Le Mari embaumé/I/19. Le pain Saint-Antoine

Hachette (Tome 1p. 284-285-302-303).





XIX

LE PAIN SAINT-ANTOINE.


C’était le temps des aventures. La chevalerie était morte, mais la manie d’errer ne se perdait point. Les épées voyageaient à travers le monde comme autrefois les lances, seulement au lieu de ferrailler gratis et pour l’honneur, elles se faisaient payer du mieux qu’elles pouvaient.

Les armées européennes se recrutaient alors presque entièrement à l’aide d’un innombrable troupeau de mercenaires qui n’avaient, à proprement parler, ni foyer ni patrie. Ils étaient soldats comme on fait un métier ; ils changeaient de drapeau sans répugnance ni scrupule au gré de leur intérêt ou de leur caprice, défendant aujourd’hui ceux qu’ils attaquaient la veille.

À lire les pages trop peu nombreuses qui traitent familièrement l’histoire de ces époques déjà reculées, mais appartenant néanmoins à notre ère moderne par le réveil des idées et les premières tentatives de résistance bourgeoise contre la cour, on est frappé d’un étonnement qui va jusqu’au trouble. La confusion est partout. Les luttes politiques s’embrouillent comme ces chevelures de mendiants espagnols que la dent d’un peigne ne sut jamais démêler, les passions s’entrecroisent, les intérêts se déplacent, chaque faction est faite de mille coteries n’ayant entre elles ni lien réel, ni sérieuse cohésion. Les guerres civiles vont au hasard, bavardant, ricanant, négociant, trahissant, et les guerres étrangères se promènent avec une interminable lenteur, attardées à quelque siège pédant ou dépensant de lointaines canonnades.

Ceci soit dit à l’exception de la grande bataille de trente ans qui se livrait en Allemagne et où la religion mettait du feu dans les veines des combattants.

Mais ce qui surprend principalement, c’est l’absence presque complète de nationalités. Les noms des généraux trompent, il est besoin de regarder leur cocarde. On dirait, en vérité, que chez cet agent, si vif sous nos premiers rois, si puissant aujourd’hui, l’esprit patriotique sommeillait, engourdi par l’égoïsme et la corruption.

Nos cadres militaires regorgeaient d’Allemands, d’Italiens, d’Espagnols, sans compter les soldats appartenant à ces pays foncièrement producteurs de machines à combattre : la Suisse et l’Écosse. D’un autre côté, nos jeunes gentilshommes s’en allaient au delà du Rhin chercher des grades ou des aubaines.

En plein Paris il y avait des boutiques de racoleurs, non-seulement pour les régiments du roi, mais encore, mais surtout pourrait-on dire, pour les armées de l’empereur Ferdinand II et du roi Christian IV qui soutenait, en Allemagne, la cause de la foi protestante.

Nous avons mentionné ce fait à cause d’un personnage qui a passé dans ce récit sans éveiller assurément l’attention du lecteur, ce don Ramon, recruteur pour la guerre d’Allemagne, qui s’était, le premier, jeté dans un bateau pour porter secours à maître Pol, au moment où celui-ci avait « sauté le pas, » du haut du parapet du Pont-Neuf.

Dans la foule, un plaisant avait dit : « Je gage que don Ramon va repêcher un soldat ! »

Ceci faisait allusion à la profession même de ce brave officier qui était natif de Pontoise, mais qui avait pris un fort beau nom Castillan, don Ramon Tordesillas, à la suite de quelques démêlés avec la justice de sa ville natale.

Don Ramon avait vu du pays. Il avait porté la hallebarde dans divers corps de miquelets au service de la France, de la Savoie, de l’Espagne, de la Suède et de l’Empereur, après quoi, las de la vie des camps, il avait pris ses quartiers de retraite à Paris, tout près du Pont-Neuf, c’est-à-dire au véritable centre de l’univers. Là, il menait une existence tranquille, racolant tout doucement, pour la France et pour l’étranger, pour l’étranger plutôt que pour la France, parce que la prime était beaucoup plus forte.

Son arc avait deux autres cordes. Le jour, il était pêcheur de poissons, la nuit il était pêcheur de noyés.

Il vendait les noyés qu’il pêchait aux écoles de la Faculté de médecine, ouvertes rue du Fouarre, au quartier Saint-Jacques.

