil de lui, que justement son père est arrivé de Paris avec le train de 6 heures et qu’il n’a pas été le chercher à la gare, rien que pour venir ici.

BEULEMANS

Ah ! M. Delpierre est arrivé ?… Est-ce que vous croyez que ça ira, Suzanne ?

SUZANNE

Quoi ?

BEULEMANS

L’élection, tiens.

SUZANNE

Mais oui. Pourquoi pas ? Vous avez presqu’été nommé l’autre fois.

BEULEMANS

Oui, mais non… Ce n’est plus la même chose. Alors Séraphin Meulemeester m’avait poussé.

SUZANNE

Maintenant vous êtes tout seul candidat.

BEULEMANS

Qu’est-ce que vous croyez qu’il fera, Séraphin ?

SUZANNE

Rien du tout !

Mme BEULEMANS

Et puis, qu’est-ce que ça peut bien vous faire, puisque vous êtes tout seul.


Scène V

Les Mêmes, ALBERT
ALBERT

Ça est un peu fort, ce que je viens d’apprendre !

BEULEMANS

Quoi ?

ALBERT

Vous avez un concurrent,

BEULEMANS

Qui ? Moi ? Vous voyez, il n’est bon qu’à apporter de mauvaises nouvelles, celui-là !

Mme BEULEMANS

Qui, Beulemans ?

SUZANNE

Qui, père ?

ALBERT

Oui, vous !

BEULEMANS

Et qui se permet ?

ALBERT

M. Meulemeester.

SUZANNE

Séraphin ?

ALBERT

Non, son père !

BEULEMANS, Mme BEULEMANS, SUZANNE

Ça est un peu fort !

ALBERT

Et il est choisi comme candidat par le Comité.

BEULEMANS

Alors, je suis dedans.

Mme BEULEMANS

Je vous demande un peu… Un homme que nous n’avons même pas voulu dans notre famille.

BEULEMANS

Et qui a presqu’été sur la liste des protêts.

Mme BEULEMANS

Lui président d’honneur ! Mais d’où c’est qu’il sort donc ? Qu’est-ce que ça était ?

BEULEMANS

Je me rappelle encore que je lui ai prêté deux francs avant son mariage, quand Séraphin est venu au monde.

SUZANNE

Comment ?

Mme BEULEMANS

Oui… oui… il n’était pas marié avec sa femme quand Séraphin est venu.

SUZANNE

Ça est vrai ça ?

BEULEMANS

Prenez garde, Hortense… nous causons devant une jeune fille.

SUZANNE

Et Séraphin ne le sait pas ?

BEULEMANS

Tiens ! On ne dit pas ça à ses enfants.

Mme BEULEMANS

Et nous autres, on l’avait aussi tenu caché, puisque vous deviez le marier, n’est-ce pas ?

SUZANNE

Çà c’est une chose que je ne savais pas…

BEULEMANS

Oui ! Séraphin est un enfant reconnu ! Et ça se permet de présenter des candidatures !

SUZANNE

M. Meulemeester est candidat, qu’est-ce que ça fait ? On votera, n’est-ce pas ?

BEULEMANS

Mais je n’ai personne pour me pousser.

SUZANNE

Mais vous êtes sympathique et vous avez beaucoup de nos ouvriers dans la salle. N’est-ce pas, Monsieur Albert ? Ne vous laissez pas tomber, vous avez encore un quart d’heure, parlez les membres… payez des verres…

Mme BEULEMANS

Oui, et moi je vais tâcher de voir la femme du secrétaire, avec qui je fais toujours mon marché.

BEULEMANS

Je vais… rien que pour faire enrager Meulemeester.

Beulemans et sa femme sortent à droite.

Scène VI

SUZANNE, ALBERT
SUZANNE

Est-ce que vous croyez que père a encore de la chance ?

ALBERT

Probabel.

SUZANNE

Vous travaillez encore pour lui, n’est-ce pas ?

ALBERT

Ça est sûr ça…

SUZANNE

Non, Monsieur Albert, avec moi, c’est pas besoin de parler comme ça… parlez seulement votre langue… j’aime mieux…

ALBERT

Moi aussi, car je l’avoue, j’éprouve encore de grosses difficultés.

SUZANNE

Vous avez fait des progrès.

ALBERT

Vous les aviez exigés.

SUZANNE

Oui, vous êtes gentil. Tout à l’heure, quand vous êtes sorti, vous ne savez pas ce que père a dit ?

ALBERT

Non.

SUZANNE

Il a dit de vous : « Il est tout de même gentil ce garçon ».

ALBERT

Oui ? Vrai ? Alors je suis déjà dans un tiroir d’en haut ?

SUZANNE

Oui, vous avez monté.

ALBERT

Quelle chance !

SUZANNE

Ça vous fait plaisir ?

ALBERT

Vous le savez bien. Faire la conquête de vos parents était mon plus cher désir.

SUZANNE

Oui, je me demande pourquoi vous tenez tant à ça…

ALBERT

Tout d’abord, parce que vous en avez exprimé le vœu. Ensuite, parce que M. Beulemans est mon patron, que j’ambitionne ses sympathies ; c’est assez naturel.

SUZANNE

Et c’est pour ça tout seul ?

ALBERT

Oui.

SUZANNE

Non ! non !

ALBERT

Vous avez raison. Il y a autre chose. Il y a surtout autre chose.

SUZANNE

Qu’est-ce que c’est ?

ALBERT

Une chose que je n’ose, que je ne veux pas dire encore.

