Le Mariage de mademoiselle Beulemans/3
ACTE 3me
Scène I
LE TRÉSORIER, DES MEMBRES, LA SERVEUSE
Ah ! c’est ici qu’on se réunit ?
Oui, mon cher, on prépare la grande salle pour l’assemblée générale qui a lieu dans une demi-heure.
Je suis en retard, Monsieur le Président ?
Non, non. On commence juste. Mettez-vous. Coup de sonnette. Tout le monde se découvre. La séance est ouverte. La parole est à M. le secrétaire, pour donner lecture du procès-verbal de la dernière séance.
Séance du Comité du 2 décembre. La séance est ouverte à 7 heures, sous la présidence de M. Mostinckx, président. Sont présents : M. Mostinckx, président ; Verduren, secrétaire ; Baron, trésorier ; Séraphin Meulemeester, Jean Keulenaere, Théodore Rype, commissaires. M. le président communique la nouvelle du décès de M. le président d’honneur Hebbelinckx. On décide, sur la proposition de M. Meulemeester Séraphin, d’envoyer une lettre de condoléances à la famille. On décide aussi…
Halte ! un moment. (Le secrétaire se tait.) (À la serveuse :)
Un lambic !
Moi, son frère.
Un panaché !
Est-ce que vous avez de la veuve Cliquot, extra dry ?
Oui, Monsieur.
Alors donnez-moi une demi-gueuze.
Il a toujours le petit mot pour rire.
Messieurs, j’ai arrêté parce que ce n’est pas la peine de dire le secret de nos délibérations devant la fille… La parole est au secrétaire…
On décide aussi d’envoyer une couronne et d’assister en corps aux funérailles. La séance est levée à minuit.
Quelqu’un demande la parole sur le procès-verbal ? (silence). Adopté. Maintenant, nous devons choisir un candidat pour remplacer l’ancien président d’honneur. Ce sera celui du comité et comme toujours il sera nommé… Il n’y a qu’un seul candidat, on n’a pas difficile à choisir… Ce candidat est celui de notre ami Séraphin… La parole est à M. Meulemeester pour présenter la candidature de M. Beulemans.
Messieurs, pour commencer, je dois dire une chose… Je ne présente pas M. Beulemans.
Ah ! oui, c’est délicat pour vous… à cause du mariage manqué… Mais, ça ne fait rien, un autre peut le présenter et je crois que…
Pardon, Monsieur le Président…
Vous n’avez pas la parole.
Je demande la parole.
Vous avez la parole.
Ce n’est pas pour l’histoire du mariage, puisque c’est moi qui n’a pas voulu…
Ah ?
Ah ?
Oui… j’avais mes raisons.
Naturellement… Ça ne nous regarde pas… Quand on a ses raisons, on a ses raisons… Vous avez la parole.
C’est parce que je trouve que M. Beulemans ne sera pas un bon président d’honneur. D’abord ses affaires ne vont plus aussi bien qu’avant… et puis, il ne sait pas parler, et puis, ce n’est pas un gentleman.
Ça est vrai, ce n’est pas un gentleman. Il ne connaît pas les manières. (Tous approuvent). Si jamais le roi vient à la société, il ne saura seulement pas faire comme à la Cour.
Ça, non !
Mais, si on prend pas celui-là ? Qui on prendra ! puisqu’il n’y en a pas d’autres.
Moi j’en ai un.
Qui ça ? (La serveuse revient avec les consommations.) Halte ! (On se tait. On attend. La serveuse se retire…)
La séance continue. Qui ça ?
M. Meulemeester, mon père.
Tiens ! oui…
Tiens ! oui…
C’est un si gros commerçant que Beulemans, il sait causer, il est dévoué à la brasserie depuis qu’il est tout petit. Et puis, il sait recevoir.
Est-ce qu’il sait aussi donner ? Parce qu’un président d’honneur doit savoir donner.
Nature.
Bien, alors. Est-ce qu’il y a quelqu’un qui défend Beulemans ?
Alors, je mets aux voix la candidature de M. Meulemeester. Que ceux qui sont pour… lèvent la main…
Que ceux qui sont contre… lèvent la main.
M. Meulemeester est le candidat du Comité à l’unanimité. Il n’y a plus rien à l’ordre du jour. Quand l’assemblée générale commencera, je sonnerai. C’est levé.
Scène II
Eh bien, fils ?
Ça z’y est ! Vous êtes candidat du Comité.
Et Beulemans, combien de voix ?
Rien du tout.
À l’unanimité ?
Oui !
Mais alors, je suis nommé !
Ça est sûr ! Mais, je crois tout de même que ce serait bon d’aller un peu causer gentillement les membres… Il y en a déjà dans la salle.
