Bernard Grasset (p. 125-137).



X


Je sonnai à la porte de Mme Renaud. Un sursaut d’énergie m’avait poussé à tenter la suprême démarche qui pouvait m’aider à subir l’exil.

Geneviève et sa mère étaient chez elles. Je fus reçu avec effusion. On savait mon départ imminent et l’on croyait que je venais faire mes adieux.

Quelle émotion complexe me saisit en face de Mme Renaud, de cette mère complaisante et dédaigneuse qu’il allait falloir attendrir, alors qu’elle se riait de mes jeunes sentiments ; à laquelle il s’agissait de parler sérieusement, bien qu’elle ne me prît pas au sérieux.

J’étais obligé de dompter ma timidité, ma confusion, et le léger ressentiment que m’avait inspiré la conduite de cette dame envers moi. Mais la présence de Geneviève m’encourageait à dominer toutes ces impressions, même la peur d’être ridiculisé par sa mère.

Pour qui songe au caractère d’un très jeune homme, à sa vanité craintive, à son amour-propre chatouilleux, à sa volonté encore oscillante et à sa fierté si susceptible, on reconnaîtra, qu’en poursuivant mon projet, je donnais une preuve d’amour plus convaincante qu’un acte de désespoir.

Je parlai à Mme Renaud, tout en fixant les yeux sur Geneviève :

— Madame, vous m’aviez permis d’approcher mademoiselle votre fille, parce que vous me trouvez trop jeune : mon père m’éloigne d’elle, pour la même raison. Mon âge me fait jouer de malheur en cette circonstance : il m’expose aux dangers d’une intimité trop douce et m’empêche de suivre mon penchant. Je ne me permets pas de vous juger, ni de juger mon père, Madame : mais constatez que je suis la victime d’une cause qui produit deux effets opposés : ou j’avais l’âge d’aimer et il fallait vous méfier de moi ; ou, si je n’ai pas cet âge, pourquoi mon père s’inquiète-t-il à tort ?… L’un de vous se trompe, puisque le même motif vous inspire des actions contraires. Est-ce lui ? Est-ce vous ?… En tout cas, vous me rendez tous deux bien malheureux. Votre indulgence m’a laissé le temps de m’éprendre profondément de Geneviève. La sévérité de mon père me force de partir, quand je me suis abandonné totalement à ma passion sans pouvoir me reprendre…

Mme Renaud m’interrompit, avec un sourire :

— Vous êtes un singulier garçon : savez-vous que vous dites timidement des choses fort impertinentes ?… Alors, vous êtes venu pour me reprocher mon imprudence maternelle ?

Je protestai :

— Madame, ne vous moquez pas de moi… Je cherche à vous persuader combien on peut faire souffrir involontairement un être en le considérant selon soi, au lieu de le traiter suivant lui-même : pour mon père, je suis un jeune homme agité de désirs dont il redoute le mariage trop hâtif ; à vos yeux, je reste un gamin sans conséquence : j’ignore ce que je suis dans l’esprit de Geneviève ; mais je sais qu’à vivre ballotté entre ces opinions différentes, je mérite le titre d’homme rien qu’à la force de ma douleur. Madame, puisque vous êtes indirectement fautive de mon amour librement épanoui, puisque mon père veut différer des projets qu’il croit prématurés, accordez-moi au moins l’unique compensation qui puisse m’aider à supporter l’attente et permettez-moi d’emporter un espoir, si Geneviève y consent…

Mme Renaud répondit évasivement :

— Ma fille est presque engagée… Je ne puis…

Je bondis d’indignation. Perdant toute retenue, je prononçai le nom de Barillot ; je le représentai crûment dans sa déchéance luxurieuse, sa jalousie podagre et sa lubricité déguisée. C’est à peine si je choisissais mes expressions par égard pour Geneviève ; la haine contre cet homme odieux qui avait réussi à m’écarter, le vif désir de combattre à mon tour ses projets m’emportaient : j’étais vibrant d’indignation, éloquent, persuasif… Une ardeur désespérée m’inspirait des arguments irrésistibles.

Mme Renaud accueillit mon discours avec une gravité inattendue. Elle admit que M. Barillot était un prétendant bien âgé. Elle passa ses avantages en revue, et ce fut une occasion pour elle de lui découvrir des défauts auxquels je ne pensais pas moi-même. Bref, elle le dénigra incontestablement.

Et soudain, je compris… Mme Renaud désirait, ou plutôt croyait désirer le mariage de sa fille. Mais elle aimait trop exclusivement Geneviève pour que ce désir fût sincère. Elle le reniait, sans s’en douter. Elle se cabrait involontairement à l’idée de partager l’affection de son enfant et de se séparer d’elle… Et il suffisait qu’un homme lui apparût comme un gendre éventuel pour qu’elle le détestât inconsciemment — tout en souhaitant un mari pour sa fille, tant que ce mari demeurait à l’état hypothétique.

