Bernard Grasset (p. 96-118).



VIII


Mon père est un homme d’une grande volonté. Il possède cette énergie tenace des tempéraments calmes. Je ne l’ai jamais vu s’emporter, mais je ne me souviens pas non plus qu’il ait jamais changé d’opinion : après d’âpres discussions où il laisse ses interlocuteurs épuiser leurs nerfs et subit avec un flegme bienveillant les plus violentes contradictions, mon père, d’une phrase douce et ferme, prouve qu’on n’a pu ébranler sa conviction ni sa placidité.

Comme il a toujours mené une vie exemplaire, ses mœurs donnent une force morale à ses avis ; et il est accoutumé à imposer ses idées.

Je respecte et je crains mon père. Bien qu’il m’écoute toujours avec une indulgence paisible, attentif à mes propos, silencieux devant mes discours, j’éprouve la même appréhension chaque fois qu’il me faut lui parler d’une question de quelque importance.

Je connais trop profondément son caractère pour me fier à son attitude trompeuse ; je sais l’invincible obstination qui se dissimule sous cette tranquille douceur, et je redoute de me heurter à la ployante résistance de ce roseau opiniâtre.

Le soir où je décidai de lui confier mes projets d’avenir, je n’osai aborder directement mon sujet et je me contentai de lui demander s’il ne désapprouvait pas le préjugé qui condamne l’homme au célibat durant ses plus belles années.

Nous prenions le café sur la terrasse de notre maison. Le nuit tombante nous enveloppait d’ombre. Mon père était dans l’obscurité ; je distinguais à peine son visage. Seul, un mince filet de lumière, qui se glissait jusqu’à nous par la porte entr’ouverte du salon, éclairait notre table d’une lueur électrique, Je vis la main de mon père reposer sa tasse sur la soucoupe. Puis, j’entendis l’osier de son fauteuil craquer sous le poids de son coude appuyé.

— Explique-toi ; dit la voix posée de mon père.

Je me sentais horriblement gêné en face de cet auditeur trop pondéré, invisible et perspicace. J’eus recours aux généralités et je commençai bravement :

— J’ai, sur le mariage, une opinion paradoxale qui, par sa raison, sa logique, sa naturelle honnêteté, devrait appartenir au sens commun.

À mes yeux, le couple formé en vue de la perpétuation d’une race serait tenu de répondre à des exigences semblables devant l’union.

Pourquoi cette inégalité entre les époux : l’un reste abandonné à ses instincts, alors que l’autre est élevé dans le but de justifier l’importance de sa fonction.

À la femme privilégiée est réservée la loi d’apporter au mariage la jeunesse, la pureté, la chasteté, la santé qu’il exige.

Mais l’état de l’homme importe peu : même vieux, il est en droit de se choisir une enfant pour compagne ; usé avant l’âge, il peut installer la maladie à son foyer. Il sied qu’un fiancé ait vécu, trompé sa soif d’aimer en s’abreuvant dans les gamelles publiques, gaspillé le meilleur de sa sève et délabré son organisme ; il faut qu’il ait pris le goût des vices abjects et le dégoût des simples tendresses. On supporte également que ses tempes soient grises, parfois ; car, mérite le nom de sage quiconque attend pour se marier que ses passions soient mortes et sa situation faite.

Et grâce à ces préceptes adoptés par le monde, il semble que la constitution physique de la femme importe seule dans le mariage ; tandis que celle de l’homme, quantité négligeable, n’ait point de répercussion sur l’espèce humaine !

L’étrange préjugé qui, reconnaissant chez la femme la virginité salutaire, la refuse au mari comme une tare ridicule, un opprobre grotesque !