Oui, on va peloter les électeurs.
Scène III
C’est ça la salle ?
Non, c’est seulement celle du comité. La séance est déjà finie.
Mais, oui, puisqu’il n’y a que vous sur les rangs.
Je crois quand même qu’on a eu tort de venir.
Pourquoi ? Vous êtes sûr d’être nommé. Ça vaut mieux de profiter de suite sur les félicitations et de payer la tournée générale.
Sûr… sûr, ça on n’est jamais… Monsieur Albert, tâchez une fois de savoir s’il n’y a pas du nouveau…
À l’instant !
Mais, surtout faites attention aux gaffes, ne vous mêlez de rien… car je vous connais.
Scène IV
Vous comprenez, je ne veux pas avoir la farce de l’autre fois.
Mais il est gentil, M. Albert, il s’est mis de la société rien que pour pouvoir voter pour vous.
Et c’est tout ce qu’il peut faire.
Et c’est tant plus gentil de lui, que justement son père est arrivé de Paris avec le train de 6 heures et qu’il n’a pas été le chercher à la gare, rien que pour venir ici.
Ah ! M. Delpierre est arrivé ?… Est-ce que vous croyez que ça ira, Suzanne ?
Quoi ?
L’élection, tiens.
Mais oui. Pourquoi pas ? Vous avez presqu’été nommé l’autre fois.
Oui, mais non… Ce n’est plus la même chose. Alors Séraphin Meulemeester m’avait poussé.
Maintenant vous êtes tout seul candidat.
Qu’est-ce que vous croyez qu’il fera, Séraphin ?
Rien du tout !
Et puis, qu’est-ce que ça peut bien vous faire, puisque vous êtes tout seul.
Scène V
Ça est un peu fort, ce que je viens d’apprendre !
Quoi ?
Vous avez un concurrent,
Qui ? Moi ? Vous voyez, il n’est bon qu’à apporter de mauvaises nouvelles, celui-là !
Qui, Beulemans ?
Qui, père ?
Oui, vous !
Et qui se permet ?
M. Meulemeester.
Séraphin ?
Non, son père !
Ça est un peu fort !
Et il est choisi comme candidat par le Comité.
Alors, je suis dedans.
Je vous demande un peu… Un homme que nous n’avons même pas voulu dans notre famille.
Et qui a presqu’été sur la liste des protêts.
Lui président d’honneur ! Mais d’où c’est qu’il sort donc ? Qu’est-ce que ça était ?
Je me rappelle encore que je lui ai prêté deux francs avant son mariage, quand Séraphin est venu au monde.
Comment ?
Oui… oui… il n’était pas marié avec sa femme quand Séraphin est venu.
Ça est vrai ça ?
Prenez garde, Hortense… nous causons devant une jeune fille.
Et Séraphin ne le sait pas ?
Tiens ! On ne dit pas ça à ses enfants.
Et nous autres, on l’avait aussi tenu caché, puisque vous deviez le marier, n’est-ce pas ?
Çà c’est une chose que je ne savais pas…
Oui ! Séraphin est un enfant reconnu ! Et ça se permet de présenter des candidatures !
M. Meulemeester est candidat, qu’est-ce que ça fait ? On votera, n’est-ce pas ?
Mais je n’ai personne pour me pousser.
Mais vous êtes sympathique et vous avez beaucoup de nos ouvriers dans la salle. N’est-ce pas, Monsieur Albert ? Ne vous laissez pas tomber, vous avez encore un quart d’heure, parlez les membres… payez des verres…
Oui, et moi je vais tâcher de voir la femme du secrétaire, avec qui je fais toujours mon marché.
Je vais… rien que pour faire enrager Meulemeester.
Scène VI
Est-ce que vous croyez que père a encore de la chance ?
Probabel.
Vous travaillez encore pour lui, n’est-ce pas ?
Ça est sûr ça…
Non, Monsieur Albert, avec moi, c’est pas besoin de parler comme ça… parlez seulement votre langue… j’aime mieux…
Moi aussi, car je l’avoue, j’éprouve encore de grosses difficultés.
Vous avez fait des progrès.
Vous les aviez exigés.
Oui, vous êtes gentil. Tout à l’heure, quand vous êtes sorti, vous ne savez pas ce que père a dit ?
Non.
Il a dit de vous : « Il est tout de même gentil ce garçon ».
Oui ? Vrai ? Alors je suis déjà dans un tiroir d’en haut ?
Oui, vous avez monté.
Quelle chance !
Ça vous fait plaisir ?
Vous le savez bien. Faire la conquête de vos parents était mon plus cher désir.
