ACTE 1er


Scène I


La scène représente le bureau de l’établissement de « Bières en bouteilles Beulemans ». Suzanne et Albert sont installés devant un haut pupitre à double face. Suzanne dépouille la correspondance ; Albert inscrit, sous sa dictée, des commandes.
Au mur des pancartes : « Beulemans, seul Dépositaire du Stout Glascow ».
Sur une table, un peu avant le pupitre, un appareil téléphonique.
À gauche, entre la porte d’entrée et le bureau, règne un comptoir à planchette mobile.


SUZANNE

Trois douzaines de « Petite bavière », à l’Ange déchu, rue des Visitandines, 12… Quatre fois vingt-quatre « Petite bavière », au Cheval de Bronze, rue des Foulons.

ALBERT

Le Cheval de Bronze devient un bon client.

SUZANNE

C’est malheureusement un mauvais payeur… Quand on apporte la marchandise, c’est toujours bon… Quand on vient avec la facture, il n’y a personne à la maison… (Dictant) Trente siphons pour le Lapin Bleu.

ALBERT

M. Beulemans est trop tendre vis-à-vis de ses débiteurs.

SUZANNE

Och, père est si bon. Il se laisserait prendre le pain dans la bouche…

ALBERT

Certainement.

SUZANNE

Et il donnerait encore du beurre au-dessus du marché…

La sonnerie du téléphone retentit. Albert prend le cornet.
ALBERT

Allô ! Maison Beulemans. J’écoute… M. Beulemans ? il est au magasin pour le moment, mais Mlle Beulemans est là.

SUZANNE
prenant le cornet

C’est Monsieur Séraphin ? Allô ! Bonjour Monsieur Séraphin. Vous voulez parler père ? Père est en bas… il jette un œil sur les camionneurs… Est-ce que vous avez du neuf ? Ah !… Ah !… c’est bisquant… Oui, c’est ça… venez le dire vous-même dans l’heure de midi… Au revoir, Monsieur Séraphin.

Elle remet le cornet, visiblement contrariée, elle regarde Albert qui attend avec une légère anxiété ; elle secoue tristement la tête.
ALBERT

Non ? Rien ?…

SUZANNE

Le Comité est venu ensemble hier soir… et il a choisi M. Hebbelinckx comme président d’honneur…

ALBERT

Cette nouvelle va vivement contrarier M. Beulemans.

SUZANNE

Lui, c’est encore rien. Mais, elle, va jouer sur sa patte !

ALBERT

Qui, elle ?

SUZANNE

Mère, tiens !… Elle ne sait pas le laisser cinq minutes tranquille avec ça : Eh bien, pour quand c’est donc ? Quand c’est que vous serez enfin Président d’honneur de la Société mutuelle des Employés et ouvriers de Brasserie ? Quand c’est que vous aurez aussi un peu de prestige ? Et lui fait ce qu’il peut, vous savez… Il paie des verres à tout le monde, il donne la main à tous les ouvriers… il a promis un drapeau… enfin, il fait tout ce qu’il peut… et mère est tout le temps en train de lui dire qu’il ne sait rien faire… C’est pourtant une si bonne femme, vous savez !

ALBERT

Mme Beulemans est charmante. Qui n’a pas ses petits moments de mauvaise humeur ?

SUZANNE

C’est aussi comme ça chez vos parents, à Paris ?

ALBERT

Non… pas tout à fait…

SUZANNE

Monsieur votre père n’aime peut-être pas d’être président d’honneur ?

ALBERT

Non.

SUZANNE

Et Madame votre mère non plus ?

ALBERT

Non plus…

SUZANNE

Mais ce sont quand même de braves gens ?

ALBERT

Je vous en réponds, Mademoiselle Suzanne.

SUZANNE

Vous les aimez bien, hein ?

ALBERT

Je les adore.

SUZANNE

Moi aussi j’aime bien les miens. Ils sont très gentils. Père est quelquefois difficile pour la besogne.

ALBERT

J’en sais quelque chose…

SUZANNE

Oh ! il y a déjà longtemps qu’il ne vous a pas fait d’observations.

ALBERT

C’est que je n’en mérite plus.

SUZANNE

Ça, c’est à voir.


Scène II

Les Mêmes, BEULEMANS.
BEULEMANS
un papier à la main, il est furieux.

C’est tout de même embêtant ! Il y a tous les jours des réclamations.
(Se tournant vers Albert) Tous les jours, vous faites une nouvelle gaffe.

ALBERT

Pardon, Monsieur Beulemans, je… (Il prononce Beul-mance.)

BEULEMANS

Beul-mance ! Je suis Beulemans ! Vous êtes toujours à faire des patatis et des patatas, à pincer le français, à faire des compliments parisiens et pendant ce temps on néglige les affaires. (À part) Je n’aime pas ce garçon.

ALBERT

Enfin, patron, qu’est-ce que j’ai fait ?

BEULEMANS

Stoefs avait demandé cent bouteilles de stout, vous lui avez envoyé cinquante bouteilles de groseille.

ALBERT

Je crois cependant ne pas m’être trompé. Je vais consulter le bulletin de commande.


BEULEMANS

Regardez ! Regardez !… Un client ne réclame pas quand c’est pas besoin, n’est-ce pas ? Non, fils, croyez-moi, surveillez un peu mieux les affaires, prenez exemple sur ma fille. Je suis seul dépositaire, pour la Belgique, du Stout « Glascow »… c’est quelque chose ! Il faut pas jouer avec ça. Ce n’est tout de même pas parce que je suis en correspondance avec votre père et qu’il m’a demandé pour vous une place dans mes bureaux pour apprendre le commerce belge que vous devez tout flanquer en l’air. Vous avez fait une grosse gaffe.