Le croiriez-vous ? malgré tant de talents, ce pauvre don Ramon ne faisait pas fortune.

Aussi ne laissait-il rien perdre. Une heure environ après la scène que nous venons de reproduire entre César de Vendôme et la nouvelle comtesse Éliane, don Ramon Tordesillas (il s’appelait de son nom Martin Mouton) remontait le cours de la Seine dans son bateau qu’il menait à la godille. Il rapportait deux chrétiens, dont l’un était bien mort et l’autre ne valait guère mieux. Il rapportait en outre le pain de saint Antoine, et un bon bout de cierge, qu’il avait éteint par économie.

Don Ramon avait été loin pour trouver tout cela. Il n’avait rejoint le cierge miraculeux que vers le bas de Passy, et quand il revint en vue du Louvre, la sueur découlait de son front.

Le cierge, allumé sous l’invocation de saint Antoine de Padoue, n’avait point manqué à sa mission. La foule, un instant poussée par la curiosité, l’avait suivi jusqu’au bac, puis s’était dispersée.

Don Ramon seul, continuant sa route, avait bientôt vu la lueur s’arrêter sur la rive droite du fleuve. Le pain était pris dans les herbes accumulées autour de la chaîne-amarre d’un bateau de laveur.

Don Ramon s’approcha. Le pain Saint-Antoine touchait les cheveux blonds d’un jeune homme qui flottait sur le dos, pris également dans les herbes et qui devait être mort déjà depuis quelques heures. C’était un beau sujet, fort et bien bâti que le trépas avait dû surprendre en pleine santé. Il portait un costume d’homme du peuple.

« Que chantaient-ils donc, grommela le racoleur à part lui. Ne disaient-ils pas tous que c’était un gentilhomme ? »

Pendant qu’il chargeait le corps dans son bateau, et le pain et le cierge qui n’était pas encore éteint, il entendit comme un grand soupir de l’autre côté de la barge du laveur. Il donna un coup d’aviron et aperçut un autre jeune homme blond, dont la tête s’était embarrassée entre les pilotis d’un abreuvoir.

« À la bonne heure ! pensa don Ramon, voici notre gentilhomme ! La place est heureuse et le pain Saint-Antoine était pour deux ! »

La main de ce dernier noyé se crispait autour d’un pilotis, et à la lueur du cierge, don Ramon crut apercevoir un léger mouvement dans les muscles de ses doigts.

« Tiens ! tiens ! fit-il, est-ce que vraiment j’aurais la chance de pêcher un soldat ! Ce serait un meilleur coup de filet, car les soldats se vendent plus cher que les cadavres.

Il éteignit le cierge et amarina sa seconde proie. Le cœur du « gentilhomme » battait encore, mais si faiblement !

Don Ramon, remontant la Seine, entendit vers la hauteur du Cours-la-Reine, qu’on était en train de planter, des cavaliers galopant sur l’une et l’autre rive, et criant l’annonce d’une récompense à qui retrouverait le « gentilhomme » mort ou vivant.

Notre racoleur se tint coi et continua sa route. Désormais, Dieu merci, il n’était pas embarrassé du débit de sa pêche.

Au moment même où il atterrissait sous le Pont-Neuf, il put ouïr qu’on frappait à coups redoublés à la porte de sa maison.

« Holà ! Don Ramon ! criait-on, ouvrez ! n’êtes-vous point encore revenu ? »

Don Ramon garda le silence. C’était un homme prudent. Les événements prenaient autour de lui une tournure mystérieuse et il flairait une riche aubaine.

« Ne nous pressons pas, se disait-il, et marchandons.

Des pas sonnèrent sur la rive droite ; ils allaient vers le Louvre, et se perdirent bientôt dans l’éloignement.

Saisissant l’occasion, don Ramon chargea le gentilhomme sur ses épaules, et put s’introduire chez lui sans encombre. Dans le trajet, le gentilhomme poussa encore un grand soupir. Il avait la vie dure.

Don Ramon le coucha sur son propre lit et s’en alla chercher le pauvre diable, qu’il apporta avec le pain et le bout de cierge.

Comme il arrivait au seuil de sa maison, une main pesa sur son épaule.

« Compère, lui dit la voix qui tout à l’heure l’appelait par son nom, pendant qu’on frappait à sa porte, je te paye ton fardeau cent écus.