SUZANNE

Ah ! ce n’est pas le moment ?

ALBERT

Je ne sais… peut-être… eh bien, si… Je vais le dire…

SUZANNE

Non, ne le dites pas, Monsieur Albert.

ALBERT

Si… je veux parler… j’en ai le courage à présent…

SUZANNE

Non ! non ! Je ne veux pas que vous le disiez, je vous le défends.

ALBERT

Pourquoi ?… Voyons !

SUZANNE

Parce que je veux le dire moi-même… Monsieur Albert, vous m’aimez.

ALBERT

Oui…

SUZANNE

Ce n’est pas tout de le dire, il faut le penser.

ALBERT

Si je le pense !… Oui, je vous aime, je vous aime depuis que je suis arrivé chez vous… malgré vos parents qui me rabrouaient… malgré votre fiancé qui me défendait tout espoir. Mais comment avez-vous su ? Comment avez-vous pu deviner ?

SUZANNE

Ce n’était pas difficile. Vous étiez toujours si gentil avec moi. Vous travailliez double pour m’éviter de la besogne. Quand vous vouliez partir, vous êtes resté rien que parce que je vous l’ai demandé. Vous avez appris à parler comme nous… À cause de tout ça, j’ai compris…

ALBERT

À cause de tout cela ?

SUZANNE

Oui, et puis aussi à cause d’une autre raison…

ALBERT

Laquelle ?

SUZANNE

Je ne veux pas le dire…

ALBERT

Dites !…

SUZANNE

Eh bien, oui… je vais le dire.

ALBERT

Non… non… ne le dites pas, je vous en prie.

SUZANNE

Pourquoi ?

ALBERT

Parce que je veux le dire moi-même : Mlle Suzanne vous m’aimez.

SUZANNE

Oui.

ALBERT

Ce n’est pas tout de le dire… il faut le penser.

SUZANNE

Je le pense, M. Albert.

ALBERT

Vous m’aimez ?

SUZANNE

Oui… mais pas depuis si longtemps que vous. Moi… c’est seulement depuis ma rupture avec M. Séraphin. Avant, j’aurais bien voulu, mais je ne pouvais pas.

ALBERT

Vous me rendez bien heureux, Suzanne. Ah ! il me tarde d’embrasser mon père et de lui faire part de mon bonheur.

Il va pour sortir.
SUZANNE

Eh bien, Monsieur Albert, vous pensez tellement à votre père, que vous oubliez le mien. Et sa candidature ?

ALBERT

C’est juste, pardon… ce n’est pas le moment de négliger M. Beulemans.

SUZANNE

Je crois même que, s’il n’est pas nommé, il faudra attendre quelques jours avant de lui parler de nous.

ALBERT

Il sera nommé ! Je vais me répandre dans les groupes. Je vais me livrer à une propagande désespérée… Au revoir, Suzanne.

SUZANNE

Au revoir, Monsieur Albert, et bonne chance !

Il sort.

Scène VII

LA SERVEUSE, SUZANNE
La serveuse parait, rassemble les verres et sort.
SUZANNE

Mademoiselle, est-ce que la séance va bientôt commencer ?

SERVEUSE

Ça commence quand le président sonne avec sa sonnette. Alors les membres arrivent et la séance est ouverte.


Scène VIII

SUZANNE, Mr et Mme BEULEMANS,
MEULEMEESTER, SÉRAPHIN
M. et Mme Beulemans entrent de droite, Meulemeester et Séraphin de gauche. Moment de gêne. Les deux groupes se ressaisissent. Ils traversent la scène en échangeant un froid coup de chapeau, très solennellement. M. et Mme Beulemans sortent à gauche, Meulemeester et Séraphin à droite. Mais Suzanne s’est précipitée et appelle Meulemeester et Séraphin.
SUZANNE

Psst ! Psst !


Scène IX

SUZANNE, MEULEMEESTER, SÉRAPHIN
MEULEMEESTER
avec dignité

C’est sur nous que vous en avez, Mademoiselle ?

SUZANNE

Monsieur Meulemeester, si ça ne vous dérange pas trop, je voudrais vous dire un mot ou deux.

MEULEMEESTER

J’écoute, Mademoiselle.

SUZANNE

Est-ce que la séance va bientôt commencer ?

MEULEMEESTER

Je ne sais pas, Mademoiselle. La sonnette fera signe…

SUZANNE

Ah ! oui. C’est vrai que vous êtes candidat ?

MEULEMEESTER

Oui, Mademoiselle.

SUZANNE

On n’avait pourtant jamais parlé de vous.

MEULEMEESTER

On n’avait jamais parlé de Napoléon avant la révolution… est quand même devenu empereur…

SUZANNE

Vous saviez que c’était père qui était sur les rangs ?

MEULEMEESTER

C’est même pour ça que je me suis mis aussi.

SUZANNE

Vous êtes fâché sur lui ?

MEULEMEESTER

Moi fâché ? je suis bien trop méprisant pour ça.

SUZANNE

Mais père ne vous a rien fait.

MEULEMEESTER

On a fait un affront à ma famille, je veux le laver.

SUZANNE

Il n’y a pas d’affront, puisqu’on était d’accord, nous deux avec Séraphin, pour rompre.

MEULEMEESTER

Je ne regrette pas qu’on a cassé… je n’avais pas assez fait attention de quelle famille j’allais devenir.

SUZANNE

Quoi ?

MEULEMEESTER

Séraphin m’a tout expliqué.