Pendant ces reproches, Albert a compulsé une liasse de papiers pour trouver le bulletin de commande. Suzanne l’a suivi des yeux attendant impatiemment le résultat de ces recherches. Albert trouve le bulletin. Suzanne fait de la tête : Eh bien ? Albert répond du geste : Je me suis trompé. Il va parler à M. Beulemans, mais Suzanne le retient d’un signe.
SUZANNE

Père, maintenant je me rappelle, c’est moi qui m’ai trompée… J’ai cru que le stout était pour Stevens et le groseille pour Stoefs.

BEULEMANS

Ah !… Mais il aurait dû quand même voir ça !

SUZANNE

Non ! C’est le jour où vous l’avez envoyé à la banque.

BEULEMANS

Oui ?… Mais quand même il ne fait pas attention…


Scène III

Les Mêmes, MOSTINCKX.
À l’entrée de Mostinckx qui se présente au comptoir,
Albert se lève pour te recevoir.
MOSTINCKX

C’est pour une commande… Si ça ne vous fait rien, j’aime mieux le faire avec Mademoiselle… Je suis habitué sur elle…

(Albert reprend son siège. Suzanne va au client, s’occupe de lui. Beulemans a entendu, il considère Albert avec un sourire de pitié, puis s’approche du jeune homme et, comme un sarcasme, lui jette à voix basse :
BEULEMANS

Vous voyez, n’est-ce-pas ? (puis, avec dignité, s’éloigne, disant à part :)
Je n’aime pas ce garçon.


Scène IV

SUZANNE, MOSTINCKX, ALBERT.
SUZANNE
(au client).

C’est compris, Monsieur Mostinckx. Demain à une heure de relevée, étiquette verte avec bouchon caoutchouc… Oui, oui, Monsieur Mostinckx.

MOSTINCKX

Alors, comme nous avons dit, n’est-ce pas ? Au revoir, Mademoiselle.

SUZANNE

Au revoir, Monsieur Mostinckx, merci !

MOSTINCKX

Vingt-quatre de l’une et vingt-quatre de l’autre et la facture acquittée.

SUZANNE

Oui ! Oui ! Monsieur Mostinckx, au revoir, Monsieur Mostinckx, merci.

(Mostinckx sort.)

Scène V

SUZANNE, ALBERT.
SUZANNE

Allez ! Allez ! Monsieur Albert, si vous croyez que ça fait quelque chose. Un client qui travaille avec moi, c’est de la besogne en moins pour vous, n’est-ce pas ? Et puis, père est ennuyé à cause de la société, et mère, ça il ne faut pas dire, elle ne s’occupe presque pas de vous.

ALBERT

Ah ! Si vous n’étiez pas là, mademoiselle, je vous jure bien qu’il y a longtemps… Je ne suis pas un petit commis qui attend après ses maigres appointements. Mon père m’a envoyé en Belgique, chez M. Beulemans, comptant que j’y trouverais au moins des égards.

SUZANNE

Ta ! ta ! ta ! ta ! Est-ce que je n’ai pas d’égards pour vous ? Eh bien, moi c’est le principal. Je veux que vous restez ici… jusqu’à la fin de votre année.


Scène VI

Les Mêmes, ISABELLE.
ISABELLE

Mademoiselle, la soupe est servie.

SUZANNE

Déjà midi ! Oui, j’arrive… Allez, Monsieur Albert,… il est midi passé… Prenez votre chapeau… Allez dîner… et revenez le plus tôt possible…, il y a beaucoup d’ouvrage pour cet après midi.

Elle lui prend la main, lui sourit et sort.

Je n’aurai même pas le temps de prendre ma leçon de piano.

Albert la suit des yeux, visiblement ému, et prend son chapeau. Au moment où il est à la porte, éclate, dans la salle à manger, un grand bruit de querelle. Albert secoue la tête, hausse les épaules et sort.

Scène VII

M. BEULEMANS, Mme BEULEMANS, SUZANNE
Les bruits de voix se sont apaisés un moment. Mais ils reprennent tout à coup plus formidables. Ce sont des rafales. On entend Beulemans qui crie.
BEULEMANS
(en coulisses).

Mais je ne sais pas, j’attends des nouvelles !


Mme BEULEMANS
(en coulisses).

Vous auriez dû aller en chercher… Vous êtes là comme une moule…

BEULEMANS

Et puis… et puis… je m’en fous !

La porte s’ouvre, parait Beulemans une assiette garnie, une fourchette et un couteau à la main.

On ne sait même pas manger tranquille ici.

SUZANNE
(en coulisses).

Père !

Mme BEULEMANS
(en coulisses).

Laissez-le seulement aller.

Beulemans s’installe au bureau avec son assiette. Il découpe sa viande en d’innombrables fragments, il casse ses pommes de terre tout en grommelant et mange.

Scène VIII

M. BEULEMANS, SUZANNE puis Mme BEULEMANS
SUZANNE

Allez, père…

BEULEMANS

Quoi ?

SUZANNE

Venez à table, c’est bête !…

BEULEMANS

Ce qui est bête, c’est qu’on ne sait pas manger à son aise ici… Il faut tout le temps discuter et crier, et quand on crie, on oublie de mâcher… et on avale des gros morceaux… et ça est mauvais pour l’estomac.

SUZANNE

Mais enfin, elle ne vous a rien dit, père.

