Le Mari embaumé/II/1. La folie noire du comte de Pardaillan

E. Dentu (Tome 2p. 1-12).
LE
MARI EMBAUMÉ[1]


I

LA FOLIE NOIRE DU COMTE DE PARDAILLAN


Les tilleuls avaient grandi, étalant au loin leurs vertes ramées, les hautes murailles du couvent avaient noirci au soleil et à la pluie, quelques lézardes se montraient entre les fenêtres de l’hôtel de Vendôme, toujours triste, en face du riant parterre qui le séparait du logis de madame Honorée de Guezevern-Pardaillan, maîtresse de la porte du monastère neuf des Capucines.

C’est que notre histoire a fait un saut de quinze ans, franchissant d’un seul coup toute la fin du règne de Louis XIII, le Juste, et atteignant ainsi les débuts de la régence d’Anne d’Autriche, mère de Louis XIV.

Le cardinal de Richelieu était mort en son palais, le 4 décembre 1642, à cinquante-huit ans d’âge, si fort et si puissant que son autorité resta vivante derrière lui.

Louis XIII était mort au château de Saint-Germain, le 14 mai 1643, si faible et si dédaigné que sa dernière volonté ne fut pas même écoutée.

Le roi avait cinq ans et quelques mois. La régence nouvelle, ayant une longue carrière à parcourir, ressemblait presque à un règne. Anne d’Autriche, quoiqu’elle eût quarante ans sonnés, gardait parmi son peuple une réputation de beauté et même de jeunesse. On lui tenait compte de l’interminable tutelle qui, pendant vingt-huit ans, avait pesé sur sa liberté. On s’était accoutumé à voir en elle une pensionnaire couronnée dont la jalousie du feu roi faisait une esclave. Devenue mère très tard, elle avait aussi le bénéfice de ce petit lit où dormait Louis le Grand encore enfant.

Rien ne rajeunit si bien qu’un berceau.

On l’avait plainte assez longtemps pour l’aimer quelque peu. La cour et la ville s’étaient intéressées aux bizarres romans de ses amours, dont nul n’avait su bien lire les pages mystérieuses et courtes. Nous avons prononcé le mot pensionnaire : pour beaucoup, ses intrigues galantes étaient tout bonnement des fredaines de fillette opprimée, trop punies par la brutalité froide et odieusement rancunière de son mari, vieux barbon de comédie torturant à plaisir cette Agnès sans défense.

Le barbon et son Agnès avaient, en réalité, juste le même âge. L’oppresseur était un pâle jeune homme, débile et beau ; la victime était une grosse maman, solidement nourrie, que ses portraits nous montrent avec de rondes joues un peu tombantes, à l’autrichienne, et une gorge triomphale, faite pour inspirer une toute autre impression que la pitié.

Il y a des natures à qui le malheur donne un désirable embonpoint. Après tout, Anne d’Autriche était une charmante femme très coquette, un peu faible d’esprit, aimant beaucoup l’Espagne et ses aises, en politique comme en amour, fidèle à son mari, je le suppose, et à M. le cardinal de Mazarin, j’en suis sûr, gouvernante médiocre, patriote douteuse, ayant eu dans sa vie une demi-douzaine d’aventures jolies et quelques moments dramatiques où elle ne fut pas sans déployer une belle fierté. Nous ne voyons pas pourquoi la pierre lui serait jetée, à cette reine appétissante et blanche qui se fâchait à la façon des soupes au lait. Peut-être qu’une personnalité mieux tranchée aurait eu plus de peine à traverser l’ouragan pour rire que la Fronde allait déchaîner sur Paris et les provinces en chantant.

Ce joli garçon de Mazarin, menant le monde, sous prétexte de gagner sa vie, le duc de Bouillon, Machiavel, bourgeois travaillant pour son pot-au-feu, Gaston d’Orléans, grignotant la chèvre en broutant le chou, madame de Chevreuse soulevant des tempêtes dans une cuvette pour donner à l’ami de sa famille, l’abbé de Gondi, le plaisir de les apaiser, MM. de Conti, d’Elbeuf et de Beaufort tirant chacun à soi au milieu d’intrigues galantes ou d’horribles soupçons passent et repassent sans produire le moindre éclat, le conseiller Broussel, Prud’homme anticipé que les Parisiens bafouent de leurs respects, le chancelier Séguier, presque sage au milieu de ces folies, et ces deux grandes têtes : Turenne et Condé, bataillant au hasard parmi la farandole ivre que dansent la cour, la ville, les parlements, la finance, tout cela va bien, je ne sais pourquoi, autour d’Anne d’Autriche, dodue, fraîche, coiffée à la Sévigné et jouant le sort de la France, dont elle ne se soucie guère, pour garder les moustaches de son svelte cardinal.