SUZANNE

Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

(Séraphin fait des signes désespérés à son père.)
MEULEMEESTER

Je suis trop chevalier français pour insister.

SUZANNE

Est-ce qu’il vous aurait raconté des méchancetés sur moi ?

MEULEMEESTER

Il n’a rien caché… Je sais que vous avez eu dans le temps des ennuis. Mais, enfin, alors, il ne fallait pas vous laisser fiancer.

SUZANNE
(furieuse).

Ah ! il vous raconte des histoires comme ça ! Faites-moi le plaisir de me laisser un moment avec Séraphin.

MEULEMEESTER

Ce n’est pas possible.

SUZANNE

Laissez-moi le causer une minute… (Élevant la voix). Je dois le causer.

MEULEMEESTER

C’est déjà bon. Je respecte trop les gens de mon rang pour avoir des ruses. Je pars pour cinq minutes.

(Il sort.)

Scène X

SUZANNE, SÉRAPHIN.
SUZANNE

Vous avez raconté des choses honteuses sur moi ?

(Très gêné).
SÉRAPHIN

Mais non.

SUZANNE

Qu’est-ce que vous avez dit ?

SÉRAPHIN

J’ai dit qu’on avait décidé ensemble de rompre parce qu’on n’avait pas le même caractère.

SUZANNE

Et puis ?

SÉRAPHIN

Il n’a pas voulu me croire. Il disait que ça ne faisait rien, que quand on a tous les deux le même caractère on finit par s’embêter. Il était très fâché, il criait que j’étais un imbécile.

SUZANNE

Et alors ?…

SÉRAPHIN

Alors j’ai dit que vous avez eu un amoureux avant moi et que vous êtes partie deux jours avec lui.

SUZANNE
(Furibonde.)

C’est tout ?

SÉRAPHIN

Pardon, Suzanne, j’ai dit ça, le soir même, dans un moment où j’étais comme fou…

SUZANNE

Mais le lendemain ?

SÉRAPHIN

Le lendemain, je n’ai pas osé dire que j’avais menti, je n’ai pas osé dire la vérité. J’avais peur d’être flanqué à la porte… envoyé à l’étranger.

SUZANNE

Qu’est-ce que ça pouvait vous faire ?

SÉRAPHIN

Je n’osais pas, car le soir, comme je vous l’avais promis, j’avais été chez elle.

SUZANNE

Chez qui ?

SÉRAPHIN

Chez Anna.

SUZANNE
(radoucie)

Ah !

SÉRAPHIN

Oui, elle m’attendait si gentiment sans se douter de rien ; elle travaillait si courageusement à sa couture, sous sa petite lampe. Elle avait un petit nœud bleu dans ses cheveux, je me suis rappelé de ce que vous m’aviez dit dans l’après-midi. Et le petit est venu grimper sur mes genoux en faisant : Plek… naar de met, tirelirelirelire !… Je n’avais jamais vu ça aussi beau que ce soir-là. J’ai embrassé le gamin, j’ai embrassé Anna et je me suis dit que ma vie serait pour ces deux créatures que j’aimais.

SUZANNE

Ce que vous avez fait est très bien. Mais moi ? Le bruit que vous avez fait courir ?

SÉRAPHIN

Mon père m’aurait envoyé en Allemagne chez un correspondant pour deux ou trois ans et j’aurais été séparé d’Anna et de mon moutard. Et puis je ne croyais pas qu’on aurait encore parlé de notre affaire.

(Voyant que Suzanne fléchit.)

Il est si gentil, le petit. Il s’appelle Séraphin. Il est blond et il a des crolles…

SUZANNE
(attendrie)

Est-ce que je pourrai une fois aller le voir ?…

SÉRAPHIN

Quand vous voudrez.

SUZANNE

Et si votre père vous laissait marier Anna, vous le feriez ?

SÉRAPHIN

Je vous crois, mais il ne voudra pas.

SUZANNE

Il voudra, je vais lui parler.

SÉRAPHIN

Mais, Suzanne…

SUZANNE

Laissez-moi faire, Séraphin, j’ai déjà si souvent tiré mon plan.

SÉRAPHIN

C’est inutile de lui parler.

SUZANNE

Je vous dis que ça réussira. J’ai rompu votre premier mariage, je peux bien arranger votre deuxième.

SÉRAPHIN

Si c’est vrai, je ferai n’importe quoi pour vous.

SUZANNE

Justement, vous devez faire quelque chose pour moi. Mon père et votre père sont tous les deux candidats pour la présidence d’honneur. Je veux qu’on nomme mon père.

SÉRAPHIN

Mais j’ai présenté le mien… je ne peux pas défendre M. Beulemans.

SUZANNE

Je ne vous demande pas ça, je vous demande seulement de ne pas trop pousser M. Meulemeester et de ne pas décauser M. Beulemans.

SÉRAPHIN

Je le ferai.


Scène XI

Les Mêmes, MEULEMEESTER
MEULEMEESTER

Je suis de retour… Venez, fils…

SUZANNE

Maintenant, c’est vous que je dois causer, Monsieur Meulemeester… M. Séraphin va se retirer. Mais avant il va vous dire que ce qu’il a raconté de moi n’est pas vrai… que je n’ai jamais eu d’amoureux et que je ne suis jamais partie avec personne.

SÉRAPHIN

C’est la vérité, j’avais inventé ça…

SUZANNE
(à Séraphin.)

Maintenant, vous pouvez vous en aller…

(Séraphin sort.)