Oui, je me demande pourquoi vous tenez tant à ça…
Tout d’abord, parce que vous en avez exprimé le vœu. Ensuite, parce que M. Beulemans est mon patron, que j’ambitionne ses sympathies ; c’est assez naturel.
Et c’est pour ça tout seul ?
Oui.
Non ! non !
Vous avez raison. Il y a autre chose. Il y a surtout autre chose.
Qu’est-ce que c’est ?
Une chose que je n’ose, que je ne veux pas dire encore.
Ah ! ce n’est pas le moment ?
Je ne sais… peut-être… eh bien, si… Je vais le dire…
Non, ne le dites pas, Monsieur Albert.
Si… je veux parler… j’en ai le courage à présent…
Non ! non ! Je ne veux pas que vous le disiez, je vous le défends.
Pourquoi ?… Voyons !
Parce que je veux le dire moi-même… Monsieur Albert, vous m’aimez.
Oui…
Ce n’est pas tout de le dire, il faut le penser.
Si je le pense !… Oui, je vous aime, je vous aime depuis que je suis arrivé chez vous… malgré vos parents qui me rabrouaient… malgré votre fiancé qui me défendait tout espoir. Mais comment avez-vous su ? Comment avez-vous pu deviner ?
Ce n’était pas difficile. Vous étiez toujours si gentil avec moi. Vous travailliez double pour m’éviter de la besogne. Quand vous vouliez partir, vous êtes resté rien que parce que je vous l’ai demandé. Vous avez appris à parler comme nous… À cause de tout ça, j’ai compris…
À cause de tout cela ?
Oui, et puis aussi à cause d’une autre raison…
Laquelle ?
Je ne veux pas le dire…
Dites !…
Eh bien, oui… je vais le dire.
Non… non… ne le dites pas, je vous en prie.
Pourquoi ?
Parce que je veux le dire moi-même : Mlle Suzanne vous m’aimez.
Oui.
Ce n’est pas tout de le dire… il faut le penser.
Je le pense, M. Albert.
Vous m’aimez ?
Oui… mais pas depuis si longtemps que vous. Moi… c’est seulement depuis ma rupture avec M. Séraphin. Avant, j’aurais bien voulu, mais je ne pouvais pas.
Vous me rendez bien heureux, Suzanne. Ah ! il me tarde d’embrasser mon père et de lui faire part de mon bonheur.
Eh bien, Monsieur Albert, vous pensez tellement à votre père, que vous oubliez le mien. Et sa candidature ?
C’est juste, pardon… ce n’est pas le moment de négliger M. Beulemans.
Je crois même que, s’il n’est pas nommé, il faudra attendre quelques jours avant de lui parler de nous.
Il sera nommé ! Je vais me répandre dans les groupes. Je vais me livrer à une propagande désespérée… Au revoir, Suzanne.
Au revoir, Monsieur Albert, et bonne chance !
Scène VII
Mademoiselle, est-ce que la séance va bientôt commencer ?
Ça commence quand le président sonne avec sa sonnette. Alors les membres arrivent et la séance est ouverte.
Scène VIII
MEULEMEESTER, SÉRAPHIN
Psst ! Psst !
Scène IX
C’est sur nous que vous en avez, Mademoiselle ?
Monsieur Meulemeester, si ça ne vous dérange pas trop, je voudrais vous dire un mot ou deux.
J’écoute, Mademoiselle.
Est-ce que la séance va bientôt commencer ?
Je ne sais pas, Mademoiselle. La sonnette fera signe…
Ah ! oui. C’est vrai que vous êtes candidat ?
Oui, Mademoiselle.
On n’avait pourtant jamais parlé de vous.
On n’avait jamais parlé de Napoléon avant la révolution… est quand même devenu empereur…
Vous saviez que c’était père qui était sur les rangs ?
C’est même pour ça que je me suis mis aussi.
Vous êtes fâché sur lui ?
Moi fâché ? je suis bien trop méprisant pour ça.
Mais père ne vous a rien fait.
On a fait un affront à ma famille, je veux le laver.
Il n’y a pas d’affront, puisqu’on était d’accord, nous deux avec Séraphin, pour rompre.
Je ne regrette pas qu’on a cassé… je n’avais pas assez fait attention de quelle famille j’allais devenir.
Quoi ?
Séraphin m’a tout expliqué.
Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
Je suis trop chevalier français pour insister.
Est-ce qu’il vous aurait raconté des méchancetés sur moi ?
Il n’a rien caché… Je sais que vous avez eu dans le temps des ennuis. Mais, enfin, alors, il ne fallait pas vous laisser fiancer.
Ah ! il vous raconte des histoires comme ça ! Faites-moi le plaisir de me laisser un moment avec Séraphin.
Ce n’est pas possible.