Notre drame ne va pas jusqu’à la Fronde. C’est un fait particulier, à peine mêlé aux intrigues du temps, qui fait notre histoire. Il naît et meurt, dans ces heures de transition qui séparèrent la mort de Louis XIII de la révolte du Parlement. Cette courte et insignifiante période est appelée dans les livres le règne des Importants.

Les Importants étaient tous ceux qui avaient eu la tête courbée sous le lourd talon de Richelieu, et on les nommait ainsi parce que, ne sentant plus sur leur front le poids de ce terrible talon, ils se redressèrent haut et vite. On put croire un instant qu’ils allaient être les maîtres. La reine aimait en eux ses anciens camarades de cour, ses alliés de « l’opposition », s’il est permis d’appliquer ce mot tout moderne à des choses d’une autre époque. Elle mit à leur ouvrir les portes des prisons un empressement cordial.

On vit alors reparaître tous ces paladins de la résistance, qui excitaient autrefois parmi le peuple et parmi la noblesse un véritable enthousiasme : les ducs de Retz, de Guise, d’Épernon, la marquise de Senecey, madame d’Hautefort, la duchesse de Chevreuse, Fontrailles, Chateauneuf, le président de Blanc-Mesnil, et même ces deux hommes à poignard, Montrésor et Saint-Ibal, les assassins du premier ministre.

Bien entendu que le bon duc César de Vendôme revint aussi et qu’il rapporta sa colique.

Mais il est deux vérités que nous n’avons besoin d’apprendre à personne. En France, les vogues durent peu, et le pouvoir suprême est un calmant héroïque qui modifie du jour au lendemain les idées des gouvernants.

Les revenants de la Bastille et de l’exil semblèrent aux Parisiens lamentablement démodés ; ils avaient vieilli et n’étaient plus persécutés.

La reine partagea cet avis. Elle trouva, en outre, que tous ces braves gens rapportaient avec eux des idées de l’autre monde.

On raconte que, dès le lendemain de la mort du roi, la reine dit en passant devant un portrait de Richelieu :

« Si cet homme-là vivait, il serait notre souverain conseil. »

Les Importants auraient dû méditer ce mot-là. Ils n’avaient pas le temps, occupés qu’ils étaient à triompher sur toute la ligne. L’évêque de Beauvais, leur chef, confesseur de la reine, annonçait ici et là qu’il allait rétablir l’âge d’or par décret, et ce bon duc César chuchotait entre deux tranchées que son coquin de fils, Beaufort, menait déjà Sa Majesté par le bout du nez.

Mazarin, le joli cardinal, ne disait rien. Il n’était rien, sinon la créature du grand ministre mort. L’opinion publique déclarait sa carrière brisée. Anne d’Autriche affectait pour lui de l’éloignement et du mépris.

Mais il y avait à Paris un petit abbé, méchant comme un démon, assez mal bâti, plus brave que l’épée, galant, généreux, magnifique, très grand seigneur par sa naissance, très dangereux par son caractère, qui se nommait J.-F. Paul de Gondi.

Ce petit abbé qui ne craignait Dieu ni diable, et qui devait être un jour le cardinal de Retz, disait déjà et même écrivait que l’éloignement de la reine pour M. de Mazarin le faisait rire.

Il était myope, ce petit abbé, myope à prendre, dans la rue, le papa Broussel pour M. de Bassompierre, mais sa malice avait des yeux de lynx.

Un matin du mois de juillet, en l’année 1643, nous nous retrouvons donc au lieu même où commence notre récit, dans ce Clos-Pardaillan, fleuri et embaumé, qui était le jardin privé de dame Honorée.

Les événements avaient eu beau marcher, dame Honorée restait la même : une excellente béguine fort occupée de son salut, mais ne dédaignant pas d’écouter les cancans de ce monde.

Or, il y avait un cancan, plus qu’un cancan, une rumeur ayant trait à des personnes qui la touchaient de très près, et cette rumeur couvrait un mystère que jamais elle n’avait pu sonder.