BEULEMANS

Naturellement ! Vous tirez avec elle. Vous êtes toujours à deux contre moi…

SUZANNE

Ça n’est pas juste ce que vous dites, père ; je n’ai rien dit… Et puis mère aussi me dit que je tire avec vous… Ça prouve bien que je ne tire avec personne… Je suis assez triste de toutes ces ruses.

BEULEMANS

Si vous croyez que ça m’amuse ! Je sais bien que je ne suis pas président d’honneur ! Eh bien ! je ne suis pas président d’honneur, voilà tout… Elle n’a qu’à tâcher de se faire nommer…

SUZANNE

Écoutez, père… venez…

BEULEMANS

Je suis très bien ici.

SUZANNE

Mère a promis qu’elle ne parlerait plus de ça.

BEULEMANS

Elle a promis… je connais ça !… Le jour de notre mariage elle m’a aussi promis obéissance… Elle a promis !…

SUZANNE

Non, mais maintenant c’est sérieux… elle ne dira plus un mot… (Elle prend l’assiette) Venez, père…

BEULEMANS
(cédant).

Oui, mais vous me jurez que c’est fini ?

SUZANNE

Oui ! oui !

Mme BEULEMANS
(paraissant).

Oui ou non ? Est-ce que vous venez à table, président ?

BEULEMANS
(reprenant l’assiette, furieux).

Non ! Et filez ! Sinon !… (Un vague geste de menace.)

Mme BEULEMANS
(que Suzanne essaie d’entraîner, très calme).

Oui !… Ça je voudrais voir ?…

BEULEMANS

Oui… j’ai peur !

Mme BEULEMANS

C’est alors que ce serait fini entre nous.

BEULEMANS

Vous allez me donner envie.

SUZANNE

Allez, père ! Allez, mère ! Qu’est-ce que la servante va dire ?

BEULEMANS

Oui, elle doit être bien étonnée, depuis deux ans que ça dure… Écoutez, ça ne peut pas continuer à durer… J’irai chez l’avocat…

Mme BEULEMANS

Eh bien, oui ! chez l’avocat… il vous dira ce qu’il pense de vous. En tous cas, puisque vous refusez de venir à table, c’est plus besoin de faire à dîner. Demain, Suzanne et moi, nous mangerons des pistolets avec du jambon…

BEULEMANS

Je veux bien !… J’ai de l’argent, j’irai au restaurant, et vous savez, fileke… des repas fins avec toutes sortes de choses… Potage Saint-Germain, macaroni à la Napolitaine, choucroute de Strasbourg et pain perdu… Je vous en rapporterai, Suzanne…

Mme BEULEMANS

Ça je sais… vous ne pouvez mal de vous laisser manquer de quelque chose… mais on saura aussi tirer son plan ! Est-ce que vous venez, oui ou non ?

BEULEMANS
(Administrant un fameux coup de poing à la table, tandis que Mme BEULEMANS recule effrayée).

Non !…

Mme BEULEMANS

Venez, Suzanne… On va manger… (Elle embrasse sa fille.) Salut, Monsieur le Président d’honneur !…

Elle sort avec Suzanne, qui appelle encore son père du geste.

Scène IX

BEULEMANS, puis SÉRAPHIN.
Beulemans se promène très agité, regagne le comptoir, se place devant son assiette, la repousse, déplie son journal et lit.
SÉRAPHIN
(entrant de gauche après avoir soulevé la planchette mobile du couloir).

Bonjour, Monsieur Beulemans.

BEULEMANS

Ah ! c’est vous, Séraphin ?

SÉRAPHIN

Tiens, vous dînez ici ?

BEULEMANS

Oui, il fait un peu trop chaud dans la salle à manger… Vous avez du neuf ?

SÉRAPHIN

De la société ?… Oui.

BEULEMANS

Eh bien ? Des bonnes nouvelles ?

SÉRAPHIN

C’est comme on veut. Ce sont de bonnes nouvelles pour Hebbelinckx et de mauvaises nouvelles pour vous…

BEULEMANS

Je ne suis pas nommé ?

SÉRAPHIN

Non.

BEULEMANS

Vous avez pourtant défendu ma candidature.

SÉRAPHIN

Ça est sûr.

BEULEMANS

Eh bien ?

SÉRAPHIN

On m’a demandé vos titres.

BEULEMANS

Qu’est-ce que vous avez répondu ?…

SÉRAPHIN

Je n’ai rien répondu.

BEULEMANS

Pourquoi vous n’avez pas répondu ?

SÉRAPHIN

Parce que je ne savais pas quoi répondre.

BEULEMANS

Alors… je n’ai pas de titres ?… Vous n’avez pas dit que je suis le seul dépositaire en Belgique du Stout « Glascow » ?

SÉRAPHIN

Je l’ai dit… Mais Hebbelinckx est dépositaire de deux marques de Scotch.

BEULEMANS

Vous n’avez pas dit que j’ai trois employés et une comptable ?

SÉRAPHIN

Je l’ai dit… Mais Hebbelinckx a aussi une dactylographe.

BEULEMANS

Vous n’avez pas dit que j’ai dix camions à deux chevaux ?

SÉRAPHIN

Je l’ai dit… Mais Hebbelinckx a dix camions-automobiles.

BEULEMANS

Vous n’avez pas dit que je suis décoré d’Isabelle la Catholique ?

SÉRAPHIN

Je l’ai dit… Mais Hebbelinckx a le Christ du Portugal, et ça est rouge.

