Bernard Grasset (p. 158-178).



XIII


Je me suis fait rapidement des amis, car mon père m’a ouvert un crédit de quelque importance.

Mes nouveaux camarades me considèrent comme un novice provincial. Ils ont constaté que je suis à même de me livrer à des libéralités. Cette double opinion les a disposés à se montrer les auxiliaires inconscients des desseins paternels : ils se sont assigné la tâche de me déniaiser.

L’instinct des hommes les porte à s’identifier les uns aux autres, dans une même conception. Mes amis veulent me modifier, non qu’ils méprisent ma manière d’être, mais simplement parce qu’elle diffère de la leur. Ce ne sont pas des libertins qui cherchent à me détourner du droit chemin. Ils n’ont point le dégoût de la vertu : ils ont celui de l’étrangeté. Je suis seul, parmi ces jeunes gens, à vivre sans maîtresse et à m’amuser sans excès. Ils en tirent cette conclusion élémentaire que c’est donc moi qui ai tort ; et ils érigent leurs mœurs en principes collectifs. Ainsi n’est-ce que la logique du nombre qui triomphe et non celle de la raison. Si, au contraire, ma vertu représentait la généralité et leur vice l’unité, ils pratiqueraient celle-là et répudieraient celui-ci. Et j’en arrive à me demander : « Si c’est l’exemple général, plus que les préférences individuelles, qui crée les usages d’un peuple, pourquoi l’homme craint-il de porter une main profane sur l’œuvre de l’homme ? Quand les habitudes d’hier ne conviennent plus aux besoins d’aujourd’hui, pourquoi ne pas dire : « Ce n’étaient que des habitudes ! » et les jeter au rebut ? Lorsque son habit devient étriqué, le monde se fait un costume neuf. Le nouveau-venu assez hardi pour précipiter le premier mouton à la rivière, traînera bientôt tout le troupeau derrière soi ! »

Frappé par cette force d’imitation qui pousse les foules à suivre une impulsion première, je rêve de former des adeptes…

Pour l’instant, je me contente de regarder vivre ces adolescents si différents de moi. Il me semble que je les contemple à travers une vitre : je vois distinctement leurs gestes, leur actions, la pensée de leur regard… Mais leur âme ne peut parvenir à joindre la mienne. Isolé au milieu d’eux, je parais me mêler à mes compagnons sans qu’ils puissent me toucher : ma prison de cristal me garde de leur contact.

Tous sont mes familiers : aucun n’est mon intime.

Le défaut dominant de mes amis de plaisir est la banalité. Cependant, j’en ai distingué deux, avec lesquels je me suis lié plus particulièrement. Et tous les jeunes gens sont tellement bien calqués sur le même modèle que ces deux-là — chacun dans son genre — reproduisent les traits distinctifs de la jeunesse qui s’agite autour de moi.

Robert Darlaud a mon âge. C’est un petit Parisien d’esprit déluré et de caractère indifférent, faussement cynique et sentimental sans le savoir, qui vit dans sa famille — bourgeoisie cossue — et se destine vaguement à la magistrature.

Jusqu’à seize ans, Robert a mené l’existence sportive qui était de mode dans son milieu. Il a couru les champs d’aviation, haleté aux spectacles de boxe ; il s’adonnait à l’escrime, à la lutte et au golf. Il négligeait ses études avec un mépris de jeune athlète. C’était un aimable cancre dont l’intelligence inculte somnolait confortablement dans un corps musclé, sain et robuste. Un beau petit animal moderne, aux prunelles limpides et au regard vide.

La guerre vint bouleverser cette âme paisible. Ce fut un réveil dans une catastrophe. Figurez-vous quelqu’un qu’on arrache brusquement au sommeil en le précipitant à bas de son lit. L’esprit de Robert s’étira douloureusement, bâilla, se frotta les yeux… mais la commotion reçue le forçait à penser : c’était la première fois que çà lui arrivait.

Durant cette période historique qui nous incitait à reprendre l’Histoire, l’enfant désœuvré se souvint de ses livres dédaignés. Tout seul, assis à sa table de travail, avec une pile de journaux comme pupitre et le Bulletin des Armées comme récréation, il refit ses classes. Ce garçon de plein air devenait un sédentaire, cet insouciant songeait… La vie morne, la vie civile d’un jeune bourgeois qui assiste à la guerre dans la coulisse, lui était un enseignement. Tandis qu’il s’efforçait de percevoir l’épopée à travers l’écho du grand drame invisible, la vie quotidienne le heurtait de ses réalités piteuses. Il rêvait aux héros succombant glorieusement, et il voyait de pauvres gens ruinés qui tombaient sans prestige. Il cherchait à entendre ceux qui appelaient la victoire, et il ne rencontrait autour de lui que des opprimés qui réclamaient justice. Alors, il comprit que la France était partagée entre deux courants : l’abnégation et la défiance, comme par une frontière morale. Si, d’un côté, le pays envahi, dévasté, grandi, était la patrie qui ressuscite les âmes, Robert sentait nettement que la portion de terre préservée où il se trouvait, foyer d’abus et de mécontentement, ne représentait que le siège d’un gouvernement.