Outre ces considérations, si j’envisage la question morale, j’envie d’autant plus encore la femme à laquelle une protection bienfaisante permet d’assouvir ses rêves sans en avilir la réalisation, d’apprendre l’amour sans honte dans les caresses, les respects, les élans de l’étreinte conjugale… Alors qu’au même âge, un jeune homme qui souffre du besoin d’aimer — à cette période où ses aspirations appellent un idéal de passion sublime, où ses exigences corporelles sont dirigées par un esprit avide de beauté et de noblesse, — doit satisfaire ses désirs dans une débauche qui écœure son âme ; ou contraindre sa chair à résister à la nature, s’il veut conserver ses illusions sentimentales…

Je m’étais tu. Dans le silence nocturne, la voix de mon père résonna — froide et précise :

— À ton âge, l’altruisme n’est qu’une forme de l’intérêt personnel… Où veux-tu en venir ?

Cette question très nette me força de brûler mes vaisseaux. Je déclarai :

— Père, du jour où j’ai commencé à raisonner, j’ai cherché à comprendre la perfection suprême : je n’ai pu en avoir une conception exacte, pas plus qu’on ne peut concevoir l’infini ; mais du jour où j’ai commencé à sentir, je me la suis représentée sous la forme de l’amour et j’en ai fait ma religion. Si je veux m’agenouiller devant mon Dieu, dois-je me prosterner dans la boue ?… J’estime que les plaisirs des sens détachés de la pure affection, les joies charnelles détachées des vertus familiales ne sont rien. Tout cela forme une chaîne : l’amour se balance au dernier anneau ; mais que la chaîne soit rompue, et l’amour s’éparpille en miettes. Mon cœur refuse de se contenter des morceaux cassés : mon premier bonheur doit être le bonheur entier… Père, je songe prématurément au mariage, parce que tous les désirs de l’homme se manifestent déjà en moi et que j’ai résolu de me marier vierge.

Je devinai le regard de mon père fixé sur mon visage à demi-éclairé par la lumière du salon. Il répondit :

— En principe, je ne suis pas hostile à toutes tes idées. La jeunesse est incapable de mesure : elle outre toujours ses sentiments : je préfère donc que les tiens s’exagèrent du bon côté. Cependant, ta théorie, louable en elle-même, soulève bien des objections. Tu ne réfléchis pas qu’un prétendant de dix-huit ans exciterait l’inquiétude du père de famille dont il choisirait la fille ; car, songe que cette période de plaisir facile qui te fait horreur momentanément, est une nécessité naturelle… Il faut que l’enfant jette sa gourme ; le fiancé trop sage deviendra l’époux viveur de demain. Mieux vaut s’amuser avant qu’après.

— Je me permets de penser le contraire, mon père. L’intérêt de l’union, c’est la procréation. Mieux vaut donc que l’homme arrive sain et robuste au mariage : s’il ne s’émancipe qu’après avoir eu des enfants ; s’il risque les accidents, les tares physiques, au moins sa descendance n’en portera point la marque. Au surplus, est-il juste de préjuger que le vice présent soit un sûr garant de la vertu future ?… Tu as connu, de ton temps, nombre de jeunes gens dissipés ; parmi ceux-là, aujourd’hui, peux-tu compter beaucoup de maris fidèles ?

Mon père dit lentement — après un silence :

— En somme, tu souhaites de te marier et tu n’as pas d’état : tu voudrais que la pièce débutât par le dénouement. Je t’ai laissé vivre librement auprès de moi jusqu’ici ; mais cela ne signifie pas que je ne te destine à nulle carrière : j’aimerais à voir ton intelligence s’orienter vers un but de son choix.

— Je ne me sens le désir d’aucune carrière avant d’avoir constitué mon foyer. Oui… Je sais que je pense à rebours des idées courantes : un jeune homme commence par le travail et finit par le mariage… Au fond, est-ce logique ? La compagne idéale est une associée : elle inspire nos projets et partage nos goûts. Alors, pourquoi ne chercherait-on point d’abord l’associée rêvée pour choisir ensemble l’orientation de l’existence commune ? Si l’homme était marié quand il entre dans la lutte quotidienne, n’apporterait-il pas beaucoup plus de sagacité dans ses premiers efforts ? Le sens de sa responsabilité, l’influence de sa femme l’éloigneraient des plaisirs où se perd la jeunesse. La tâche de chaque jour lui apparaîtrait comme son gagne-pain et non comme un salaire souvent superflu gaspillé suivant le caprice de ses vingt ans. Dés son entrée dans le monde, il s’habituerait à considérer le labeur avec respect, puisque, grâce à sa peine, il contribuerait à faire vivre d’autres que lui : la perspective de sa postérité prochaine lui enseignerait l’économie. Que l’on marie l’homme adolescent à la femme qu’il aime et, père de famille à vingt-cinq ans, il apprendra l’expérience humaine à l’aube de sa vie. Il sera revenu de toutes les fausses illusions avant d’avoir perdu la force de savourer les vraies jouissances. Sa jeunesse saura, sa jeunesse pourra… Ô père ! Tu veux que l’homme bâtisse seul sa maison : mais les oiseaux se mettent à deux pour construire un nid !