Laissez-moi le causer une minute… (Élevant la voix). Je dois le causer.
C’est déjà bon. Je respecte trop les gens de mon rang pour avoir des ruses. Je pars pour cinq minutes.
Scène X
Vous avez raconté des choses honteuses sur moi ?
Mais non.
Qu’est-ce que vous avez dit ?
J’ai dit qu’on avait décidé ensemble de rompre parce qu’on n’avait pas le même caractère.
Et puis ?
Il n’a pas voulu me croire. Il disait que ça ne faisait rien, que quand on a tous les deux le même caractère on finit par s’embêter. Il était très fâché, il criait que j’étais un imbécile.
Et alors ?…
Alors j’ai dit que vous avez eu un amoureux avant moi et que vous êtes partie deux jours avec lui.
C’est tout ?
Pardon, Suzanne, j’ai dit ça, le soir même, dans un moment où j’étais comme fou…
Mais le lendemain ?
Le lendemain, je n’ai pas osé dire que j’avais menti, je n’ai pas osé dire la vérité. J’avais peur d’être flanqué à la porte… envoyé à l’étranger.
Qu’est-ce que ça pouvait vous faire ?
Je n’osais pas, car le soir, comme je vous l’avais promis, j’avais été chez elle.
Chez qui ?
Chez Anna.
Ah !
Oui, elle m’attendait si gentiment sans se douter de rien ; elle travaillait si courageusement à sa couture, sous sa petite lampe. Elle avait un petit nœud bleu dans ses cheveux, je me suis rappelé de ce que vous m’aviez dit dans l’après-midi. Et le petit est venu grimper sur mes genoux en faisant : Plek… naar de met, tirelirelirelire !… Je n’avais jamais vu ça aussi beau que ce soir-là. J’ai embrassé le gamin, j’ai embrassé Anna et je me suis dit que ma vie serait pour ces deux créatures que j’aimais.
Ce que vous avez fait est très bien. Mais moi ? Le bruit que vous avez fait courir ?
Mon père m’aurait envoyé en Allemagne chez un correspondant pour deux ou trois ans et j’aurais été séparé d’Anna et de mon moutard. Et puis je ne croyais pas qu’on aurait encore parlé de notre affaire.
Il est si gentil, le petit. Il s’appelle Séraphin. Il est blond et il a des crolles…
Est-ce que je pourrai une fois aller le voir ?…
Quand vous voudrez.
Et si votre père vous laissait marier Anna, vous le feriez ?
Je vous crois, mais il ne voudra pas.
Il voudra, je vais lui parler.
Mais, Suzanne…
Laissez-moi faire, Séraphin, j’ai déjà si souvent tiré mon plan.
C’est inutile de lui parler.
Je vous dis que ça réussira. J’ai rompu votre premier mariage, je peux bien arranger votre deuxième.
Si c’est vrai, je ferai n’importe quoi pour vous.
Justement, vous devez faire quelque chose pour moi. Mon père et votre père sont tous les deux candidats pour la présidence d’honneur. Je veux qu’on nomme mon père.
Mais j’ai présenté le mien… je ne peux pas défendre M. Beulemans.
Je ne vous demande pas ça, je vous demande seulement de ne pas trop pousser M. Meulemeester et de ne pas décauser M. Beulemans.
Je le ferai.
Scène XI
Je suis de retour… Venez, fils…
Maintenant, c’est vous que je dois causer, Monsieur Meulemeester… M. Séraphin va se retirer. Mais avant il va vous dire que ce qu’il a raconté de moi n’est pas vrai… que je n’ai jamais eu d’amoureux et que je ne suis jamais partie avec personne.
C’est la vérité, j’avais inventé ça…
Maintenant, vous pouvez vous en aller…
Scène XII
Mettez-vous, Monsieur Meulemeester.
Je vous demande pardon, la séance va commencer.
Non ! non, c’est la sonnette qui doit donner le signal, elle est encore ici…
Je parie que vous croyez que je vais vous demander de vous retirer pour mon père… Vous ne le feriez pas ?… Ça ne fait rien… La présidence d’honneur, ça me laisse froide…
Alors, qu’est-ce que vous voulez, Mademoiselle ?
Je vais vous raconter la vraie raison de notre rupture, Séraphin et moi…
Ah !…
C’est moi qui n’ai pas voulu. (Sourire de Meulemeester.)
C’est moi qui n’ai pas voulu, parce que Séraphin avait une bonne amie depuis longtemps.
Séraphin, une bonne amie ! Vous rêvez…
Il me l’a avoué lui-même…
C’est de la blague !… Une bonne amie !…
Une preuve, c’est qu’elle s’appelle Anna…
Anna ?