Il s’agissait de notre ami Pol de Guezevern ; M. le comte de Pardaillan, confiné depuis quinze longues années dans son château du Rouergue. Dame Honorée n’avait jamais revu son neveu, à dater de cette soirée où M. de Vendôme l’avait marié en le faisant son intendant, mais pendant que maître Pol gérait les domaines du bon duc, dame Honorée avait fréquemment de ses nouvelles, des nouvelles ordinaires possibles, vraisemblables.

Il allait, venait, rendait ses comptes et se conduisait comme un chrétien.

Maintenant qu’il avait eu cette étrange fortune de succéder au feu comte de Pardaillan, malgré tant de gens placés entre lui et cet héritage, les choses n’étaient plus ainsi.

La vie de maître Pol, devenu grand seigneur, était tellement bizarre, que le doute jaillissait des esprits les plus crédules.

Et pourtant, le doute avait tort, chacun savait bien cela, et dame Honorée mieux que personne, puisqu’elle connaissait Éliane, sa nièce, un cœur d’or, une vertu pure comme le diamant.

Éliane s’était retirée, toute jeune et toute belle qu’elle était, vivant comme une recluse, malgré son titre de comtesse qui l’eût si aisément appelée à la cour ; Éliane s’était donnée tout entière à un dur, à un lugubre devoir.

Et si bizarre, nous répétons le mot, que fût la situation de l’homme à qui elle avait voué sa vie, cette situation était nettement, surabondamment constatée par des témoignages indubitables et par la grave assertion d’un homme de l’art.

Maître Mathieu Barnabi, parti de très bas pour arriver au sommet de la science, d’abord chimiste juré, puis médecin de feue la reine-mère, et honorable et discrète personne, Renaud de Saint-Venant, conseiller près le Parlement de Paris, ami d’enfance de l’infortuné comte, étaient les deux seuls étrangers qui eussent accès au château.

Maître Mathieu Barnabi avait fourni et signé sa déclaration, portant que le comte de Pardaillan, frappé de folie au moment même où Dieu lui avait donné la grande fortune dont il jouissait et le noble nom qu’il portait, restait depuis lors incapable de vivre la vie commune.

Item que sa folie, d’espèce particulière, avait pour symptôme unique la crainte, l’horreur de ses semblables, lui laissant à tous autres égards l’usage de sa haute et solide raison : ce pourquoi, ses affaires, menées par lui-même, au moyen de madame la comtesse sa femme, continuaient à être faites et bien faites.

Item que cette folie, quelle que fût sa source, s’était manifestée au premier moment par des exaltations furieuses et dangereuses pour les tiers, autant que pour lui-même, et qu’à sa première heure lucide il avait demandé, il avait exigé de ne plus voir que sa bien-aimée femme Éliane, comtesse de Pardaillan, laquelle il reconnaissait toujours, au milieu même de ses plus furieux accès.

Item qu’il avait fallu se conformer à ce vouloir, tant pour conserver la vie dudit comte de Pardaillan que pour épargner l’existence des étrangers et même de ses serviteurs : la vue d’un être humain quelconque, autre que madame Éliane, maître Mathieu Barnabi, soussigné, et le sieur conseiller de Saint-Venant pouvait porter ledit malheureux comte aux dernières extrémités contre lui-même et ses semblables.

Cette déclaration de maître Mathieu Barnabi, mise en circulation quinze ans auparavant, n’avait pas peu contribué à la renommée du célèbre praticien. Les hommes de science l’avaient discutée, les gens de cour s’en étaient amusés comme d’un fait purement original et curieux, portant surtout leur intérêt sur madame Éliane qui, un moment, était passée à l’état d’épouse illustre.

Puis les épilogueurs étaient venus. Le fait de la folie n’avait jamais été contesté, mais on en avait recherché curieusement les causes. Était-ce donc le choc d’un grand bonheur inespéré qui avait produit cet accident terrible ?

Était-ce le remords ? car, en ce temps-là, certains crimes étaient aisément soupçonnés, et l’on ne peut dire que les soupçons eussent toujours tort.

Bien des existences s’étaient éteintes pour faire de Pol de Guezevern, cadet de Bretagne et simple intendant, un des plus riches gentilshommes qui fussent en France.

Maître Mathieu Barnabi était là-dedans, l’ancien drogueur de la reine-mère, et tout ce qui touchait à ces Médicis avait méchante odeur, dès qu’il s’agissait de maléfices et de poisons.