BEULEMANS

Et puis, j’ai de la popularité dans la société.

SÉRAPHIN

Ça est vrai… vous êtes populaire… On a voté… Ça allait très bien… On entendait tout le temps : Hebbelinckx 1 voix… Beulemans, 5 voix… Hebbelinckx, 3 voix… Beulemans, 6 voix… Mais alors est arrivé un paquet de bulletins pour Hebbelinckx. C’était comme aux élections législatives : Wolverthem, libéraux 53 voix ; catholiques… paf ! 7359 voix ! C’est Wolverthem qui vous a mis dedans, Monsieur Beulemans… Je pense que ça va faire de la peine à Mme Beulemans…

BEULEMANS

Ça est sûr ! Mais c’est une brave femme… Elle sait si facilement se faire une raison.

SÉRAPHIN

Ça vaut mieux.

BEULEMANS

Je crois tout de même que vous avez mal conduit la campagne.

SÉRAPHIN

Je vous assure que je me suis bien dévoué. Depuis quinze jours, je suis saoûl tous les soirs.

BEULEMANS

Vous n’avez fait que votre devoir, puisque vous devez être mon beau-fils.

SÉRAPHIN

Tiens donc !… Mais je ne vois pas Suzanne.

BEULEMANS

Elle est dans la salle à manger.

SÉRAPHIN

Avec Mme Beulemans ?

BEULEMANS

Nature…

SÉRAPHIN

Le fransquillon n’est pas là ?

BEULEMANS

M. Albert ? Mais non… Il y a longtemps qu’il ne mange plus ici. J’ai eu un jour des mots avec ma femme devant lui… ça l’a embêté. Il a demandé de ne plus venir.

SÉRAPHIN

Un faiseur d’embarras… Je suis content qu’il ne mange plus ici. Je trouve qu’il est déjà assez autour de Suzanne, comme ça.

BEULEMANS

Comment, autour de Suzanne ?

SÉRAPHIN

Oui, ici, dans le bureau.

BEULEMANS

Ils doivent travailler ensemble… Je ne peux pourtant pas le mettre sur le trottoir.

SÉRAPHIN

Je sais bien… mais ça m’embête… Je suis un peu jaloux… Vous devez bien comprendre… vous avez aussi été jeune dans le temps.

BEULEMANS

Vous êtes bête. Vous ne devez pas avoir peur de ce gamin.

SÉRAPHIN

Je dis ce que je dis, je sais ce que je sais et je vois ce que je vois.


Scène X

Les Mêmes, Mme BEULEMANS, SUZANNE
Mme BEULEMANS

Mais oui, je vous le disais bien… c’est Séraphin… Bonjour, Séraphin ; ça va bien ? Vous avez déjà dîné ? Vous avez des nouvelles de la société ?

SÉRAPHIN

Oui, ça n’a pas été.

Mme BEULEMANS

Oh ! c’est dommage… mais enfin, ce sera pour une autre fois ! Beulemans est philosophe, il se fait facilement une raison, hein, pèreke ?

Elle hausse les épaules avec mépris et fait à son mari une grimace de pitié, sans se faire remarquer de Séraphin.

Mais ne restez pas ici, Séraphin… venez… Une fine ?

SÉRAPHIN

Je n’ai qu’une minute.

Mme BEULEMANS

Ça ne fait rien…

(À Beulemans.)

Pèreke, venez prendre votre pousse-café…

Ils entrent dans la salle à manger.

Scène XI

ALBERT, puis SÉRAPHIN.


Albert entre, accroche son chapeau au portemanteau et prend place à son pupitre. — Un temps. — Séraphin parait. Il voit Albert qui le salue légèrement de la tête. Il ne répond pas, se dirige vers la porte de sortie devant laquelle il s’arrête, puis revient.
SÉRAPHIN

Quel beau temps, hein ! Hier il a encore plu. Espérons que ça saura continuer.

ALBERT

Quoi, la pluie ?

SÉRAPHIN
(Rires.)

Non, le beau temps. Monsieur Albert… Je voudrais vous dire quelque chose.

ALBERT

À moi, Monsieur ?

SÉRAPHIN

Oui, à vous.

ALBERT

Je vous écoute.

SÉRAPHIN

Je n’irai pas par cinq chemins, car vous savez, nous autres, à Bruxelles, on n’est peut-être pas de beaux phraseurs, mais on dit tout droit dehors ce qu’on pense… Eh bien, voilà… Je ne vous connais pas depuis très longtemps… Vous dire que j’ai beaucoup de sympathie pour vous… ça, je mentirais… Je sais que vous ne m’avez jamais rien fait, mais enfin, c’est des choses qu’on ne sait pas expliquer. Demandez à un chat pourquoi il n’aime pas un chien et à un chien pourquoi il n’aime pas un chat, ils ne sauraient pas vous répondre, n’est-ce pas ? Mais ça n’empêche pas qu’un chat peut estimer un chien et un chien peut estimer un chat !

ALBERT

Cela me paraît puissamment raisonné !

SÉRAPHIN

Monsieur Albert, j’ai un service à vous demander.

ALBERT

Allez-y.

SÉRAPHIN

Mais pour ça, il faut que je vous fasse le confident d’une affaire confidentielle et très grave. C’est à propos de mon mariage.

ALBERT

Alors je vous prie de vous en tenir là. Je ne veux d’aucune manière être mêlé à votre mariage. Votre petit préambule, où vous vous être montré hérissé de toutes vos mauvaises intentions à mon égard, me met tout à fait à l’aise pour vous dire que, moi non plus, je ne me sens nullement attiré vers vous. Par conséquent, cherchez quelqu’un de vos amis qui puisse me remplacer en cette occurrence.