— Tope ! fit le racoleur ébloui. Marché conclu.

— Entrons ! » reprit la voix.

Ils entrèrent.

La voix appartenait à ce doux Renaud de Saint-Venant qui, en accomplissant un si triste office, n’avait point perdu son agréable sourire.

Don Ramon posa sa charge sur la table et alluma le cierge qu’il mit dans son vieux chandelier de plomb. Aussitôt que la figure du mort s’éclaira, Saint-Venant poussa un cri de désappointement et dit :

« De par tous les diables ce n’est pas lui !

Don Ramon fit un saut pour se placer entre lui et la porte. En même temps, il mit la main à son couteau ; grondant :

« Mon compère, ce qui est dit est dit : vous me devez cent écus. »

Saint-Venant répliqua :

« Tu auras les cent écus… mais l’autre ! N’as-tu point retrouvé l’autre ?

— Non, repartit le racoleur sans hésiter. Il n’y avait qu’un pain Saint-Antoine, je n’ai repêché qu’un noyé. »

Ces hommes mentent pour mentir. Peut-être aussi don Ramon avait-il quelque idée de pousser son client inconnu à faire monter l’enchère.

Renaud restait pensif et regardait attentivement le mort, étendu sur la table, le front baigné dans ses cheveux blonds ruisselants.

C’était bien la couleur des cheveux de maître Pol, et quoi qu’il n’y eût aucune ressemblance quelconque entre cette figure vulgaire et la charmante physionomie de l’ancien page de M. de Vendôme, sa taille, l’âge, l’habitude du corps présentaient des analogies assez frappantes.

Renaud se rapprocha de la table.

« Tu es une moitié de chirurgien, toi, compère, prononça-t-il à voix basse. Tu vas souvent rue du Fouarre ?

— Oui, répondit Ramon avec un gros sourire, comme les bouchers vont au marché.

— Veux-tu doubler tes cent écus ?

— Celui-ci, grommela Ramon qui hocha la tête, n’a plus besoin de médecin.

— Veux-tu doubler tes cent écus ? répéta Saint-Venant.

— Que faut-il faire pour cela ?

— Il faut, dit Renaud dont la voix tremblait, rendre ce malheureux méconnaissable au point de tromper l’œil même de sa mère.

— Dans quel but ? demanda Ramon, dont la curiosité s’éveillait.

— Tu auras trois cents écus, » fit Renaud au lieu de répondre.

Le racoleur brandit son coutelas, qui s’abattit jusqu’à toucher presque le visage du mort, mais il s’arrêta avant de frapper, pour deux motifs, dont l’un du moins pouvait plaider en sa faveur. Il voulut se bien assurer que le noyé ne donnait plus aucun signe de vie.

L’autre motif fut un mot de Renaud qui dit vivement :

« Pas comme cela ! Il ne faut pas qu’on puisse croire qu’il a été assassiné. »

Ramon, qui avait achevé son examen, l’interrogeait du regard. Renaud ajouta, cherchant péniblement ses paroles :

« Tu comprends, mon camarade. La rivière est basse. Quand on se jette du haut d’un pont, le visage peut rencontrer les pierres de la culée… »

Ramon rengaina son couteau et ses yeux firent le tour de la chambre.

« Je comprends qu’on ne doit pas couper, murmura-t-il ; mais écraser. Vous pouvez bien mettre quatre cents écus.

La paupière de Renaud se baissa et il fit un signe de tête affirmatif. Quand il releva les yeux, il vit une horrible chose. Ramon avait trouvé l’objet qu’il cherchait : une énorme bûche, munie de son écorce. Un seul coup avait fait l’affaire, un coup lancé de biais et en glissant. Le noyé n’avait plus de visage.

Ramon tendit la main. Saint-Venant y mit cent vingt pistoles.

« Maintenant, dit-il en dépouillant vivement son pourpoint et ses chausses, il faut faire sa toilette.

— Oh ! oh ! ricana le racoleur, je commence à comprendre. C’est donc toute une histoire ! Vous en avez gros sur la conscience, mon maître, à ce qu’il paraît, et vous voulez vous faire passer pour mort. »

Ramon se trompait, en croyant qu’il commençait à comprendre. On se souvient que Renaud de Saint-Venant, avant de se glisser dans l’alcôve où il comptait prendre au piège Mme Éliane, avait revêtu les habits que Guezevern portait en quittant le château de Vendôme.