Quoi qu’il en soit, trois requêtes furent présentées au Parlement de Paris, au nom de M. le baron de Gondrin-Montespan, héritier du feu comte, sur la même ligne que maître Pol. La première de ces requêtes tendait à la rescision des actes entre-vifs, passés entre Guezevern et le défunt.

La seconde était afin d’informer touchant les rumeurs qui couraient sur la fin prématurée des autres héritiers.

La troisième sollicitait une enquête sur l’état du présent comte de Pardaillan, incapable de porter son titre et de gérer son avoir.

Ici commença le rôle du conseiller Renaud de Saint-Venant.

Ce galant homme, rompant vaillamment en visière à son ancien ami et associé le baron de Gondrin, enterra dans les archives de la Grand’Chambre les trois requêtes par son influence personnelle.

Il était habile et avait beaucoup d’argent à sa disposition. Il intéressa ses collègues à la situation si vraiment malheureuse du comte, dans un discours fort éloquent, et les enthousiasma au récit du dévouement romain de la comtesse.

Il importe au lecteur de connaître le dernier argument, la péroraison de sa harangue.

Après avoir exalté la piété de cette jeune femme, si belle, enterrée vivante et donnant toutes les heures de son existence à l’abnégation conjugale, Renaud s’exprima ainsi :

« D’ailleurs, l’accusation criminelle manque de base, autant que l’action civile manquerait d’intérêt. La mort ne s’est point arrêtée après avoir frayé ce triste chemin qui a conduit Paul de Guezevern à la fortune : son fils unique, mon filleul, Renaud de Guezevern-Pardaillan, est mort, selon toute apparence ; une main coupable, une main perfide l’a soustrait à l’amour de ses trop infortunés parents.

« Ils n’ont plus qu’une fille au berceau, et au décès du présent comte les collatéraux avides pourront fondre sur cet héritage, qui semble porter malheur. »

Cela était vrai, et cela était à la connaissance de tous. Dans la nuit même qui avait suivi la première arrivée du comte et de la comtesse de Pardaillan, venant prendre possession de leur château, le petit Renaud, âgé de quatre ans, avait été enlevé de son berceau par une main inconnue.

Bien que le seul intéressé fût, en apparence, M. le baron de Gondrin, l’auteur du rapport, le sieur de Saint-Venant eut la clémence de ne le point accuser.

Mais les trois requêtes furent noyées.

Nous devons ajouter que, depuis lors, nul n’avait pu retrouver la trace du petit Renaud de Guezevern, seul héritier des biens de Pardaillan.

Et qu’à défaut de requêtes les bavardages allaient leur train, si bien que dame Honorée, au fond de sa dévote solitude, en pouvait ouïr continuellement l’écho.

Elle questionnait par lettre Éliane qui lui répondait fidèlement, mais les réponses d’Éliane ne contenaient jamais que des choses connues par la vieille dame. Ces réponses parlaient de la santé de son mari qui était bonne à la condition que rien ne vint éveiller la terrible susceptibilité de son état mental ; elles faisaient allusion souvent au malheureux enfant, qui était désormais perdu sans espoir, et remerciant Dieu dont la bonté leur avait gardé du moins ce cher petit être, leur fille, leur seule joie, leur dernier amour.

Pola grandissait, Pola était bonne, Pola était belle.

Deux mois avant le moment où recommence notre récit, dame Honorée avait eu une grande surprise. Une charmante enfant, blonde et rose, que la bonne dame reconnut au premier coup d’œil tant elle ressemblait à maître Pol, son père, était arrivée inopinément, sur le tard, à l’heure où les béguines se couchent, et s’était jetée à son cou en riant.

« Bonsoir, ma tante, avait-elle dit, je viens passer du temps avec vous. »

Comme dame Honorée, au comble de l’étonnement, lui demandait pourquoi elle avait quitté sa mère, la fillette répondit sans perdre son sourire :

« Je n’en sais rien, bonne tante. »

Elle remit en même temps un pli à la vieille dame qui l’ouvrit et lut :

« Ma chère et respectée tante,

« Donnez un asile à ma bien-aimée Pola. Elle sera en sûreté chez vous. Au château de Pardaillan un cruel danger la menace. »

Le billet était signé « Éliane ».

  1. L’épisode qui précède a pour titre : Madame Éliane.