SÉRAPHIN

C’est impossible !… sans ça.

ALBERT

Comment ?

SÉRAPHIN

Oui, c’est impossible ; parce que mes amis sont de bons garçons, mais ils ne sauraient jamais tenir leur langue… tandis que vous… Je ne vous aime pas, mais je sens que vous êtes un honnête homme et capable de garder un secret.

ALBERT

Ce qui vous met tout à fait à l’aise pour commettre un abus de… votre confiance.

SÉRAPHIN

Si vous voulez.

ALBERT

Oui, mais je ne me laisserai pas faire…

SÉRAPHIN

Si, parce que c’est pour une bonne action.

ALBERT

C’est assez inattendu… Vous avez une façon très pittoresque de demander un service.

SÉRAPHIN

Monsieur Albert, je vais me marier… j’ai beaucoup de goût pour Mlle Suzanne.

ALBERT

Et puis elle a une jolie dot…

SÉRAPHIN

Oui. Eh bien, avant que je la marie, je dois régulariser une situation… J’ai une bonne amie.

ALBERT

Mon Dieu…

SÉRAPHIN

Oui… Mais j’ai aussi un enfant avec ma bonne amie…

(Un temps.)

Mon Dieu…

ALBERT

Oui…

SÉRAPHIN

Et comme je ne suis pas de ceux qui, quand ils glissent sur quelque chose, ne se retournent pas… je ne voudrais pas que ce petit qui n’a rien fait pour ça tombe dans la misère… Alors, n’est-ce pas, j’ai pensé que vous, Monsieur Albert, vous pourriez aller trouver Anna…

ALBERT

Anna ?

SÉRAPHIN

Oui, c’est Anna… Et lui proposer un petit arrangement et, comme vous parlez bien, n’est-ce pas, — oui, oui, vous parlez bien, — vous pourriez la consoler… et comme ça il n’y aurait pas de scandale ; je serais bien tranquille et personne pourrait dire que Séraphin Meulemeester n’a pas fait tout son devoir.

(Un temps.)
ALBERT

C’est tout ?

SÉRAPHIN

Oui, c’est tout…

ALBERT

Monsieur Séraphin Meulemeester, je ne me charge pas de cette mission.

SÉRAPHIN

Comment ?

ALBERT

Non. Oh ! pas à cause de vous, pas à cause de Mlle Anna… non pas que je me permette d’apprécier votre conduite, de vous blâmer ou de vous approuver, mais parce que Mlle Suzanne est la seule personne, ici, pour laquelle j’ai quelque sympathie. Elle est la seule qui m’ait accueilli aimablement, sans ironie et sans ce mépris que vous même vous affectez, même lorsque vous me demandez un service. Je crains donc qu’un mariage entre elle et vous, consommé sous d’aussi heureux auspices, ne soit pas un bonheur qu’elle mérite. Je ne désire donc en rien, aussi faiblement que ce soit, le faciliter pour ma part.

SÉRAPHIN

Vous n’allez pas lui dire, n’est-ce pas ?

ALBERT

Rassurez-vous, Monsieur. Je suis de cette sorte de chats qu’un chien comme vous peut ne pas aimer, mais qu’il doit estimer. Je ne ferai rien pour vous, mais je ne me servirai contre vous d’aucune arme déloyale. J’ai été, malgré moi, dans cette affaire, votre confident, mais je n’en respecterai pas moins votre secret.

SÉRAPHIN

Oui, vous dites ça…

ALBERT

Je le dis et je le ferai.

SÉRAPHIN

Alors, M. Albert a un œil sur Mlle Beulemans ? Je m’en doutais. Mais soyez tranquille, ça n’est pas du spek pour votre bec… Vous aurez beau prendre votre air d’en avoir deux, c’est moi qui marierai Mlle Suzanne Beulemans. Et puisque vous ne voulez pas arranger la situation d’Anna et de son enfant, ils n’auront qu’à tirer leur plan. Moi, j’aurai fait ce que je devais. Seulement, rappelez-vous, M. Albert Delpierre de Paris, que toutes les belles phrases que vous pourrez dire à Suzanne, ça ne servira à rien… car ce n’est pas les oiseaux qui sont plus beaux plumes qui chantent le meilleur ! Vous m’avez bien compris ? J’ai Suzanne, je la garde. Un tiens vaut mieux que deux tu n’auras pas. Alors je fais attention.

ALBERT
(à part).

Imbécile !


Scène XIII

Les Mêmes, SUZANNE
SUZANNE

Ah ! vous êtes encore là, Séraphin ?

SÉRAPHIN

Oui, je causais Monsieur… Au revoir, Suzanne.

SUZANNE

Ah ! je suis contente que vous êtes de bons amis… Qu’est-ce que vous disiez ?

ALBERT

Des choses banales… Nous parlions de la pluie et du beau temps…

SÉRAPHIN

Oui… je crois qu’il va dracher.

SUZANNE

Est-ce que vous voulez un parapluie ?

Allant au pupitre où se trouve déjà Albert.
SÉRAPHIN

Non, les parapluies c’est toujours la même chose… je pars avec, et quand je reviens je ne l’ai plus, ou, si j’en ai un, c’est un parapluie contraire.

SUZANNE

Si vous le perdez, ça ne fait rien ; je vous donnerai un vieux.

SÉRAPHIN

Et puis, c’est tout de même presque de la même bourse, n’est-ce pas ?