Ces petites ruses ne réussissent pas toujours. Ces chausses et ce pourpoint de couleur commune n’avaient été ni reconnus ni même remarqués par Mme Éliane.

Désormais, Saint-Venant voulait les employer à un autre usage, et cette fois il était bien sûr que Mme Éliane les remarquerait et les reconnaîtrait.

Quand le mort fut habillé, Ramon demanda ironiquement :

« Mon maître, vous faut-il un porteur ?

— Je serai le porteur, répondit Saint-Venant qui s’enveloppait dans son manteau. Chargez-le sur mes épaules. »

Il était fort, malgré sa frêle apparence, et ne fléchit point sous le fardeau.

« Mon camarade, dit-il, en jetant quelques pièces d’or sur la table, voici qui est par-dessus le marché. Écoute-moi bien : je te défends de me suivre, et tu vas refermer ta porte à la barre derrière moi. Si tu gardes bouche close, au jour de l’an qui vient tu recevras une bonne étrenne. Si tu parles avant ce temps-là, tu auras de mes nouvelles. »

Il sortit. Ramon assujettit en grondant la barre de sa porte.

Après avoir serré son argent, il gagna la chambre où Guezevern, toujours privé de sentiment, était couché sur son lit.

« À ton tour, l’ami ! dit-il en débouchant un flacon de brandevin pour lui en frotter les tempes. Un beau cavalier, sur ma foi ! Peut-être que ce coquin à la parole mielleuse me l’aurait acheté encore plus cher que l’autre. »

Tout en parlant, il soulevait la tête de maître Pol et lui tamponnait énergiquement les narines avec une éponge imbibée d’alcool, à peu près comme on bouchonne un cheval, mais ce fut sans résultat aucun.

« Est-ce que je serais réduit à te porter rue du Fouarre, toi, murmura-t-il. Allons, mon mignon, réveille-toi ! Tu auras à choisir entre les coups de bâton du roi Christian de Danemark et la schlague de l’empereur Ferdinand. Et qui sait si tu ne deviendras pas feld-maréchal sur tes vieux jours ? »

Renaud de Saint-Venant, pendant cela, se dirigeait vers sa maison, où il put rentrer, grâce à l’heure avancée, sans avoir été vu par personne. Il se vêtit à la hâte, étendit un drap sur le cadavre dont il avait préalablement coupé les cheveux à la taille de ceux de maître Pol et mouillé les habits, puis il se rendit à l’hôtellerie où Mme Éliane avait choisi sa retraite.

Minuit avait sonné depuis longtemps. Mme Éliane était seule, assise sur le pied de son lit. Ses deux mains pendaient le long de ses flancs. Sa joue avait la pâleur du marbre.

« Eh bien ? » demanda-t-elle d’un accent froid et bref.

Renaud de Saint-Venant lui fit le conte qu’il voulut.

Elle écouta jusqu’au bout sans l’interrompre. Quand il eut achevé, elle se signa et récita, d’une voix qui semblait n’être point la sienne, les versets latins du de profundis.

Après quoi elle croisa ses mains sur ses genoux, et regarda le vide en disant :

« Il n’y a donc plus d’espoir ! »

Pour ceux qui ont le don d’épeler le cœur humain, ce mystérieux livre, il n’y aurait point en de doute : cette douleur était immense et profonde ; elle devait durer toujours.

De Mme Éliane il ne restait qu’une belle et glaciale statue dont les yeux ne sauraient jamais plus sourire et dont le cœur était changé en pierre.

Elle était morte, écrasée par un coup de massue.

Mais Renaud de Saint-Venant ne pouvait juger ainsi. Voyant ces yeux sans larmes et cette apparente froideur, il se disait déjà :

« Nous ne serons point une veuve inconsolable ! »

Et par le fait, en présence de l’audacieuse comédie jouée, ce soir même, par Mme Éliane, dans la chambre à coucher de M de Vendôme, bien des gens meilleurs que Renaud auraient pu penser comme Renaud.

La femme qui, dès la première heure de son deuil, trouve la présence d’esprit nécessaire pour combiner un plan difficile et la force de jouer un rôle hardi ne promet pas pour l’avenir l’entêtement des regrets incurables.