Oui, Anna, une ouvrière lingère…
Eh bien, à la fin… Qu’est-ce que ça faisait ? Tous les jeunes gens ont une couple ou deux de bonnes amies. Quand on se marie, on lâche sa bonne amie.
Pas quand on a un enfant avec elle.
Hein ?
Oui. Séraphin a un enfant d’Anna.
Mon fils a un fils ?
Oui, vous avez le bonheur d’être bon-papa.
Ce n’est pas vrai !
La preuve, c’est qu’il s’appelle Séraphin comme son père.
Si c’est vrai… je vais flanquer Séraphin à la porte…
C’est vrai Monsieur Meulemeester, mais vous ne flanquerez pas Séraphin à la porte…
Non, je vais me gêner…
Tout le monde dira que vous êtes un méchant, que vous empêchez votre fils de marier la femme qu’il aime.
Je m’en fiche, je sais ce que j’ai à faire.
Séraphin aussi saura ce qu’il a à faire…
Il n’oserait pas faire le contraire de ma volonté.
De lui-même, non… mais je lui donnerai des conseils.
Quels conseils ?
De se passer de votre permission.
Il ne vous écoutera pas.
Si, parce que je lui raconterai des exemples… Je lui dirai que je connais un monsieur qui a été très heureux dans son ménage, qui est maintenant un gros commerçant et qui a marié sa bonne amie avec un enfant de lui… Même que quand l’enfant est venu au monde, mon père a dû prêter deux francs à ce monsieur qui était son ami… en ce temps-là…
C’est Beulemans qui vous a raconté ça…
Je me demande tout de même ce que monsieur répondrait à son fils, si son fils voudrait faire la même chose que lui…
Vous avez dit cette histoire à Séraphin ?
Mais non ! je sais que vous n’aimeriez pas ça… Allez, Monsieur Meulemeester, qu’est-ce que vous auriez dit, il y a vingt ans, si on vous aurait défendu de marier celle que vous aimiez tant et qui vous avait donné un si joli petit garçon ?… Le petit Séraphin aussi est joli, vous savez… C’est vous comme deux gouttes d’eau… Est-ce qu’avec une autre vous auriez été certain que l’enfant aurait été vous tout craché ?
Allez, dites oui. Vous serez si content du bonheur de votre fils, de la reconnaissance de sa femme et de la tendresse du petit Séraphin… Et tout le monde dira : « C’est tout de même chic ce qu’ils ont fait, les Meulemeester ! »…
Vous ne direz jamais à Séraphin…
Mais non…
C’est certain, hein ?
Pourquoi ? J’aime mieux garder le moyen de vous faire encore chanter, si c’était nécessaire.
Vos parents, avec qui je suis brouillé, ne diront rien non plus ?
Vous vous remettrez un jour.
Oh ! je n’y tiens pas…
Eux non plus… Eh bien ?… c’est oui ?…
Oui…
Alors, venez vite avec moi chez lui…
Scène XIII
Ah ! Monsieur Meulemeester ! Votre fils vous a dit que vous êtes le candidat du comité ? Ça va marcher, vous savez…
J’espère… Ça va commencer ?…
C’est le moment ! Mais je ne commence pas avant une demi-heure…
Nos hommes sûrs ne sont pas encore là…
Scène XIV
Mme BEULEMANS
Bonjour, Monsieur le Président !
Tiens ! Bonjour, Madame Beulemans… Vous allez bien ?
Monsieur votre mari va bien ?
Très bien, merci.
Je suis revenu parce que j’ai oublié la sonnette de la présidence.
Oui, vous allez présider la séance.
Oui.
La fameuse séance qui va s’ouvrir tout de suite.
Dans quelques minutes ; nous attendons encore des membres.
Oui, j’ai entendu : Les hommes sûrs. — Allons, au revoir, Monsieur Mostinckx.
Ça est malin maintenant !… et tous nos électeurs qui ne sont pas encore là !
Scène XV
Je suis nerveux…
Je suis fiévreux…
Psst ! Psst ! Père, mère… En se mettant dans le corridor, on entend presque tout ce qu’on dit dans la salle.
Ils lisent le procès-verbal de la dernière séance… Je vais comme ça.
Et moi comme ça…
Tiens, ils vont écouter dans le collidor.
Scène XVI
Allô !… la Maison des Brasseurs, oui…
Est-ce que M. Bultinckx est arrivé avec ses deux fils ?
Non, Mademoiselle.
Ce sont trois électeurs sûrs pour papa… (au téléphone…)
Allô… j’écoute…
Descendez vite et dites au chasseur de sauter dans une voiture et d’aller les chercher de la part de M. Beulemans ; c’est très urgent.