Et depuis ce temps-là, Robert a gardé l’âpre déception, la cuisante amertume d’avoir manqué sa destinée. Il ressasse cette pensée irritante : « Une année de plus, et je partais avec les autres. » Il traîne le regret d’avoir vécu de l’Histoire, en marge de l’Histoire. Il éprouve le désenchantement de l’avenir ; se désintéresse même du sport ; car il a, en examinant ses membres souples, ses biceps solides, un regard qui dit : « À quoi bon ! » Un jour qu’il se confiait à moi, il a résumé ses sentiments en s’écriant rageusement : « Ah ! Cette sensation d’avoir raté son époque, parce qu’on est né un an trop tard ! »

Ce désespoir sincère aboutit à une attitude factice. Robert Darlaud affecte d’être blasé sur toutes choses. Il tue l’espoir en lui, comme un mauvais germe dont il aurait honte. La vie sera plate et mesquine, désormais : il nie sa beauté, ses joies, et n’en retient que la jouissance. Il s’est fait libertin par dédain ; — mais il ment.

Car, il y a deux hommes dans chaque jeune homme : l’un est sceptique, l’autre est naïf ; l’un raille les enthousiasmes de l’autre ; mais, en définitive, la jeunesse règne en maîtresse sur cette dualité artificielle et l’adolescent se livre en secret à la candeur de ses illusions, au culte d’un idéal, tandis que l’autre ricane sans conviction : « Jobard, va ! »

Mon second camarade, Jacques Mobilier, est dévoré par le regret tout opposé : alors que Robert déplore d’être passé à côté de sa vie, Jacques éprouve l’impression d’avoir vécu la sienne en quelques mois. Il lui semble aujourd’hui qu’il est mort pour l’avenir.

Molinier est notre aîné : il a vingt-cinq ans. Il a fait la guerre en qualité d’aide-major : toute une période de sublime clarté qui mettait sa conscience en pleine lumière ; il avançait avec l’assurance d’un homme qui marche dans le rayon d’un projecteur. Le rayon s’est éteint brusquement : à présent la route lui semble obscure et il tâtonne dans l’ombre.

Pendant un temps, il fut un héros ; maintenant, il n’est plus qu’un médecin. Il ne lui reste qu’un peu de gloire à la boutonnière, et le goût de vivre lui est devenu fade.

Mais, dans le même moment, par une contradiction de son instinct, la révélation de la mort, à un âge où sa pensée ne nous effleure guère, lui a donné un furieux appétit de jouir. Sombre et désenchanté, il s’est précipité dans le plaisir comme dans un abîme.

Et voilà la mentalité de ceux qui se croient mes maîtres : la désespérance sous toutes ses formes, la désespérance qui aboutit au lâche renoncement, la désespérance neurasthénique, la désespérance qui chavire dans les satisfactions basses de la matière, la Désespérance les ronge lentement et profondément.

Et c’est moi — moi, l’adolescent vivace, ivre d’espoir, de beauté et de renouveau — qu’ils tâchent à guider, et à dépraver !… Mes pauvres amis, ne sentez-vous pas que mon cœur renferme votre salut à tous ?

Ô mon Amour, on veut te sacrifier sous les quolibets des impies, toi qui es le Christ de notre jeunesse en péril !

Or, un soir, je rêvais, assis devant le tiroir où je place les lettres que m’écrit Geneviève. J’étais dans l’état d’un homme qui, après avoir goûté d’un vin exquis, ne peut se retenir de vider la bouteille, verre par verre. Ainsi en était des lettres de mon amie : j’avais d’abord repris la dernière ; puis, je les avais feuilletées, une à une ; maintenant, je venais de les relire toutes d’affilée, je m’en étais grisé coup sur coup, et cela m’avait mis du champagne dans la tête : c’étaient des pétillements de joie, une gaîté mousseuse, un étourdissement délicieux…

On sonna à ma porte. Jacques Molinier et Robert Darlaud entrèrent chez moi. L’un s’étendit nonchalamment sur le fauteuil de cuir qui est derrière mon bureau ; l’autre s’adossa à la cheminée en proposant d’un ton veule :

— Où va-t-on ce soir ?

Molinier offrit de nous conduire chez sa maîtresse qui donnait souvent des réunions où l’on jouait et où l’on dansait. Mais Darlaud préférait assister au spectacle d’une petite scène de Montmartre où se déroulaient des pantomimes pornographiques sous couvert de reconstitution antique. Alors, Molinier, qui est joueur, insista pour que l’on se rendît au bridge de son amie. Et une discussion s’engagea entre les deux jeunes gens, comique à force d’ardeur et de violence outrée. Car le trait caractéristique de leur esprit est une affectation à se passionner pour des questions insignifiantes, afin de dissimuler le vide de leur cœur et l’indifférence de leur pensée.