Scène XII

SUZANNE, MEULEMEESTER
SUZANNE

Mettez-vous, Monsieur Meulemeester.

MEULEMEESTER

Je vous demande pardon, la séance va commencer.

SUZANNE

Non ! non, c’est la sonnette qui doit donner le signal, elle est encore ici…

(Elle indique la sonnette présidentielle sur la table.)

Je parie que vous croyez que je vais vous demander de vous retirer pour mon père… Vous ne le feriez pas ?… Ça ne fait rien… La présidence d’honneur, ça me laisse froide…

MEULEMEESTER

Alors, qu’est-ce que vous voulez, Mademoiselle ?

SUZANNE

Je vais vous raconter la vraie raison de notre rupture, Séraphin et moi…

MEULEMEESTER

Ah !…

SUZANNE

C’est moi qui n’ai pas voulu. (Sourire de Meulemeester.)
C’est moi qui n’ai pas voulu, parce que Séraphin avait une bonne amie depuis longtemps.

MEULEMEESTER

Séraphin, une bonne amie ! Vous rêvez…

SUZANNE

Il me l’a avoué lui-même…

MEULEMEESTER

C’est de la blague !… Une bonne amie !…

SUZANNE

Une preuve, c’est qu’elle s’appelle Anna…

MEULEMEESTER

Anna ?

SUZANNE

Oui, Anna, une ouvrière lingère…

MEULEMEESTER

Eh bien, à la fin… Qu’est-ce que ça faisait ? Tous les jeunes gens ont une couple ou deux de bonnes amies. Quand on se marie, on lâche sa bonne amie.

SUZANNE

Pas quand on a un enfant avec elle.

MEULEMEESTER

Hein ?

SUZANNE

Oui. Séraphin a un enfant d’Anna.

MEULEMEESTER
(bondissant)

Mon fils a un fils ?

SUZANNE

Oui, vous avez le bonheur d’être bon-papa.

MEULEMEESTER

Ce n’est pas vrai !

SUZANNE

La preuve, c’est qu’il s’appelle Séraphin comme son père.

MEULEMEESTER

Si c’est vrai… je vais flanquer Séraphin à la porte…

SUZANNE

C’est vrai Monsieur Meulemeester, mais vous ne flanquerez pas Séraphin à la porte…

MEULEMEESTER

Non, je vais me gêner…

SUZANNE

Tout le monde dira que vous êtes un méchant, que vous empêchez votre fils de marier la femme qu’il aime.

MEULEMEESTER

Je m’en fiche, je sais ce que j’ai à faire.

SUZANNE

Séraphin aussi saura ce qu’il a à faire…

MEULEMEESTER

Il n’oserait pas faire le contraire de ma volonté.

SUZANNE

De lui-même, non… mais je lui donnerai des conseils.

MEULEMEESTER

Quels conseils ?

SUZANNE

De se passer de votre permission.

MEULEMEESTER

Il ne vous écoutera pas.

SUZANNE

Si, parce que je lui raconterai des exemples… Je lui dirai que je connais un monsieur qui a été très heureux dans son ménage, qui est maintenant un gros commerçant et qui a marié sa bonne amie avec un enfant de lui… Même que quand l’enfant est venu au monde, mon père a dû prêter deux francs à ce monsieur qui était son ami… en ce temps-là…

MEULEMEESTER

C’est Beulemans qui vous a raconté ça…

SUZANNE

Je me demande tout de même ce que monsieur répondrait à son fils, si son fils voudrait faire la même chose que lui…

MEULEMEESTER

Vous avez dit cette histoire à Séraphin ?

SUZANNE

Mais non ! je sais que vous n’aimeriez pas ça… Allez, Monsieur Meulemeester, qu’est-ce que vous auriez dit, il y a vingt ans, si on vous aurait défendu de marier celle que vous aimiez tant et qui vous avait donné un si joli petit garçon ?… Le petit Séraphin aussi est joli, vous savez… C’est vous comme deux gouttes d’eau… Est-ce qu’avec une autre vous auriez été certain que l’enfant aurait été vous tout craché ?

Allez, dites oui. Vous serez si content du bonheur de votre fils, de la reconnaissance de sa femme et de la tendresse du petit Séraphin… Et tout le monde dira : « C’est tout de même chic ce qu’ils ont fait, les Meulemeester ! »…

MEULEMEESTER

Vous ne direz jamais à Séraphin…

SUZANNE

Mais non…

MEULEMEESTER

C’est certain, hein ?

SUZANNE

Pourquoi ? J’aime mieux garder le moyen de vous faire encore chanter, si c’était nécessaire.

MEULEMEESTER

Vos parents, avec qui je suis brouillé, ne diront rien non plus ?

SUZANNE

Vous vous remettrez un jour.

MEULEMEESTER

Oh ! je n’y tiens pas…

SUZANNE

Eux non plus… Eh bien ?… c’est oui ?…

MEULEMEESTER

Oui…

SUZANNE

Alors, venez vite avec moi chez lui…

(Elle l’entraîne. Ils sortent.)

Scène XIII

Les Mêmes, MOSTINCKX.
MOSTINCKX

Ah ! Monsieur Meulemeester ! Votre fils vous a dit que vous êtes le candidat du comité ? Ça va marcher, vous savez…

MEULEMEESTER

J’espère… Ça va commencer ?…

MOSTINCKX

C’est le moment ! Mais je ne commence pas avant une demi-heure…

(D’un air entendu)

Nos hommes sûrs ne sont pas encore là…

Meulemeester sort à droite.