Mais j’ai le plateau en main.
Déposez-le là… (à M. Delpierre…) Hé, Monsieur… (au téléphone…) Oui, j’écoute (à M. Delpierre.) Hé, Monsieur, prenez donc le plateau de cette fille.
Eh bien, Octavie, dépêchez-vous.
J’y vais.
Scène XVII
Allô ! allô ! mais oui, Monsieur. Voilà une heure que je vous le dis, vous êtes à la Maison des Brasseurs. Ah ! l’heure du scrutin ? Ah ! vous êtes un ami de M. Meulemeester… Parfaitement… Mais oui… mais oui, ça s’annonce très bien… Mais vous ne devez pas vous déranger… il sera certainement nommé… il est le candidat du comité… Oh ! on ne votera pas avant une heure, une heure et demie. Bonjour, Monsieur… Mais non… mais non… ça n’est rien, c’est avec plaisir… Bonjour, Monsieur… Oui, de la part de M. Holbac… je ferai bien vos compliments… autant de sa part…
Oh ! oh ! Vous êtes bien comme cela !
Vous trouvez ?
Vous n’avez jamais servi de la bière, Monsieur ?
Non, jamais…
Essayez une fois de marcher avec ça dans les mains.
Marcher, mais j’éprouve déjà toutes les peines du monde à me tenir en équilibre.
Marchez, ça ira très bien !
Je vous en prie, Mademoiselle, la plaisanterie a assez duré… débarrassez moi de ça.
Moi ? Mais ça n’est pas à moi, c’est à la servante…
Mais c’est vous qui lui avez inspiré cette infernale idée de me le fourrer dans les mains.
Cette pauvre fille ne savait qu’en faire !
Sans compter que vous m’avez enlevé la serveuse au moment précis où je l’avais chargée d’une commission…
Une commission ? Si vous voulez, Monsieur, je puis la faire.
Merci, je suppose que cette bonne va revenir bientôt.
Je ne crois pas. Elle est très occupée par la séance… Vous venez peut-être aussi pour la séance ?
La séance ? Pas du tout. Je viens pour voir mon fils, M. Albert Delpierre.
Votre fils ? M. Delpierre ? Vous êtes le père de M. Albert ?
Ouf ! je commençais à avoir la crampe.
Vous êtes le père de M. Albert ?
Oui ! vous le connaissez ?
Je suis Mlle Beulemans…
Mlle Beulemans ! Oh ! oh ! vous permettez ?
Mais non… mais non, Monsieur… je ne veux pas.
Nous avons fait connaissance d’une drôle de façon, Monsieur Delpierre, je vous demande bien pardon, vous savez.
C’est moi qui vous demande pardon. En somme, il était très amusant, le coup du plateau.
Non, il était de mauvais goût. Mais vous étiez si comique !
Il ne faut plus jamais tenir un plateau avec des verres.
Je n’y ai guère mis de bonne volonté, vous en conviendrez, Mademoiselle ; je me suis montré bougon. J’étais contrarié de ne pas avoir trouvé mon fils à la gare et de n’avoir reçu de lui qu’un mot laconique m’annonçant qu’il était appelé dans cet établissement.
Ah ! oui… mais c’est très important. Il ne pouvait pas faire autrement que de venir à la séance. Vous comprenez, père est candidat président d’honneur de la Société des Brasseries, alors tout le monde doit être là pour voter.
Il me semble pourtant qu’il n’aurait pas dû hésiter entre cette séance et l’arrivée de son père.
Vous auriez fait comme lui.
Pourquoi ?
Parce que je vous l’aurais demandé.
Ah ! c’est vous qui le lui avez demandé ?
Oui, et quand je demande quelque chose, on ne sait pas me refuser.
Vraiment ?
C’est comme ça !… Ainsi, moi je vais vous demander aussi quelque chose et vous ne me refuserez pas…
Voyons.
Je vous demande de ne pas gronder Albert, car il n’est pas allé à la gare.
Mais…
Non, il ne faut pas le gronder. Vous pouvez être sûr qu’il vous aime beaucoup, qu’il aurait voulu aller vous prendre pour vous embrasser tout de suite ; mais je lui ai dit que vous seriez le premier à le féliciter d’avoir pensé à plaire à son patron. Ne le grondez pas… si vous voulez absolument gronder quelqu’un, grondez-moi…
Eh bien, je vous gronde.
Mais à lui vous ne direz rien ?
Soit !
Alors grondez-moi plus fort.
Je vous gronde ! je vous gronde !
Et pas un mot à M. Albert !
Elle est charmante, cette petite… (haut). Je ne lui dirai rien, je vous le promets…
Vous voyez bien qu’on ne sait rien me refuser.