Je fus irrité par ces niaiseries qui venaient troubler ma songerie ; j’étais si bien, avant l’arrivée de mes amis… Malgré le triste et froid novembre qui grelottait dehors, ma chambre s’était remplie de printemps grâce au souvenir de Geneviève.

Je m’écriai avec une vivacité inaccoutumée :

— Mais ne vous donnez-donc pas la peine d’avoir l’air de tenir à quelque chose, puisque tout vous est égal !… Que vous importe le bridge chez Thérèse ou le petit théâtre de la rue Fontaine ?… Vous savez bien que vous vous ennuierez autant, à l’un et à l’autre !

Mes compagnons me dévisagèrent, d’un air stupéfait. La supériorité qu’ils s’arrogeaient à mon endroit les disposaient mal à recevoir mes leçons.

Jacques Molinier me dit, avec une nuance de hauteur railleuse :

— Et vous, Laval, à quoi tenez-vous ?

Je ripostai sèchement :

— Je ne suis ni blasé, ni excédé de vivre, moi : j’ai mon âge.

Et, malgré moi, je tournai les yeux vers les lettres de Geneviève qui étaient restées éparpillées sur mon bureau. Robert Darlaud surprit mon regard ; il crut comprendre et s’exclama, avec une gaîté impertinente :

— Heureux Philippe !… Il n’a guère besoin de nos pauvres divertissements ; il ne souffre jamais des âcres lendemains de fête ni de la pénurie d’argent… Philippe est un sage qui se contente des veillées solitaires, passées à échanger une correspondance sentimentale avec quelque blonde cousine de province à laquelle il a promis le mariage…

Un mouvement involontaire me souleva, me fit sortir de ma nature : d’ordinaire, j’écoutais ces sarcasmes sans y répondre. Ce soir, j’éprouvais le besoin de répliquer victorieusement… Est-ce l’influence de ces menues feuilles de papier où se racontait l’histoire de mon bonheur, d’où émanait le parfum de mon amour ?… Je voulus parler, vaincre, persuader, comme si l’âme de Geneviève, s’échappant de ces lettres, eût été là pour m’entendre.

Je dis fermement :

— Allons ! Soyez donc sincères… Au lieu de me persifler, avouez votre détresse intime. Plaignez-vous, souffrez, maudissez, blasphémez, mais ne riez plus : vous n’en avez pas envie. Vous passez votre temps à user de tous les plaisirs, vous cherchez le désordre pour y perdre vos soucis ; mais vous vous amusez sans pouvoir vous distraire et la distraction ne vous amuse pas. Un matin, vous ne pouvez vous lever : la nuit de la veille vous a épuisés. Et couchés sur votre lit qu’aucune femme n’occupe, dans votre chambre qu’aucun ami ne visite, seuls en face de vous-mêmes, vous réfléchissez…

Vous réfléchissez, Molinier, vous qu’un beau passé empêche de dormir. Vous réfléchissez, Darlaud, faux sceptique que j’ai surpris un jour récitant des vers à une fille de brasserie pour se donner l’illusion de l’amour. Vous constatez l’affreux désert de votre cœur ; et soudain, devant vos yeux, passe l’image d’une créature qui ne se vend pas, d’une innocence que vous avez oubliée ; et vous regrettez une douceur perdue : la douceur de croire.

Vous vous apercevez que vous êtes l’ennemi de votre propre pensée, le bourreau de votre être, livrés au sort anormal qu’est l’existence d’un désabusé de vingt ans.

Car vous vantez l’ivresse, vous appelez l’abrutissement du jeu, la torpeur qui suit les excès de la chair, comme les seules consolations humaines. Mais croyez à quelque chose et vous serez sauvés : vous aurez des nausées devant votre verre plein, devant la drôlesse qui s’offre…

La débauche n’est qu’une forme du nihilisme. Ô mes amis, au lieu de rire, envier ma foi : je peux me priser sans boire, car j’aime et je suis aimé. Croyez-moi : nous avons grandi ; notre base s’est élevée ; et nous sommes dans une atmosphère plus haute : si nous voulons vivre sans malaise, apprenons à respirer cet éther moins trouble… Et cherchons le secret de notre bonheur au fond d’une joie pure.

Je regardai mes compagnons : Jacques Molinier, l’œil rêveur, le front pensif, s’était accoudé à son fauteuil et s’absorbait dans ses pensées, sans songer à me répondre.

Robert Darlaud souriait avec amertume. Il murmura :

— Oh ! Je vous comprends bien… Les nattes blondes et les yeux candides, les baisers sincères, les mioches, la chaleur du foyer… Le style « rococo », enfin : il a du bon, parfois. Moi aussi, dans certains moments, je rêve de ça, comme d’un remède apte à nous guérir… Mais voilà, il faut attendre, supporter le vide… Plus tard, peut-être…

Et, redevenant ironique, il concluait, gouailleur :

— Ces plaisirs-là ne sont point de notre âge !

Je répliquai ardemment, avec le ton des convictions profondes :

— Pourquoi plus tard ?… C’est notre instinct qui sonne l’heure de vivre. L’homme d’aujourd’hui doit se marier tôt.