Au fond de la meilleure des mères, sommeille toujours une parfaite belle-mère.

Un espoir de triomphe me rasséréna subitement. La subtile Mme Renaud eut l’intuition de ce sentiment. Elle me dit alors, avec une douceur amicale :

— Mon pauvre enfant, je ne veux ni vous désoler, ni vous abuser. Partez en ayant cette consolation : c’est que les fiançailles de Geneviève sont encore fort incertaines. Mais ne prenez pas cette satisfaction pour un avantage personnel. Je ne peux pas vous donner l’illusion que vous épouserez ma fille. Vous êtes un charmant garçon, et la probité de votre nature me touche beaucoup. Cependant vous possédez un grand ennemi — plus redoutable que M. Barillot — un ennemi qui vous nuit extrêmement à mes yeux : votre jeunesse… Votre innocence n’est-elle pas tout simplement de l’ignorance ; la pureté de votre amour, de l’inexpérience ; la certitude de votre fidélité, de la témérité ?… Il faut savoir ce que tout cela sera devenu, après un premier contact avec l’existence. Jusqu’à présent, votre vertu n’est qu’une question d’âge. Puis-je me confier à votre caractère, alors qu’il n’est pas formé ? Me fier à vos promesses, quand vous vous trompez peut-être sur votre propre conscience ?… Ah ! certes, une mère approuvera toujours l’union rare et parfaite de deux êtres aussi chastes l’un que l’autre : s’il vous était permis de vous marier, dès aujourd’hui, c’est avec joie que je vous donnerais ma fille ; car j’aurais le bonheur de vous savoir semblable à elle, et son influence quotidienne aiderait l’homme à tenir les engagements de l’adolescent. Mais du moment que vous êtes obligé de suivre une autre voie, d’obéir aux sages intentions de votre père, renoncez à votre rêve, écoutez l’homme raisonnable qui veille sur vous ; et n’espérez pas ce qui serait, de ma part, un geste de faiblesse et d’imprévoyance terrible… Autoriser des fiançailles aussi périlleuses ; laisser Geneviève vous aimer chaque jour davantage, se livrer à l’idée fixe de son avenir tandis que le votre vous détournerait insensiblement d’elle ; mais ce serait jouer le cœur de ma fille contre la versatilité d’un esprit de dix-huit ans !

J’allais protester. Elle ne m’en laissa pas le temps, et ajouta vivement :

— Si j’ai été imprudente à votre égard en vous supposant trop jeune pour être un amoureux convaincu, j’arrête là mon erreur et je ne commettrai pas d’inconséquence en ce qui concerne le bonheur de Geneviève !

Elle parlait du sort de sa fille avec la force et la fermeté que mon père apportait à dicter celui de son fils. Ce père et cette mère, animés d’un même égoïsme de passion, estimaient que la sécurité et l’intérêt de leurs progénitures respectives primaient le reste. Je songeais amèrement : « Comme ces deux enfants pourraient être heureux, si l’on s’occupait un peu moins d’assurer leur félicité ! »

Mme Renaud concluait :

— Il serait inutile d’insister.

Je m’écriai :

— Oh ! Je n’ai pas cette intention, Madame. J’ai été élevé dans le respect de la famille et je ne saurais pas me révolter contre ce que je respecte. Je m’incline devant vous comme devant mon père. Mais… quelle intolérable épreuve ! C’est à tort que l’on prétend que la jeunesse se console vite. La vie est une succession d’efforts infructueux : elle nous accable d’un poids d’autant plus lourd que nous avons moins vécu. Ma première douleur m’apprend l’effroi de toutes les douleurs qui me restent à vivre… Ah ! plus la route est longue, plus je souhaite de tomber en chemin !…

Geneviève qui n’avait pas dit un mot jusqu’ici, murmura :

— Maman, M. Philippe s’en va demain soir… Veux-tu me laisser faire demain une dernière promenade avec lui ?… Je lui parlerai raisonnablement.

— À quoi bon, ma chérie ? répliqua doucement Mme Renaud. Dites-vous adieu tout de suite : cela n’en vaudra que mieux !

Elle s’éloigna un peu de nous, par une condescendance maternelle. Alors Geneviève chuchota tout bas, en rougissant :

— Trouvez-vous demain à l’entrée de la forêt de Grosbois… J’irai vous rejoindre.

Et je dus quitter cette maison, où j’étais entré avec mon dernier espoir.

J’avais obtenu seulement, en guise de succès, que Geneviève connût la faute de m’accorder une entrevue clandestine. De la part de cette fille scrupuleuse, ce geste avait une portée significative. Mais pour moi, n’était-ce pas une compensation dérisoire ? Il me semblait que Geneviève fit la charité inutile d’offrir une gerbe de roses à un agonisant.