SUZANNE
distraite.

De la même bourse ?

SÉRAPHIN

Mais oui, puisque je dois vous marier.

ALBERT
(à Suzanne).

Que faut-il répondre à cette lettre ?

SUZANNE

Ne vous donnez pas la peine.

SÉRAPHIN

Et que nous devons vivre ensemble…

SUZANNE
(lisant la lettre).

Ce M. Bataille est tout de même un drôle… Hier il dit que c’est bon, aujourd’hui il dit que ce n’est plus bon.

SÉRAPHIN

… Et que nous devons vivre ensemble…

SUZANNE

Je vais répondre que nous faisons pour un bien et que s’il n’est pas content, il n’a qu’à le dire.

SÉRAPHIN

… Et que nous devons vivre ensemble… alors, ça ne viendra tout de même pas sur un parapluie.

SUZANNE
(distraite, mais souriante).

Oui, oui.

SÉRAPHIN

Oui, oui, et vous n’écoutez même pas ce que je dis.

SUZANNE

Moi ?

SÉRAPHIN

Oui ! Quand M. Albert est là avec ses manières de Parisien… moi je ne suis plus rien.

SUZANNE

Oui, mais non, Séraphin, qu’est-ce que ça signifie ?

SÉRAPHIN

J’avais raison de le dire tout à l’heure : il est toujours à tourner autour de vous et vous aimez ça.

SUZANNE
(quittant le bureau).

Je comprends maintenant de quoi vous avez causé à vous deux. Venez un peu par ici, Monsieur Albert… Venez un peu par ici, Séraphin… Des cancans, ça je ne veux pas. Je dois vous dire, Séraphin, que c’est assez honteux ce que vous faites là. Mais enfin, tous les hommes sont comme ça. Seulement chez moi ça doit être tout droit dehors. — Monsieur Albert, je crois que vous êtes un bon garçon… mais on ne sait jamais… Vous ne m’avez jamais rien dit de vexant, vous n’avez jamais rien fait de malhonnête… Je crois même que si vous étiez un tripoteur, comme il y en a beaucoup, vous auriez déjà mis votre main sur mon bras pour me pincer ou vos pieds sur mes pieds, en dessous du pupitre. En tout cas, si vous avez de mauvaises intentions, vous n’avez qu’à les inscrire sur votre ardoise et les essuyer avec une loque à reloqueter. Je suis la fiancée de Séraphin et tant que je serai la fiancée de Séraphin les autres pourront danser… Vous, Séraphin, je ne vous ai jamais dit que je vous aime. Je vous aime peut-être ; peut-être, je ne vous aime pas. Ça, moi je le sais… Mais je suis votre fiancée et ça je veux qu’on respecte. Mais ce que je ne veux pas, c’est de la jalousie et des reproches… Je ne suis pas une de la sorte, vous savez… Encore une fois des manières de ce genre et vous pouvez prendre vos cliques et vos claques… Voilà… C’est compris ? Maintenant vous pouvez continuer… Je dois aller sur mon bureau…

SÉRAPHIN
(abasourdi).

Au revoir, Suzanne. — Monsieur…

Albert ne répond pas. Séraphin tort.

Scène XIII

SUZANNE, ALBERT
SUZANNE
(au pupitre)

En voilà des manières !

ALBERT

Mais…

SUZANNE

Il est déjà plus d’une heure et demie.

ALBERT

Oui…

SUZANNE

Et il y a beaucoup d’écritures à faire.

ALBERT

Beaucoup.

SUZANNE

Vous ne venez pas ? Père pourrait arriver.

ALBERT

Tant mieux, je désire voir M. Beulemans.

SUZANNE

Il n’a pourtant pas l’habitude de vous dire des choses agréables.

ALBERT

Cette fois, c’est moi qui parlerai. Mademoiselle Suzanne, il faut que je m’éloigne.

SUZANNE

Monsieur Albert, ça ne va pas recommencer ?

ALBERT

Hélas ! ça recommence trop souvent. Vous avez entendu M. Séraphin — Séraphin !…

SUZANNE

Mais il a raison, ce garçon, s’il est jaloux.

ALBERT

Vous-même, sans vous en douter, vous m’avez dit des choses terribles.

SUZANNE

Terribles ? Mais non, j’ai dit des choses naturelles ; je n’ai peut-être pas très bien causé… mais on cause comme on peut ; je ne suis pas une Parisienne, moi.

ALBERT

Vous m’avez dit des choses que je ne méritais pas. Vous avez prononcé des mots dont le souvenir viendrait gâter le délicieux plaisir de nos tête-à-tête… Je me dirais sans cesse : elle retire le pied pour que je n’y pose pas le mien, elle se méfie de moi.

SUZANNE

C’était pour rire…

ALBERT

Laissez-moi partir, Mademoiselle. Vous n’ignorez pas que depuis longtemps je suis hanté par l’idée de rentrer à Paris. Il y a Mme Beulemans, il y a M. Beulemans, M. Séraphin… Séraphin !…

SUZANNE

Je ne veux pas, monsieur Albert.

ALBERT

Non, croyez-moi, laissez-moi partir. Cette hostilité finit par m’être à ce point pénible que je ne puis plus la supporter. Et je ne la rencontre pas seulement chez votre père, chez votre mère, chez M. Séraphin, mais même chez des gens à l’indifférence desquels j’espérais pouvoir prétendre. Plus je m’efforce d’attirer vers moi les sympathies, plus je vois que je suis irrémédiablement antipathique…

SUZANNE

Mais non !…

ALBERT

Mais si… Tenez, un exemple : Tout à l’heure, j’ai rencontré dans l’escalier Isabelle, votre bonne ; elle était chargée de deux seaux d’eau remplis jusqu’au bord ; à chaque pas qu’elle faisait, l’eau menaçait de déborder. Pour rendre sa corvée moins pénible, je pris un des seaux et je le montai jusqu’au palier.