Charmante !
Écoutez, Monsieur Delpierre, j’ai encore quelque chose à vous demander…
Quelque chose que je ne pourrai pas vous refuser ?
Oui… Quand il vous aura bien embrassé, il vous parlera d’une affaire sérieuse.
Et vous savez ce dont il s’agit ?
Oui, nous sommes de bons amis… Il veut vous demander une permission. Si vous ne voulez pas la lui donner, il sera très triste.
Pourquoi ?
Parce que c’est une chose à laquelle il tient beaucoup, je crois…
Ah ! parlez.
Je ne peux pas vous dire quoi.
Alors il me sera difficile de vous fixer sur mon impression.
Oui… c’est vrai ! Alors je vais vous dire ce que c’est. C’est quelque chose de très sérieux. Il ne faut pas dire oui si vous ne le pensez pas… Si je vous en parle, c’est que je voudrais éviter un gros chagrin à M. Albert.
Un gros chagrin ?
Oui, écoutez-moi bien : si vous refusez de lui accorder ce qu’il vous demande, il sera très triste… Eh bien, il est possible que vous ne vouliez pas… Alors il vaut mieux partir tout de suite, sans le voir, en disant, par exemple, que vous avez reçu un télégramme de Paris qui vous rappelle d’urgence.
Mais encore… ?
Parce que, comme ça, il ne connaîtra pas tout de suite votre refus… Au lieu d’être triste, il conservera encore pendant quelques jours de l’espoir, et moi j’aurai le temps de le préparer à votre réponse, et ça lui fera beaucoup moins de peine que si vous le contrariiez brusquement.
Mais enfin, dites-moi de quoi il s’agit…
Vous me promettez, si vous ne voulez pas, de vous en aller ?
Mais…
Il faut me promettre, sinon je ne vous dis rien, et je défends à M. Albert de vous en parler… Vous promettez ?
Je promets.
Vous voyez bien qu’on ne sait rien me refuser…
Délicieuse !
Eh bien, voilà !… M. Albert…
Dites !
M. Albert m’aime et veut vous demander de demander ma main à père et mère.
Ah !
Vous refusez ? Alors, partez tout de suite. Vous l’avez promis.
Je n’ai pas dit que je refusais, mais…
Mais quoi ?
Mais vous devez me comprendre… Excusez-moi, Mademoiselle, si je vous tiens ce langage… mais enfin, je vous vois depuis un instant… mon devoir de père est d’examiner… Vous êtes charmante, mais je vous connais à peine…
Vous n’avez pas besoin de me connaître. Ce n’est pas vous qui devez me marier. M. Albert me connaît, c’est tout ce qu’il faut.
Oh ! je suis certain que vous êtes digne de lui… seulement, il est bien jeune.
Tiens ! moi aussi, je suis bien jeune.
Justement… c’est, comprenez moi…
Ta ta ! ta ! Cherchez pas des mots. Ici, chez nous, on dit tout droit ce qu’on pense. Pas besoin de vous gêner. Vous ne voulez pas ? C’est dommage, mais alors partez…
Permettez que je m’explique.
Non ! non ! il va revenir… Allez-vous-en, M. Delpierre.
Quand il sera là, je lui dirai…
Ne lui dites rien. Partez ! Ce n’est pas bien, vous m’aviez promis. Si j’avais su, je n’aurais pas parlé. Allez-vous-en ! Allez-vous-en !
Pardon, mais…
Je lui raconterai une histoire de télégramme. Monsieur Delpierre, je vous en prie… partez…
Vous me flanquez à la porte ?
Oui.
Je ne m’en irai pas sans avoir vu mon fils…
Vous allez lui faire du chagrin, Monsieur Delpierre.
Je verrai mon fils et je lui dirai que s’il croit vous aimer, que s’il est certain d’avoir trouvé son bonheur, je n’ai pas à m’opposer à ses projets. Ouf !
Ah ! vous êtes un brave homme.
Et vous, une brave jeune fille, Mademoiselle Suzanne.
Vous savez mon nom ?
Albert trouvait, dans chacune de ses lettres, le moyen de le glisser.
Il me faisait de la réclame ! C’est gentil ! Alors, c’est dit ?
C’est dit.
Vous voyez bien qu’on ne sait rien me refuser.
(À partir de ce moment le dialogue de scène se mêle à celui de la coulisse.)
Scène XVIII
MEULEMEESTER, SÉRAPHIN, MOSTINCKX, ALBERT
Les Beulemans et Meulemeester paraissent, très agités.
Messieurs, nous allons procéder à la nomination d’un nouveau président d’honneur… Deux candidats sont en présence. Le premier est M. Meulemeester.
Le deuxième est M. Beulemans.