Une autorité perça sous la modération de mon père, lorsqu’il répliqua :

— J’ai réservé ma principale objection pour la fin : la voici… En favorisant trop tôt l’union des sexes, on risque d’épuiser les facultés mêmes du sexe… d’affaiblir l’homme, d’atrophier le développement de ses organes ; et de hâter la dégénérescence de sa race. Les Grecs et les Romains, ces admirables modèles de la perfection humaine sous ses deux formes de force et de beauté, avaient fixé l’âge du mariage, pour l’homme : Sparte, à 37 ans ; Athènes, à 35 ans ; Rome, à 40 ans…

… En France, les statistiques prouvent que, dans toutes les unions contractées à l’âge précoce autorisé par la loi, la mortalité augmente de 4 ou 5 pour cent ; et, notamment à Paris, chez les jeunes gens de 18 à 20 ans…

Je ne pus me tenir d’interrompre :

— Mais mon père, il y a erreur à invoquer cette sorte de statistique… Ces exemples ne prouvent rien… À Paris, les jeunes gens qui se marient entre 18 et 20 ans appartiennent, pour la plupart, — tu le reconnaîtras avec moi — à la classe pauvre ; ce n’est pas dans la bourgeoisie que se recrutent ces époux prématurés, mais dans le milieu des ouvriers qui se mettent en ménage avant de partir pour le régiment, des apprentis qui régularisent parfois, à vingt ans, l’union formée au sortir de l’école communale… Or, si la mortalité sévit parmi eux, doit-on l’attribuer à la cause étrangère que tu cites — ou bien aux suites plus réelles de l’hérédité morbide qui marque les gens du peuple : alcoolisme, syphilis, tuberculose ?… Donc, tes statistiques s’écroulent.

Changeant de ton, je m’écriai avec une emphase malicieuse :

— Ô Pères !… Ô Tuteurs !… Ô Bourgeois sérieux qui vous êtes mariés normalement vers 30 ou 35 ans, osez avouer que, dès le collège, vous vous êtes hâtés d’aller perdre votre virginité au lupanar du coin !

Vous gardez vos enfants du mariage dangereux, mais vous tolérez leur écarts de conduite. Ce garçon de dix-huit ans que vous trouvez débile pour l’acte sacré de l’hyménée, ne l’envoyez-vous pas chaque nuit courir la débauche des lieux de plaisir ? Est-il moins vigoureux pour la procréation que pour la luxure ?

Je fus arrêté par un bruit de coups légers martelant mes paroles ; c’étaient les doigts de mon père qui tambourinaient sur le rebord de la table : signe d’une impatience extrême chez cet homme de sang-froid.

Il déclara tout à coup, avec une nervosité inusitée :

— Droit au fait !… Tu plaides ta cause : donc, si tu désires te marier aujourd’hui, c’est que tu es amoureux. Assez de considérations : parle sans détour.

Je murmurai, envahi d’espoir et d’inquiétude :

— Et si cela était, père… Quelle détermination prendrais-tu ?

Mon père se pencha vers moi ; je sentais son regard posé sur mon visage : c’était l’impression d’un contact imaginaire me pénétrant dans l’ombre.

Il dit affectueusement, appuyant sur chaque mot :

— Si tu rencontrais, dès maintenant, une personne digne de toi sous tous les rapports : fortune, rang, situation de famille…

S’il s’agissait vraiment d’un parti remarquable… En somme, tu es robuste, tu as l’esprit déjà mûr pour ton âge… Eh bien, dans ces conditions-là, je ne m’opposerais pas à ton bonheur.

