Bernard Grasset (p. 151-157).



XII


Je suis à Paris depuis six semaines, plus dépaysé qu’enchanté.

Je me demande comment il se peut qu’un lieu nouveau nous plaise à première vue ; j’ai besoin avant tout de m’accoutumer, de m’acclimater peu à peu pour apprendre à aimer un cadre inconnu. Je m’assimile mal le goût prompt et changeant des esprits voyageurs. En revanche, combien je comprends la mentalité supérieure des chats !

Consumé de spleen, mon être ballote entre l’énervement et l’apathie. Après des crises d’agitation fébrile, je passe des journées entières, étendu sur mon lit, à contempler stupidement la rosace du baldaquin.

Je ne peux m’habituer au petit appartement que mon père m’a loué rue Racine : une chambre sur la cour, un bureau sur le devant. Je m’éveille en face d’une cuisine et je travaille vis-à-vis d’une muraille grise percée de fenêtres tristes, aux rideaux usés et aux volets sales. Là-bas, à Bourbon, ma croisée s’ouvrait sur un grand jardin planté de chênes et de tilleuls : et comme notre maison est construite sur une hauteur, j’apercevais, à travers les arbres, des plaines blondes aux blés jaunissants, des champs de seigle vert ; et le ruban moiré de la rivière, ondulant entre deux prairies. Ici, la vue est bornée par un voisinage morose ; rien qu’à considérer les immeubles trop rapprochés, il me semble que je respire mal. De la rue monte un bruit continu : voitures qui roulent, essieux qui grincent, marchands qui piaillent ; et les piétinements inlassables, implacables, sans arrêt, qui, du matin au soir, foulent les trottoirs à tel point que je m’étonne, à chaque sortie, de retrouver du macadam sous mes pas… Oh ! ce vacarme de la ville !… Éraillée et criarde, canaille et sonore, rauque et formidable la voix de Paris hurle toute la journée son chant de plaintes, de trivialités, de labeur et de misère, qui écorche mes oreilles comme le ronflement incessant d’une machine à vapeur.

Je suis allé au Luxembourg. Les belles allées de marronniers m’ont rappelé certains coins de chez nous. Mais la façade noire du Sénat et le ciel trop gris ont rompu l’enchantement ; et ma promenade m’a valu huit jours de nostalgie intense durant lesquels mon âme est retournée là-bas

Je revis la dernière journée de Bourbon… Mal du pays, est-ce toi qui m’enfièvres — ou mon amour ? Les sentiers ténébreux de Grosbois m’apparaissent, je crois respirer l’odeur forestière des buissons humides, des fruits de mûriers… mais aussitôt, j’évoque le parfum de sa chevelure et sa chère figure pâmée, si pâle sur son oreiller d’herbes froissées… Adam pleurait en quittant l’éden ; et pourtant, Eve marchait à son côté ! Moi, je suis seul et j’ai tout perdu.

Geneviève, douce Geneviève, ne regrette pas le geste qui a scellé notre avenir… Sans lui, sans cette assurance du passé contre le futur, pourrais-je endurer le temps présent ? Mais j’ai la conviction que tu me seras fidèle et cet espoir éclaire ma route.

Je vais entreprendre un voyage absurde puisque chaque coup de rame m’éloigne du port et que le vent me pousse à rebours. Qu’importe ! J’attendrai patiemment que la barque me ramène, je subirai la tempête en fendant la barrière des lames ; mais je ne sombrerai pas, car j’aurai les yeux fixés sur la divine lumière qui me protégera grâce à ses yeux d’or et d’azur… On ne se noie jamais sous la lueur du phare.

Geneviève m’a donné l’inébranlable certitude qui me sauvera. J’ai confiance, désormais… Elle possède la force morale de son secret qui lui permettra de résister aux instigations maternelles… Son devoir a changé de face : l’union de notre chair l’a fait passer de l’autre côté de la barricade.

Respect filial, docilité vertueuse, traditions d’obéissance, qu’êtes-vous en regard de la foi qui s’impose à la femme qui s’est livrée ?

L’honnête fille n’a qu’un époux. Le rachat de sa faute est d’y rester fidèle.

Que notre minute d’amour fut brève, qu’elle fuit rapidement, en comparaison de la longueur des heures qui sonneront jusqu’à la fin de notre séparation !

Le temps est un musicien qui ne suit pas le métronome de nos désirs ; il ne va jamais en mesure : il passe trop vite ou trop lentement.

Pour me défendre contre l’ennui des jours, j’ai résolu de fournir un travail acharné. Dans quelques années, je serai licencié en droit et cela ne me servira de rien.

Mais à cette époque, je serai majeur ; et mon père songera, sans doute, qu’à cet âge, les gestes des fils les plus irrévérencieux sont qualifiés d’actes respectueux.