Scène XIV

MOSTINCKX, puis Mme BEULEMANS

Mme BEULEMANS

(venant de gauche.)

Bonjour, Monsieur le Président !

MOSTINCKX

Tiens ! Bonjour, Madame Beulemans… Vous allez bien ?
Monsieur votre mari va bien ?

Mme BEULEMANS

Très bien, merci.

MOSTINCKX

Je suis revenu parce que j’ai oublié la sonnette de la présidence.

Mme BEULEMANS

Oui, vous allez présider la séance.

MOSTINCKX

Oui.

Mme BEULEMANS

La fameuse séance qui va s’ouvrir tout de suite.

MOSTINCKX

Dans quelques minutes ; nous attendons encore des membres.

Mme BEULEMANS

Oui, j’ai entendu : Les hommes sûrs. — Allons, au revoir, Monsieur Mostinckx.

Elle serre, en la secouant, la main de Mostinckx. La sonnette, ainsi agitée, appelle les membres à la séance.
MOSTINCKX

Ça est malin maintenant !… et tous nos électeurs qui ne sont pas encore là !

(Il sort à droite.)

Scène XV

M. ET Mme BEULEMANS, MEULEMEESTER
M. et Mme Beulemans et Meulemeester se promènent très agités. Tout à coup la sonnette présidentielle retentit. Les deux hommes s’arrêtent.
BEULEMANS
(à part.)

Je suis nerveux…

MEULEMEESTER
(de même.)

Je suis fiévreux…

SUZANNE
À proximité de la porte de droite.

Psst ! Psst ! Père, mère… En se mettant dans le corridor, on entend presque tout ce qu’on dit dans la salle.

BEULEMANS

Ils lisent le procès-verbal de la dernière séance… Je vais comme ça.

(Geste de trembler)
Mme BEULEMANS

Et moi comme ça…

(Tremblement plus accentué.)
Ils entrent à droite. Suzanne reste à la porte.
MEULEMEESTER

Tiens, ils vont écouter dans le collidor.

(Il les suit)

Scène XVI

SUZANNE, M. DELPIERRE, LA SERVEUSE
La sonnerie du téléphone retentit pendant qu’entre M. Delpierre. Suzanne va au téléphone. La serveuse passe, portant un plateau chargé de verres.
SUZANNE

Allô !… la Maison des Brasseurs, oui…

(À la serveuse)

Est-ce que M. Bultinckx est arrivé avec ses deux fils ?

LA SERVEUSE

Non, Mademoiselle.

SUZANNE

Ce sont trois électeurs sûrs pour papa… (au téléphone…)
Allô… j’écoute…

(À la serveuse)

Descendez vite et dites au chasseur de sauter dans une voiture et d’aller les chercher de la part de M. Beulemans ; c’est très urgent.

LA SERVEUSE

Mais j’ai le plateau en main.

SUZANNE

Déposez-le là… (à M. Delpierre…) Hé, Monsieur… (au téléphone…) Oui, j’écoute (à M. Delpierre.) Hé, Monsieur, prenez donc le plateau de cette fille.

La serveuse pose le plateau dans les mains de M. Delpierre.
SUZANNE

Eh bien, Octavie, dépêchez-vous.

LA SERVEUSE

J’y vais.

Elle sort.

Scène XVII

SUZANNE, M. DELPIERRE
SUZANNE
(au téléphone)

Allô ! allô ! mais oui, Monsieur. Voilà une heure que je vous le dis, vous êtes à la Maison des Brasseurs. Ah ! l’heure du scrutin ? Ah ! vous êtes un ami de M. Meulemeester… Parfaitement… Mais oui… mais oui, ça s’annonce très bien… Mais vous ne devez pas vous déranger… il sera certainement nommé… il est le candidat du comité… Oh ! on ne votera pas avant une heure, une heure et demie. Bonjour, Monsieur… Mais non… mais non… ça n’est rien, c’est avec plaisir… Bonjour, Monsieur… Oui, de la part de M. Holbac… je ferai bien vos compliments… autant de sa part…

SUZANNE
(à M. Delpierre)

Oh ! oh ! Vous êtes bien comme cela !

(Elle rit)
M. DELPIERRE

Vous trouvez ?

SUZANNE

Vous n’avez jamais servi de la bière, Monsieur ?

M. DELPIERRE

Non, jamais…

SUZANNE

Essayez une fois de marcher avec ça dans les mains.

M. DELPIERRE

Marcher, mais j’éprouve déjà toutes les peines du monde à me tenir en équilibre.

SUZANNE

Marchez, ça ira très bien !

Il essaie de marcher.
M. DELPIERRE

Je vous en prie, Mademoiselle, la plaisanterie a assez duré… débarrassez moi de ça.

SUZANNE

Moi ? Mais ça n’est pas à moi, c’est à la servante…

M. DELPIERRE

Mais c’est vous qui lui avez inspiré cette infernale idée de me le fourrer dans les mains.

SUZANNE

Cette pauvre fille ne savait qu’en faire !

M. DELPIERRE

Sans compter que vous m’avez enlevé la serveuse au moment précis où je l’avais chargée d’une commission…

SUZANNE

Une commission ? Si vous voulez, Monsieur, je puis la faire.

M. DELPIERRE

Merci, je suppose que cette bonne va revenir bientôt.

SUZANNE

Je ne crois pas. Elle est très occupée par la séance… Vous venez peut-être aussi pour la séance ?