Il suffisait. J’avais compris. Mon père soupçonnait peut-être mon secret : c’était un avertissement décourageant… Je remis prudemment mes projets de lutte, mes aveux à plus tard ; et je répondis en baissant les paupières :

— Je n’aime pas encore : j’ai envie d’aimer… Et c’est ce sentiment, père, qui m’entraîne à discuter sur ce sujet… Je traduis les aspirations des hommes de ma génération… Il souffle un vent de désir et d’angoisse, de regrets et d’espérance : j’en ai respiré les effluves au passage ; et moi aussi, je pleure sur le passé, je rêve de faire l’avenir… Il faut autant de naissances qu’il y a de croix dans les cimetières… Marier l’homme adolescent, c’est enrayer le célibat. Le nombre des vieux garçons diminuera notablement le jour où l’on autorisera le jouvenceau à fonder une famille. Ils sont lésion, les quadragénaires égoïstes qui, depuis l’âge adulte, ont reculé devant le mariage comme devant une difficulté économique. Mais quel est le jeune homme de dix-huit ans qui songerait à se livrer à ces calculs de notaire, si on lui permettait d’épouser sa cousine ?… Les amours d’enfance, les premières amours fougueuses et désintéressées : voilà ce qui sauvera la race de demain. Croissez et multipliez, fraîches adolescences impétueuses, éperdues de désir, de pur élan vers la femme ; vous qui rêvez au plus doux sentiment de l’existence sans vous abaisser jusqu’aux contingences de la vie pratique !…

Aucun adolescent ne refusera de prendre femme et d’avoir des enfants, s’il est amoureux : mariez-le avant que la trentaine lui ait soufflé ses conseils de mauvaise sagesse.

Aujourd’hui, n’importe-t-il pas de faciliter, sous toutes ses formes, la résurrection nationale ?

Hélas ! Que d’hommes jeunes manquent à l’appel…

Aux heures terribles dont nous gardons encore des frémissements dans notre chair, aux heures sanglantes — souviens-toi, mon père — la patrie en péril appelait ses jeunes classes au sacrifice, pour combler les vides de ses armées, et les jetait dans la fournaise en fermant les yeux.

À ces moments tragiques, on ne faisait pas fi des enfants de vingt ans, mais on lançait sur leur passage des fleurs et des lauriers : on les suivait en acclamant, comme on suit un cortège nuptial ; et leurs parents bénissaient pieusement ces fiancés de la mort !

Ils ont prouvé, ces adolescents, qu’ils pouvaient remplacer leurs aînés.

Pays, ô Pays bouleversé qui nous appelas hier à ton secours, compte à présent les hommes qui te restent ; regarde leurs rangs clairsemés ; songe aux naissances de demain… Et fais-nous signe une seconde fois de prendre notre place à côté d’eux… Nous avons su creuser des tombes, nous saurons bien faire des berceaux… Appelle-nous, ô Pays !

L’enfant qui peut se battre est capable d’être père.

L’obscurité s’était dissipée : seuls, les grands tilleuls du jardin formaient un rideau d’ombres profondes ; mais la lune éclairait toute la terrasse et je voyais distinctement les moindres détails du paysage blanc : les collines pâles, nuages blafards ; et même l’eau argentée de la Burge, serpentant au milieu des prairies.

Je m’aperçus que mon père était rentré à l’intérieur de la maison, sans daigner riposter à ma dernière phrase. J’eus l’impression désolante de sa puissance irréductible opposée à ma faiblesse déférente.

J’étais seul sur la terrasse. Un sentiment de détresse et d’abandon m’amollit lâchement. J’avais le cœur gros, l’âme chargée d’amour désespéré : Geneviève devenait inaccessible et lointaine… Je me sentais désarmé, vaincu, tout petit ; perdu dans la nuit immense comme dans l’existence inconnue…

Et j’essuyai machinalement mes paupières humides : l’enfant pleurait la douleur de l’homme.