Le plan d’Éliane, aux yeux de Renaud, était d’une simplicité presque grossière. Soit qu’elle fut réellement la fille du vieux comte de Pardaillan, soit qu’elle eût inventé là une fable effrontée, il est certain que l’héritage ne pouvait lui venir par cette voie. Elle tenait ses droits légaux uniquement du chef de son mari et son mari seul, son mari vivant lors de la signature des actes de donation, pouvait transmettre à son fils les immenses domaines et le titre de comte.

Elle avait ressuscité tout uniment son mari pour les besoins de sa cause, quitte à déclarer sa mort en temps et lieu.

Le plan personnel de Renaud était encore plus simple, s’il est possible. Ce n’était point par sympathie, bien loin de là, qu’on l’avait choisi pour confident ou pour complice. Les circonstances avaient forcé la main d’Éliane, qui avait pris bravement l’instrument qu’elle eût voulu briser.

Il fallait prolonger, il fallait rendre fatal le besoin qu’Éliane avait de cet instrument détesté.

Il fallait être pour elle, dans toute la force du terme, l’homme nécessaire.

Pour cela, il était indispensable de faire d’abord la situation très-nette et d’en avoir le secret. Le moindre doute sur la réalité du décès de maître Pol devait modifier du tout au tout la conduite de sa veuve. Voilà pourquoi Renaud avait payé un cadavre mutilé au prix de quatre cents écus.

Mme Éliane lui avait dit :

« Je vous achète. »

Renaud pensait déjà :

« Elle ne s’attend pas au prix que je lui demanderai ! »

Il y eut entre eux un long silence, et ce fut la jeune femme qui le rompit.

« Je veux le voir, » murmura-t-elle.

Renaud sentit le danger d’une objection, si plausible qu’elle fût. En jouant son va-tout, du reste, il risquait tout au plus d’être accusé d’une erreur.

« Je suis prêt à vous conduire, madame la comtesse, répliqua-t-il, quoique ce soit un lamentable spectacle. »

Ils sortirent. L’aube commençait à poindre dans les rues solitaires. Quand Renaud souleva le drap qui recouvrait le corps, la chambre était déjà vaguement éclairée par les premiers rayons du matin.

Un cri s’étouffa dans la poitrine d’Éliane, un cri d’indicible horreur.

Elle avait deviné le visage absent entre ces beaux cheveux blonds qu’elle avait tant aimés, et les vêtements qu’elle ne pouvait méconnaître.

Elle rejeta elle-même le drap et se mit à prier silencieusement.

« Irai-je quérir un prêtre ? » demanda Saint-Venant.

Éliane fut longtemps avant de répondre.

« Monsieur le comte de Pardaillan, mon mari n’est pas mort, dit-elle enfin. Tant que je vivrai il sera près de moi. »

Ce jour-là même, Mathieu Barnabi, drogueur de la reine-mère, fut chargé de pratiquer l’embaumement.

Quinze jours après, le comte et la comtesse de Pardaillan faisaient leur entrée solennelle dans ce beau château du Rouergue qui avait empli jadis de rêves dorés la jeune imagination de maître Pol. Chaque famille possède ainsi sa huitième merveille du monde, et qui d’entre nous, aux jours de son enfance, n’a écouté l’œil élargi, le cœur ému, la féerique description de quelque château en Espagne : regrets amers du passé ou joyeuses ambitions de l’avenir ?

Quand on parlait des magnificences de Pardaillan, là-bas, dans le pauvre évêché de Quimper sous le manteau de la cheminée, au vieux manoir de Guezevern, il semblait que ce fût le paradis terrestre. Il y avait alors quatre jeunes gens, robustes et bien capables d’attendre longtemps la succession du vieux comte.

Maintenant les quatre jeunes gens étaient morts, et le dernier d’entre eux avait quitté volontairement la vie, sans se douter de la grande fortune qui lui tombait du ciel.

Il s’était tué, parce qu’il se croyait pauvre ; il s’était tué pour cent cinq mille livres tournois, à l’heure même où sa femme bien-aimée lui apportait des millions.

Il n’y avait au monde que deux personnes à connaître la fin malheureuse et prématurée de maître Pol.