M. DELPIERRE

La séance ? Pas du tout. Je viens pour voir mon fils, M. Albert Delpierre.

SUZANNE

Votre fils ? M. Delpierre ? Vous êtes le père de M. Albert ?

(Elle lui prend vivement le plateau)
M. DELPIERRE

Ouf ! je commençais à avoir la crampe.

SUZANNE

Vous êtes le père de M. Albert ?

M. DELPIERRE

Oui ! vous le connaissez ?

SUZANNE

Je suis Mlle Beulemans…

M. DELPIERRE

Mlle Beulemans ! Oh ! oh ! vous permettez ?

(Il lui reprend le plateau)
SUZANNE

Mais non… mais non, Monsieur… je ne veux pas.

(Petite lutte pour le plateau qu’on dépose finalement sur la table)

Nous avons fait connaissance d’une drôle de façon, Monsieur Delpierre, je vous demande bien pardon, vous savez.

M. DELPIERRE

C’est moi qui vous demande pardon. En somme, il était très amusant, le coup du plateau.

SUZANNE

Non, il était de mauvais goût. Mais vous étiez si comique !
Il ne faut plus jamais tenir un plateau avec des verres.

M. DELPIERRE

Je n’y ai guère mis de bonne volonté, vous en conviendrez, Mademoiselle ; je me suis montré bougon. J’étais contrarié de ne pas avoir trouvé mon fils à la gare et de n’avoir reçu de lui qu’un mot laconique m’annonçant qu’il était appelé dans cet établissement.

SUZANNE

Ah ! oui… mais c’est très important. Il ne pouvait pas faire autrement que de venir à la séance. Vous comprenez, père est candidat président d’honneur de la Société des Brasseries, alors tout le monde doit être là pour voter.

M. DELPIERRE

Il me semble pourtant qu’il n’aurait pas dû hésiter entre cette séance et l’arrivée de son père.

SUZANNE

Vous auriez fait comme lui.

M. DELPIERRE

Pourquoi ?

SUZANNE

Parce que je vous l’aurais demandé.

M. DELPIERRE

Ah ! c’est vous qui le lui avez demandé ?

SUZANNE

Oui, et quand je demande quelque chose, on ne sait pas me refuser.

M. DELPIERRE

Vraiment ?

SUZANNE

C’est comme ça !… Ainsi, moi je vais vous demander aussi quelque chose et vous ne me refuserez pas…

M. DELPIERRE

Voyons.

SUZANNE

Je vous demande de ne pas gronder Albert, car il n’est pas allé à la gare.

M. DELPIERRE

Mais…

SUZANNE

Non, il ne faut pas le gronder. Vous pouvez être sûr qu’il vous aime beaucoup, qu’il aurait voulu aller vous prendre pour vous embrasser tout de suite ; mais je lui ai dit que vous seriez le premier à le féliciter d’avoir pensé à plaire à son patron. Ne le grondez pas… si vous voulez absolument gronder quelqu’un, grondez-moi…

M. DELPIERRE

Eh bien, je vous gronde.

SUZANNE

Mais à lui vous ne direz rien ?

M. DELPIERRE

Soit !

SUZANNE

Alors grondez-moi plus fort.

M. DELPIERRE

Je vous gronde ! je vous gronde !

SUZANNE

Et pas un mot à M. Albert !

M. DELPIERRE
(à part.)

Elle est charmante, cette petite… (haut). Je ne lui dirai rien, je vous le promets…

SUZANNE

Vous voyez bien qu’on ne sait rien me refuser.

M. DELPIERRE
(à part.)

Charmante !

SUZANNE

Écoutez, Monsieur Delpierre, j’ai encore quelque chose à vous demander…

M. DELPIERRE

Quelque chose que je ne pourrai pas vous refuser ?

SUZANNE

Oui… Quand il vous aura bien embrassé, il vous parlera d’une affaire sérieuse.

M. DELPIERRE

Et vous savez ce dont il s’agit ?

SUZANNE

Oui, nous sommes de bons amis… Il veut vous demander une permission. Si vous ne voulez pas la lui donner, il sera très triste.

M. DELPIERRE

Pourquoi ?

SUZANNE

Parce que c’est une chose à laquelle il tient beaucoup, je crois…

M. DELPIERRE

Ah ! parlez.

SUZANNE

Je ne peux pas vous dire quoi.

M. DELPIERRE

Alors il me sera difficile de vous fixer sur mon impression.

SUZANNE

Oui… c’est vrai ! Alors je vais vous dire ce que c’est. C’est quelque chose de très sérieux. Il ne faut pas dire oui si vous ne le pensez pas… Si je vous en parle, c’est que je voudrais éviter un gros chagrin à M. Albert.

M. DELPIERRE

Un gros chagrin ?

SUZANNE

Oui, écoutez-moi bien : si vous refusez de lui accorder ce qu’il vous demande, il sera très triste… Eh bien, il est possible que vous ne vouliez pas… Alors il vaut mieux partir tout de suite, sans le voir, en disant, par exemple, que vous avez reçu un télégramme de Paris qui vous rappelle d’urgence.

M. DELPIERRE

Mais encore… ?

SUZANNE

Parce que, comme ça, il ne connaîtra pas tout de suite votre refus… Au lieu d’être triste, il conservera encore pendant quelques jours de l’espoir, et moi j’aurai le temps de le préparer à votre réponse, et ça lui fera beaucoup moins de peine que si vous le contrariiez brusquement.

