Bernard Grasset (p. 119-124).



IX


Est-ce vrai que je vais la quitter et que je ne la verrai plus ? Pourrai-je supporter le vide de son absence ?

La semaine passée, j’ai été forcé de rester à la maison, seul, loin d’elle ; l’ennui de cette journée morne pèse encore sur moi…

Comment parviendrai-je à endurer pendant des mois ce qui m’a tant coûté pendant quelques heures ?

Mon père vient de m’annoncer que je partirai pour Paris à la fin de cette quinzaine. Le prétexte : préparer des examens de droit. Mais je ne me trompe pas sur ses intentions : s’il s’agissait vraiment d’études, mon père m’enverrait suivre les cours de la Faculté de Lyon où lui-même fit son droit, jadis.

Le dessein réel de mon père est un de ces projets ingénument pervers comme en élabore le rigorisme amoral des familles.

Afin de distraire mon inclination sentimentale envers une jeune fille honnête, il imagine de me livrer à la tentation de noce et de fête que représente fatalement l’existence d’un jeune homme seul à Paris.

Ma sagesse l’inquiète autant qu’une perversion des sens. Je devine ses pensées : « Il n’est pas assez dégourdi… Il faut que jeunesse se passe. » Ma passion pressentie l’effraye. Et de peur que je ne fasse une « bêtise », il me pousse à faire des « bêtises ».

Triste effet des préjugés encrassés dans nos cervelles bourgeoises : cet homme d’une vertu rigide se figure bien agir en dépravant son fils !

Oh ! Dieu que j’ai de peine à forcer ma raison à ne point raisonner, mon esprit à ne point réfléchir, mes pensées à ne point sortir de ma tête, — pour obéir à la loi sacrée qui nous interdit de juger nos parents !…

C’est ce misérable Barillot qui a décidé mon père à prendre la résolution de m’éloigner, en lui peignant mes relations avec les dames Renaud sous un jour défavorable. Quelques mots surpris au hasard m’ont renseigné.

Lorsque je regarde mon père, à l’aspect de cet homme qui porte l’honneur sur son visage, je suis prêt à m’écrier :

— Ô père ! Toi qui, depuis la mort de ma mère, as vécu solitaire par égard pour ton fils, sans vouloir qu’une robe frôle la place de l’absente ; toi qui n’as pas humilié tes cheveux blancs sous les caresses moqueuses des jeunes femmes ; comment peux-tu laisser ta noble et digne vieillesse se faire la complice tacite de cette vieillesse abjecte qui convoite Geneviève ?

Cela m’apparaît comme un non-sens monstrueux. Mais je garde mes réflexions pour moi. À quoi bon provoquer une altercation entre nous, puisque je ne parviendrais pas à le convaincre ? Je devine aisément la réponse de mon père : il me dirait qu’il agit ainsi pour mon bien et qu’au surplus, il n’a aucune raison de s’intéresser au sort de Mlle Renaud.

Que les parents nous font du mal, au nom de cette devise : « Pour ton bien ! »

Le dernier paquet fermé, ma valise bouclée, je me suis assis machinalement au milieu de mes bagages et j’ai promené sur ces choses un regard hébété.

Demain… demain soir, mon père m’accompagnera jusqu’à la gare de Moulins ; et je ne serai plus là.

J’ai senti une sorte de dégoût de moi-même et de mon destin à l’idée de mon impuissance. En un clin d’œil, l’inanité de vivre m’est apparue : on naît, on respire, on boit, on mange, on nourrit la machine, on lutte, on s’exténue, on se prive de jouir, on souhaite de vieillir, pour aboutir à un résultat de détresse intense qui nous tord de douleur, après l’effort brisé ou l’illusion déçue. Et cela dure ainsi jusqu’à la fin ; et l’homme ne pourrait supporter sa vie s’il ne s’en reposait chaque soir par quelques heures de mort : la trêve du sommeil.

Quoique l’on médise de l’humanité, je crois que la plupart des hommes possèdent une conscience ; car tous sont malheureux et bien peu se suicident. Or, qu’est-ce qui nous arrache à la douceur de mourir, si ce n’est le sens obscur du devoir ?