SUZANNE

Eh bien ?

ALBERT

Elle me remercia, puis elle eut un indéfinissable sourire de mépris que je perçus au vol.

SUZANNE
(moqueuse).

Isabelle vous a brisé le cœur ?

ALBERT

Mais non, Isabelle ne m’a pas brisé le cœur ? mais je surpris chez cette brute cet aspect dédaigneux avec lequel on accueille ici mes meilleures intentions,

SUZANNE

Je vous assure que vous vous trompez. Enfin, voyons, qu’est-ce que vous avez dit à cette bonne quand elle vous a remercié ?

ALBERT

Oh ! je ne sais pas, moi ! Je lui ai dit : « De rien de rien… C’est la moindre des choses… »

SUZANNE

Ah ! voilà ! en parlant à Isabelle, il fallait dire : « Och ! laissez seulement, ce n’est rien de porter un sé-au ! »

ALBERT

Qu’est-ce que vous dites ?

SUZANNE

Je dis : « Och ! laissez seulement, ce n’est rien de porter un sé-au !… »

ALBERT

Ah ?

SUZANNE

Mais oui ; vous parlez à ces gens un langage qu’ils ne comprennent pas… Alors ils s’imaginent que vous êtes un poseur. Parlez comme nous.

ALBERT

Comme vous, mon Dieu, je voudrais bien, mais comme eux, il me semble que ça ne passerait pas.

SUZANNE

Mais si, mais si !… Tenez, comment me diriez-vous, si vous étiez M. Séraphin, que je vous plais…

ALBERT

Mon Dieu…

SUZANNE

Allez ! allez !

ALBERT

Je vous dirais : Mademoiselle Suzanne (hésitant). Si vous croyez que c’est facile, comme ça, à l’improviste…

SUZANNE
(riant).

Eh bien, imaginez que vous me fassiez l’aveu de votre tendresse pour une autre, pour une jeune fille que vous auriez laissée à Paris, et que vous aimeriez.

ALBERT

Mais je n’ai laissé à Paris aucune jeune fille que j’aime.

SUZANNE

Ah !… Eh bien, supposez !

ALBERT

Je vous dirais : « Mademoiselle Suzanne, j’ai un penchant pour vous ». Euh ! euh ! pardon : « J’ai un penchant pour la demoiselle que je n’ai pas laissée à Paris ».

SUZANNE

Mais non, mais non, vous devriez dire : Mademoiselle Suzanne, j’ai une boentje pour Mademoiselle Une Telle.

ALBERT

Une quoi ?

SUZANNE

Une boentje !

ALBERT

Une boentje ?

SUZANNE

Oui, répétez : « Mademoiselle Suzanne, j’ai une boentje… »

ALBERT

Mademoiselle Suzanne, j’ai…

SUZANNE

Une boentje…

ALBERT

Une boentje… pour vous.

(Il essaye de se reprendre).
SUZANNE
(rougissante).

Ah !

ALBERT

C’est extraordinaire, quand j’entends par d’autres employer ces tournures de phrases spéciales, ça me choque comme une incongruité. Et quand vous les dites, ça me paraît gentil, étrange, mais gentil. Ça a la saveur d’un de ces fruits tropicaux, qui étonnent d’abord et à laquelle on se fait si bien qu’on veut y goûter à nouveau. C’est curieux, n’est-ce pas ?

SUZANNE
(pensive).

Oui, c’est curieux.

ALBERT

Très curieux ! Laissez-moi partir ! ça vaut mieux… Vous songerez de temps en temps à votre ami… moi, je n’oublierai jamais ma chère petite collègue de quelques mois… Et vous ?

SUZANNE

Moi non plus.

ALBERT

Alors, je vais dire à M. Beulemans que mon père, voulant donner plus d’extension à ses affaires, me rappelle à Paris… Car il vaut mieux, n’est-ce pas, ne froisser personne ?

SUZANNE

Oh ! certainement…

ALBERT

Évidemment…

SUZANNE

Et puis comme ça, n’est-ce pas, vous pourrez prendre tout votre temps et ne pas laisser les écritures en arrière…

ALBERT

Oui… Trois ou quatre…

SUZANNE

Mois…

ALBERT

Non, jours…

SUZANNE

Si vite ?

ALBERT

Oui.

SUZANNE

Mais, Monsieur Albert… jamais vous ne pourrez mettre le grand-livre au courant…

ALBERT

Si, si ; il ne reste plus que le compte de Vandezande, Bockstael, Verstraete et Goffin à liquider… pour le reste, tout est en ordre.

SUZANNE
(éclatant en larmes)

Vous oubliez l’échéance du 15.

ALBERT

Ah ! celle-là, non, jamais ! Je ne la ferai pas… Ne vous opposez pas à mon départ.

SUZANNE

Mais je ne veux pas, Monsieur Albert.

ALBERT

Ne vous opposez pas à mon départ. Il ne comptera pas pour vous… vous continuerez à rire et à chanter : à être heureuse.

SUZANNE

Heureuse ? Mais je ne suis pas heureuse, Monsieur Albert. Quand j’étais petite, oui ; père et mère s’entendaient.

ALBERT

Ah ?