M. DELPIERRE

Mais enfin, dites-moi de quoi il s’agit…

SUZANNE

Vous me promettez, si vous ne voulez pas, de vous en aller ?

M. DELPIERRE

Mais…

SUZANNE

Il faut me promettre, sinon je ne vous dis rien, et je défends à M. Albert de vous en parler… Vous promettez ?

M. DELPIERRE

Je promets.

SUZANNE

Vous voyez bien qu’on ne sait rien me refuser…

M. DELPIERRE
(à part.)

Délicieuse !

SUZANNE

Eh bien, voilà !… M. Albert…

M. DELPIERRE

Dites !

SUZANNE

M. Albert m’aime et veut vous demander de demander ma main à père et mère.

M. DELPIERRE

Ah !

SUZANNE

Vous refusez ? Alors, partez tout de suite. Vous l’avez promis.

M. DELPIERRE

Je n’ai pas dit que je refusais, mais…

SUZANNE

Mais quoi ?

M. DELPIERRE

Mais vous devez me comprendre… Excusez-moi, Mademoiselle, si je vous tiens ce langage… mais enfin, je vous vois depuis un instant… mon devoir de père est d’examiner… Vous êtes charmante, mais je vous connais à peine…

SUZANNE

Vous n’avez pas besoin de me connaître. Ce n’est pas vous qui devez me marier. M. Albert me connaît, c’est tout ce qu’il faut.

M. DELPIERRE

Oh ! je suis certain que vous êtes digne de lui… seulement, il est bien jeune.

SUZANNE

Tiens ! moi aussi, je suis bien jeune.

M. DELPIERRE

Justement… c’est, comprenez moi…

SUZANNE

Ta ta ! ta ! Cherchez pas des mots. Ici, chez nous, on dit tout droit ce qu’on pense. Pas besoin de vous gêner. Vous ne voulez pas ? C’est dommage, mais alors partez…

M. DELPIERRE

Permettez que je m’explique.

SUZANNE

Non ! non ! il va revenir… Allez-vous-en, M. Delpierre.

M. DELPIERRE

Quand il sera là, je lui dirai…

SUZANNE

Ne lui dites rien. Partez ! Ce n’est pas bien, vous m’aviez promis. Si j’avais su, je n’aurais pas parlé. Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

M. DELPIERRE

Pardon, mais…

SUZANNE

Je lui raconterai une histoire de télégramme. Monsieur Delpierre, je vous en prie… partez…

M. DELPIERRE

Vous me flanquez à la porte ?

SUZANNE

Oui.

M. DELPIERRE

Je ne m’en irai pas sans avoir vu mon fils…

SUZANNE

Vous allez lui faire du chagrin, Monsieur Delpierre.

M. DELPIERRE

Je verrai mon fils et je lui dirai que s’il croit vous aimer, que s’il est certain d’avoir trouvé son bonheur, je n’ai pas à m’opposer à ses projets. Ouf !

SUZANNE

Ah ! vous êtes un brave homme.

M. DELPIERRE

Et vous, une brave jeune fille, Mademoiselle Suzanne.

SUZANNE

Vous savez mon nom ?

M. DELPIERRE

Albert trouvait, dans chacune de ses lettres, le moyen de le glisser.

SUZANNE

Il me faisait de la réclame ! C’est gentil ! Alors, c’est dit ?

M. DELPIERRE

C’est dit.

SUZANNE

Vous voyez bien qu’on ne sait rien me refuser.

On entend la sonnette présidentielle dans la salle voisine.)

(À partir de ce moment le dialogue de scène se mêle à celui de la coulisse.)


Scène XVIII

SUZANNE, M. DELPIERRE, M. et Mme BEULEMANS,
MEULEMEESTER, SÉRAPHIN, MOSTINCKX, ALBERT

Les Beulemans et Meulemeester paraissent, très agités.

MOSTINCKX
(Dans la salle voisine.)

Messieurs, nous allons procéder à la nomination d’un nouveau président d’honneur… Deux candidats sont en présence. Le premier est M. Meulemeester.

(Applaudissements. — Acclamations. — Meulemeester est radieux.)

Le deuxième est M. Beulemans.

(Deux ou trois petites claques. — Beulemans et sa femme s’entre-regardent, ainsi que Suzanne et M. Delpierre.)

La candidature de M. Meulemeester est présentée par le comité. Qui demande la parole ?

SÉRAPHIN
(dans la salle voisine.)

Moi.

SUZANNE

C’est Séraphin.

SÉRAPHIN

Messieurs, le comité vous présente la candidature de M. Meulemeester, mon père ; je la recommande à vos suffrages, j’ai dit.

(Bravos nombreux.)
SUZANNE
(avec satisfaction.)

C’est tout !

MOSTINCKX

Quelqu’un demande encore la parole ?

ALBERT
(dans la salle voisine.)

Moi !

MOSTINCKX

M. Albert Delpierre, de Paris, a la parole.

SUZANNE

C’est M. Albert !

ALBERT

Messieurs, Monsieur le Président a dit en me donnant la parole : Monsieur Delpierre de Paris. Oui, de Paris, je suis venu, mais à Bruxelles, je reste (Bravos). Maintenant, je sens que je suis un enfant de la capitale. Eh bien, Messieurs, je veux… je voudrais… euh ! euh !… excusez si je tombe trop court de mes mots, mais c’est parce que je veux dire mon cœur droit dehors et que l’émotion, on ne sait pas la contre (Bravos). Je vais vous dire ce que je pense du brave et honnête M. Beulemans. (Bravos.)

SUZANNE

Comme il parle bien !