La candidature de M. Meulemeester est présentée par le comité. Qui demande la parole ?
Moi.
C’est Séraphin.
Messieurs, le comité vous présente la candidature de M. Meulemeester, mon père ; je la recommande à vos suffrages, j’ai dit.
C’est tout !
Quelqu’un demande encore la parole ?
Moi !
M. Albert Delpierre, de Paris, a la parole.
C’est M. Albert !
Messieurs, Monsieur le Président a dit en me donnant la parole : Monsieur Delpierre de Paris. Oui, de Paris, je suis venu, mais à Bruxelles, je reste (Bravos). Maintenant, je sens que je suis un enfant de la capitale. Eh bien, Messieurs, je veux… je voudrais… euh ! euh !… excusez si je tombe trop court de mes mots, mais c’est parce que je veux dire mon cœur droit dehors et que l’émotion, on ne sait pas la contre (Bravos). Je vais vous dire ce que je pense du brave et honnête M. Beulemans. (Bravos.)
Comme il parle bien !
C’est mon fils ?
Oui.
Ce n’est pas besoin de vous rappeler sa carrière. Qu’est-ce qu’il était quand il a commencé ? Il était dans le tiroir d’en dessous. Maintenant il est d’une bonne bourgeoisie. Il vit heureux avec sa dame et sa demoiselle. (Bravos.)
C’est mon fils ?
Il est bien, hein !
Enfant du peuple, il s’est élevé par la force de son travail et de sa volonté jusqu’au plus haut échelon de la brasserie (Bravos) et de là il peut contempler, dédaigneux et fier, sans faux orgueil les vains efforts de la concurrence étrangère en tenant haut et ferme l’étendard de la bière nationale.
Quel tribun !
Hortense, votre mouchoir ?
Je n’en ai qu’un et il est mouillé.
Si vous le nommez, Messieurs, vous ne vous en regretterez pas. Avec lui pas de vaines paroles, pas d’eau bénite de cour ! Klappen zyn geen oorden !
Il a été bien, n’est-ce pas, père ?
Magnifique !
Père, mère, M. Delpierre est ici.
Albert, son père ?
Oui.
Ah ! Monsieur Delpierre ! Quel discours ! quel talent ! quelle …ostracisme ! Remerciez Dieu, Monsieur Delpierre, remerciez Dieu et Mme Delpierre d’avoir donné le jour à un pareil enfant. Vous avez entendu ? Jamais je n’oublierai, jamais… « Enfant du peuple, il a grimpé par la volonté de sa force sur la plus haute échelle de la brasserie en tenant dans sa main l’étendard de la bière nationale ! » C’est magnifique !
Messieurs, le scrutin a désigné M. Beulemans comme président d’honneur, à 70 voix de majorité.
Ah ! ah !
Monsieur Beulemans, vous êtes nommé. L’assemblée veut vous faire une ovation.
J’y vais.
Je vais avec.
Scène XVII
Comme il est content, n’est-ce pas ?
Papa !
Dans mes bras, Mirabeau de la brasserie nationale ! Ils sont si fiers de toi que je ne t’en veux plus.
Messieurs, de tout mon cœur, je vous remercie (Tonnerre d’acclamations) et j’ose vous dire que mon ami Albert avait raison quand il vous promettait que je saurais tenir sur l’échelle le drapeau, le drapeau, euh… euh… oui, enfin comme il a dit.
je crois que voilà un drapeau dont on parlera longtemps.
Ah ! papa, si tu savais comme cette phrase stupide me fait du bien.
Oui, je m’en doute.
Comment, tu t’en doutes !
Monsieur Albert, je lui ai tout dit.
Et vous consentez ?
Ne fût-ce que pour ta gloire oratoire et puis, surtout, parce qu’elle est charmante.
Merci, papa !
Oh ! merci, Monsieur.
Appelez-moi, papa.
Papa !
Scène XVIII
Albert, venez dans mes bras ! Vous avez causé comme un avocat. Je vous donnerai de l’augmentation. Monsieur Delpierre, comme vous avez pu l’entendre, votre fils a été à bonne école, il ira loin, je vous le promets ; et à partir d’aujourd’hui, il n’est plus seulement mon collaborateur, mais mon associé. Je le considère comme mon propre enfant.
Peut-être pas autant qu’il le désirerait.
Comment ?
Son éloquence, Monsieur Beulemans, est un miracle de l’amour.
Qu’est-ce que vous dites ?
Oui, il aime Mlle votre fille et pour lui je vous demande sa main.
Embrassez-moi, Albert !
Beulemans, rendez-moi mon mouchoir.
Et embrassez votre fiancée !
C’est une sérénade pour moi !