Par une nuit sombre, les domestiques du château de Pardaillan furent éveillés. Leurs nouveaux maîtres arrivaient sans avoir été annoncés. Tous les officiers et serviteurs de la maison se rangèrent en haie dans la cour d’honneur, mais ils ne purent saluer que Mme la comtesse.

Le comte, soutenu par deux écuyers inconnus, enveloppé dans un vaste manteau, sous lequel il tremblait la fièvre, et le visage caché derrière les bords rabattus d’un large feutre, gagna tout de suite sa chambre à coucher par les petits escaliers.

La comtesse reçut avec bonté les félicitations de ses vassaux, mais ne leur fit que de laconiques réponses.

Chacun put remarquer l’abattement qui était sur ses traits et son air de profonde tristesse.

« Mes amis, dit-elle, vous avez un bon seigneur, mais il n’y aura point ici de réjouissances. M. le comte de Pardaillan, mon époux, est en proie à une terrible et funeste maladie.

— Quelle maladie ? » se demandèrent les gens du château quand elle eût monté le grand escalier pour rejoindre son mari.

Il devait se passer du temps avant qu’aucun d’eux pût répondre à cette question.

L’enfant blond, le hardi chérubin que nous vîmes naguère à l’intendance de Vendôme, ayant été livré aux femmes qui devaient prendre soin de lui, fut interrogé adroitement, car une ardente curiosité couvait déjà dans la maison.

Il répliqua seulement :

« Monsieur mon père est bien malade. »

Les officiers attachés spécialement à la personne du comte s’étant présentés pour accomplir leurs devoirs furent éloignés dès ce premier soir par la comtesse elle-même, qui dit :

« Jusqu’à nouvel ordre, le seuil de la chambre de mon mari est une barrière que nul ne doit franchir. Depuis sa maladie il ne veut voir que moi, et le médecin de madame la reine-mère a déclaré qu’il fallait obéir scrupuleusement à son caprice, sous peine de mettre sa vie en danger. »

On se coucha tard, cette nuit, au château de Pardaillan, et Dieu sait les abondants bavardages qui furent accumulés au sujet de l’étrange maladie de M. le comte.

Pendant que ce pauvre seigneur gagnait ses appartements, soutenu par deux écuyers étrangers que nul ne revit le lendemain, deux autres serviteurs également inconnus portaient derrière lui une boîte de forme oblongue.

Ces porteurs aussi disparurent pour ne plus se montrer jamais, après que la boîte oblongue eut été introduite dans la chambre de M. le comte.

Puis la porte fut fermée à double tour aussitôt que la comtesse eut rejoint son mari.

Celui-ci, débarrassé de son vaste manteau et du chapeau à larges bords qui lui couvrait la figure, montra le sourire doux et discret du bon Renaud de Saint-Venant, ancien écuyer second de Mme la duchesse de Vendôme.

Il ne tremblait plus la fièvre, et n’avait point l’air, en vérité, de se porter trop mal.

Sans dire une parole, Mme Éliane fit un signe et ils se mirent tous deux en devoir d’ouvrir la boîte oblongue qui contenait un corps embaumé, dont les traits étaient cachés par un masque.

Nous savons que sous le masque il n’y avait plus de visage, mais bien une horrible mutilation.

Le mort fut retiré de son cercueil et porté dans un des deux lits qui meublaient l’alcôve. On tourna sa face vers la ruelle, et vous eussiez dit ainsi un homme endormi.

Mme Éliane souleva la couverture de l’autre lit et prononça d’une voix ferme :

« Tant que je vivrai, je n’aurai jamais d’autre couche. »

Puis, se tournant vers Saint-Venant qui cachait dans sa barbe blonde un sourire incrédule.

« Il est temps de vous retirer, ajouta-t-elle. Demain vous ferez votre entrée au grand jour en votre qualité d’ami de la maison, chargé de remplacer le maître malade — ou fou, prononça-t-elle plus bas, selon le conseil que va me porter cette dernière nuit de méditation. J’ai acheté pour mon fils la fortune et la puissance au prix de mon repos en cette vie, c’est certain, peut-être au prix de mon salut dans l’Éternité. Ce que j’ai payé si cher je le défendrai tant qu’il y aura une goutte de sang dans mes veines. Vous êtes mon complice, souvenez-vous de cette parole : Le secret que vous possédez vous fera riche ou vous tuera ! »

FIN DU PREMIER VOLUME.