SUZANNE

Oui… Et quand ils se disputaient, ça m’était bien égal, car j’étais trop jeune pour comprendre. Maintenant, je comprends, n’est-ce pas, et ça me fait si mal… Je suis tout le temps à éviter les sujets de brisbouille entre eux. Je chante pour les garder de bonne humeur… je ne discute jamais… je suis douce avec eux et avec tout le monde, pour qu’eux aussi deviennent doux. — Vous savez, ça arrive quelquefois, quand quelqu’un parle à voix basse, personne n’ose crier. C’est la même chose. — Je cherche par tous les moyens d’éloigner les contrariétés de père et de mère… Un jour ils étaient d’accord…

ALBERT

Ah ? Encore ?

SUZANNE

Oui. Ils m’ont dit : « Suzanne, M. Séraphin Meulemeester a demandé votre main, nous croyons que c’est un bon parti ». Et j’ai répondu : moi aussi. Et pourtant je n’aime pas M. Meulemeester. Un autre jour qu’ils étaient d’accord, ils ont mis un canari dans la salle à manger… Ils disaient : « C’est plus gai ! ». J’ai répondu : Oui, c’est plus gai ! Mais ce n’était pas plus gai, Monsieur Albert, parce que je pensais que je suis comme ce petit oiseau, tout seul dans sa cage, avec le monde autour de lui, et qui chante de toutes ses forces toute la journée et on ne l’écoute plus… Il chante et ça ne sert à rien.

ALBERT

Pauvre petite !…

SUZANNE

Depuis votre arrivée, j’étais un peu consolée. L’oiseau avait un camarade qui, je l’espérais, aurait chanté avec lui quand il aurait compris qu’il ferait une bonne action en mettant de la joie dans la maison.

ALBERT

Vous avez compté sur moi ? Mais je suis un canari dont ils n’aiment pas la voix.

SUZANNE

Ils s’y habitueront. Et puis vous ferez un effort, vous tâcherez d’imiter leur chant à eux pour conquérir leur confiance et leur sympathie. Restez, Monsieur Albert. Aidez-moi à mettre de la bonne entente entre mes parents…

ALBERT

Je ferai ce que vous voudrez… je resterai…

SUZANNE

Quand père vous fera une observation, vous le laisserez dire ?

ALBERT

Oui…

SUZANNE

Il est si bon au fond… Quand mère arrivera avec une nouvelle robe, vous la trouverez belle ?

ALBERT

Oui.

SUZANNE

Vous vous ferez le plus possible de la maison pour arriver au but ?

ALBERT

Oui.

SUZANNE

Alors vous devez reprendre votre table avec nous.

ALBERT

Je la reprendrai.

SUZANNE

Ah ! c’est gentil !… donnez-moi la main… et venez travailler.

(reprenant la besogne au bureau, elle dicte :)

300 bouteilles de gueuze chez Vandezande…


Scène XIV

Les Mêmes, BEULEMANS puis Mme BEULEMANS.
BEULEMANS

Monsieur Albert, vous avez mal surveillé l’expédition du stout pour Louvain. La bière est tournée. Vous avez, sans doute, encore une fois laissé partir des bouteilles mal nettoyées.

ALBERT

Excusez-moi, Monsieur Beulemans… j’ai pourtant fait attention.

BEULEMANS

Il faut connaître son métier.

ALBERT

C’est pour l’apprendre que je suis venu me confier à votre grande expérience, Monsieur Beulemans.

SUZANNE

Oh ! oui, ça, père a une grande expérience !

ALBERT

C’est-à-dire que je ne connais pas, parmi toutes les relations de notre maison de Paris, un homme dont la compétence soit aussi complète et aussi éclairée au point de vue de la brasserie.

BEULEMANS
(visiblement satisfait).

Oui, oui, on m’a déjà dit ça. C’est vrai, du reste… Maintenant, c’est peut-être le garçon qui n’a pas écouté vos ordres, vous savez, Monsieur Albert ; je vais une fois voir. Ça, je ne veux pas qu’on ne vous écoute pas.

(Il sort)
Mme BEULEMANS
(entrant coiffée d’un chapeau énorme.)

Suzanne ! Suzanne ! j’ai reçu mon nouveau chapeau… Voyez une fois… Est-ce qu’il me va bien ?

SUZANNE

Oh ! il est magnifique.

ALBERT

C’est une pure merveille, Madame Beulemans.

Mme BEULEMANS

Vous trouvez ?

ALBERT

Et comme il vous va !

Mme BEULEMANS
(très satisfaite).

Vous trouvez ?

ALBERT

Si je trouve ! Il vient de Paris ?

Mme BEULEMANS
Non, il vient de chez ma modiste ; on peut se montrer avec ça, hein ?
SUZANNE et ALBERT

je vous crois !

BEULEMANS
(rentrant, il est très content).

Vous savez, garçon, c’est l’ouvrier qui a pris le vieux lot de bouteilles… Ce n’est pas votre faute… Je me le disais bien : avec mon expérience…

SUZANNE

Père, voyez un peu le beau chapeau de mère.

BEULEMANS

Tiens, oui.

Mme BEULEMANS

Je suis contente, tenez, de ne pas être présidente d’honneur, pour montrer qu’on n’a pas besoin de ça pour faire de l’effet… N’est-ce pas, Beulemans ?… Embrassez votre femme.

Ils s’embrassent.
SUZANNE
(à Albert).

Vous voyez comme c’est facile !

ALBERT

Et comme c’est gai !


FIN DU PREMIER ACTE