M. DELPIERRE

C’est mon fils ?

SUZANNE

Oui.

ALBERT

Ce n’est pas besoin de vous rappeler sa carrière. Qu’est-ce qu’il était quand il a commencé ? Il était dans le tiroir d’en dessous. Maintenant il est d’une bonne bourgeoisie. Il vit heureux avec sa dame et sa demoiselle. (Bravos.)

M. DELPIERRE

C’est mon fils ?

SUZANNE

Il est bien, hein !

ALBERT

Enfant du peuple, il s’est élevé par la force de son travail et de sa volonté jusqu’au plus haut échelon de la brasserie (Bravos) et de là il peut contempler, dédaigneux et fier, sans faux orgueil les vains efforts de la concurrence étrangère en tenant haut et ferme l’étendard de la bière nationale.

(Bravos prolongés.)
SUZANNE

Quel tribun !

BEULEMANS

Hortense, votre mouchoir ?

Mme BEULEMANS

Je n’en ai qu’un et il est mouillé.

ALBERT

Si vous le nommez, Messieurs, vous ne vous en regretterez pas. Avec lui pas de vaines paroles, pas d’eau bénite de cour ! Klappen zyn geen oorden !

(Tonnerre d’acclamations.)
SUZANNE

Il a été bien, n’est-ce pas, père ?

BEULEMANS

Magnifique !

SUZANNE

Père, mère, M. Delpierre est ici.

BEULEMANS

Albert, son père ?

SUZANNE

Oui.

BEULEMANS

Ah ! Monsieur Delpierre ! Quel discours ! quel talent ! quelle …ostracisme ! Remerciez Dieu, Monsieur Delpierre, remerciez Dieu et Mme Delpierre d’avoir donné le jour à un pareil enfant. Vous avez entendu ? Jamais je n’oublierai, jamais… « Enfant du peuple, il a grimpé par la volonté de sa force sur la plus haute échelle de la brasserie en tenant dans sa main l’étendard de la bière nationale ! » C’est magnifique !

MOSTINCKX
(coups de sonnette.)

Messieurs, le scrutin a désigné M. Beulemans comme président d’honneur, à 70 voix de majorité.

(longue acclamation.)
BEULEMANS
(défaillant.)

Ah ! ah !

MOSTINCKX
(apparaissant.)

Monsieur Beulemans, vous êtes nommé. L’assemblée veut vous faire une ovation.

BEULEMANS

J’y vais.

Mme BEULEMANS

Je vais avec.

M. et Mme Beulemans sortent avec Mostinckx. On entend des acclamations.

Scène XVII

SUZANNE, DELPIERRE, ALBERT
SUZANNE

Comme il est content, n’est-ce pas ?

ALBERT
(entrant.)

Papa !

M. DELPIERRE

Dans mes bras, Mirabeau de la brasserie nationale ! Ils sont si fiers de toi que je ne t’en veux plus.

Pendant cette scène, la salle fait une ovation à Beulemans
BEULEMANS
(en coulisse.)

Messieurs, de tout mon cœur, je vous remercie (Tonnerre d’acclamations) et j’ose vous dire que mon ami Albert avait raison quand il vous promettait que je saurais tenir sur l’échelle le drapeau, le drapeau, euh… euh… oui, enfin comme il a dit.

(ovation).
M. DELPIERRE

je crois que voilà un drapeau dont on parlera longtemps.

ALBERT

Ah ! papa, si tu savais comme cette phrase stupide me fait du bien.

M. DELPIERRE

Oui, je m’en doute.

ALBERT

Comment, tu t’en doutes !

SUZANNE

Monsieur Albert, je lui ai tout dit.

ALBERT

Et vous consentez ?

M. DELPIERRE

Ne fût-ce que pour ta gloire oratoire et puis, surtout, parce qu’elle est charmante.

(Albert et Suzanne se jettent dans les bras de M. Delpierre.)
ALBERT

Merci, papa !

SUZANNE

Oh ! merci, Monsieur.

M. DELPIERRE

Appelez-moi, papa.

SUZANNE

Papa !


Scène XVIII

Les Mêmes, BEULEMANS et Mme BEULEMANS
BEULEMANS
(délirant d’enthousiasme.)

Albert, venez dans mes bras ! Vous avez causé comme un avocat. Je vous donnerai de l’augmentation. Monsieur Delpierre, comme vous avez pu l’entendre, votre fils a été à bonne école, il ira loin, je vous le promets ; et à partir d’aujourd’hui, il n’est plus seulement mon collaborateur, mais mon associé. Je le considère comme mon propre enfant.

M. DELPIERRE

Peut-être pas autant qu’il le désirerait.

BEULEMANS

Comment ?

M. DELPIERRE

Son éloquence, Monsieur Beulemans, est un miracle de l’amour.

BEULEMANS

Qu’est-ce que vous dites ?

M. DELPIERRE

Oui, il aime Mlle votre fille et pour lui je vous demande sa main.

BEULEMANS

Embrassez-moi, Albert !

Mme BEULEMANS

Beulemans, rendez-moi mon mouchoir.

BEULEMANS

Et embrassez votre fiancée !

On entend une vigoureuse et tonitruante musique dans la rue, jouant la Brabançonne.
BEULEMANS

C’est une sérénade pour moi !

Il va, ainsi que sa femme Suzanne et Albert, à la fenêtre et tous deux saluent gravement la foule qui crie sur l’air des lampions : Beulemans ! Beulemans !

RIDEAU