Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 309-318).


XXXII


En vain les domestiques de la comtesse s’opposent à ce que M. de Bois-Verdun entre d’autorité chez leur maîtresse. Il parvient, malgré eux, jusqu’au salon qui précède la chambre de Clotilde ; il leur crie :

— Il faut que je la voie ; il faut la secourir… Elle se meurt !…

Le désordre où il est… les imprécations… les menaces… les efforts qu’il fait pour se dégager des bras vigoureux qui l’arrêtent, font craindre pour sa raison ; il est au moment de faire céder la porte à ses coups redoublés, lorsqu’elle s’ouvre et qu’une femme de chambre s’écrie :

— Appelez Ricardo, qu’il se rende tout de suite chez le pharmacien de la Chiaja, qu’il l’amène ici ; Madame est sans connaissance…

Adalbert se précipite dans sa chambre, voit Clotilde étendue sur son canapé, la pâleur de la mort couvre son visage ; son peignoir dénoué laisse voir sa poitrine dont la respiration semble arrêtée ; ses mains sont froides, ses yeux entr’ouverts sont sans regard… en vain Adalbert l’appelle ; elle ne l’entend point.

— Qui êtes-vous ? que venez-vous faire ici ? demande avec effroi la pauvre Joséphine, en voyant sa maîtresse mourante dans les bras d’un homme qu’elle ne connaît pas et dont le désespoir lui fait peur et pitié ; que voulez-vous ? dit-elle.

— La sauver ! s’écrie-t-il en s’enfuyant pour courir après le docteur Corona.

Heureusement, le concierge l’a trouvé chez lui, et Adalbert le rencontre sur l’escalier ; il l’entraîne aussitôt vers la malade, parle de poison, de crime, et, dans son impatience de se faire comprendre, dit tant de mots incohérents, que le docteur, ne pouvant agir d’après une explication si confuse, interroge la femme de chambre. Celle-ci lui apprend que peu de temps après avoir pris la tasse de chocolat qui compose ordinairement son déjeuner, la comtesse s’est plaint d’un grand malaise qui a résisté à l’eau de fleur d’orange, aux frictions d’éther faites sur le front, sur l’estomac, et s’est augmenté au point de lui ôter tout sentiment.

Le docteur ordonne avant tout qu’on s’informe si la tasse n’a pas encore été lavée et qu’on la lui apporte ; pendant ce temps, il consulte les pulsations presque éteintes de la malade ; puis il écrit à la hâte une ordonnance qu’un domestique porte, au grand galop de son cheval, chez le pharmacien le plus voisin.

Pendant ce temps, Adalbert, le regard fixé sur les yeux du docteur, cherche à y lire ce que l’état de Clotilde lui laisse d’espérance ; il l’accable de questions, le conjure de la sauver… de le sauver lui-même… car il jure de ne pas survivre à cette femme adorée qui meurt pour lui ; mais le docteur, tout à son inquiétude, ne s’aperçoit même pas de ce qu’il y a d’étrange dans l’excès de douleur qui fait délirer Adalbert ; il voit seulement qu’il ne peut avoir recours à lui pour s’éclairer sur les causes de l’état où est tombée la malade.

Le bruit de l’empoisonnement de la comtesse se répand dans tout l’hôtel ; il parvient au pavillon qu’habite Édouard ; il s’élance vers l’office, arrache des mains de celui qui s’apprête à la plonger dans l’eau, une tasse encore teinte des restes du chocolat qu’elle a contenu, court la porter à Corona, et attend, comme l’arrêt de sa propre mort, les paroles qui vont sortir de la bouche du docteur.

Le mot de morphine se fait entendre… il glace de terreur tous ceux qui doutaient encore, et pourtant un rayon d’espoir semble ranimer le visage assombri du médecin ; il ordonne de s’assurer du valet de chambre qui a servi le chocolat ; mais on cherche vainement Ricardo, il a disparu.

La chambre se remplit de tous les gens de la maison, dont les exclamations, les sanglots étourdissent le docteur ; il prie qu’on le laisse seul avec Joséphine et une vieille gouvernante de la comtesse, pour n’être point troublé dans les soins que son danger réclame : on lui obéit. Adalbert veut être excepté. Le docteur est inflexible ; mais, pour obtenir quelque patience des malheureux qu’il force à se réfugier dans la chambre voisine, il leur promet de venir les instruire, de moments en moments, de l’effet des antidotes qu’il a déjà fait avaler avec peine à la malade, dont les dents serrées et l’état complet d’inertie, rendent tous les secours difficiles.

Au même instant où Adalbert et Édouard, unis par un commun désespoir, passent dans le salon, ils y voient entrer l’ambassadeur de France, son fils et le médecin de l’ambassade.

Le duc de Tourbelles, qu’un regard jeté sur Adalbert a bientôt convaincu du malheur qu’on vient de leur apprendre, exige, au nom de la protection qu’il doit à tout Français, que son docteur soit admis à soigner madame des Bruyères, conjointement avec Corona. Édouard s’introduit près de la mourante, et revient aussitôt partager l’anxiété qui se révèle dans chacun d’une manière différente, mais qui les domine à tel point que tout sentiment de rivalité, de haine, est suspendu.

Sosthène, oubliant sa colère, son antipathie pour Édouard, l’accable de questions sur la cause de ce crime ; il veut en connaître l’auteur, le poignarder de sa main ; il exhale sa douleur en menaces : celle d’Édouard s’exhale en sanglots ; il ne la contraint point, il la sent épurée par une idée chaste ; c’est sa sœur qu’il pleure.

Le vieux duc, la marquise d’Almédarès, le comte Belmonte, chaque personne qui vient augmenter le nombre de ces malheureux attendants, parle de ses soupçons, de ses craintes, des exemples qu’on a de la vertu des contre-poisons, lorsqu’ils sont administrés à temps et par des savants habiles ; de leur impuissance contre de certaines substances, trop souvent employées par les empoisonneurs de profession.

Au milieu de ce bruit, de cette agitation, de cette fièvre d’inquiétude, Adalbert seul est immobile et silencieux comme une tombe. C’est qu’en effet son agonie est terminée ; c’est que la résolution de ne pas survivre à Clotilde le rend presque indifférent à sa mort, et qu’après avoir maudit si souvent leur séparation, il sourit à la pensée d’être réuni à elle dans le même tombeau.

Sosthène, qui ne peut rester en place ni se taire, s’approche d’Adalbert, l’interroge sur ce qu’il sait de l’affreux événement qui les rassemble, lui demande comment il en a été averti le premier, sur qui tombent ses soupçons, et, comme il le voit l’écouter avec calme il n’attend pas sa réponse pour lui confier tous les sentiments qui débordent de son cœur.

— Le croiras-tu ? disait-il d’une voix étouffée, je ne sais plus si elle était coupable, si elle s’abaissait à un amour indigne, s’il fallait la détester, la fuir… Je sens qu’il me faut l’aimer, la voir pour exister ; je sens que ma plus vive souffrance, à cette heure, est de ne pouvoir donner ma vie pour sauver la sienne. Mais, grâce au ciel, cette horrible torture ne peut se prolonger sans me tuer ou me rendre fou. Déjà je crois entendre des cris… des sanglots… Ah ! mon ami, elle expire… mais non… je me trompe… c’est le docteur qui appelle… Puis, se jetant dans les bras de son ami, cher Adalbert, toi dont j’envie le calme, la raison, viens… écoute les bruits qui parviennent à travers cette porte… Sont-ce des exclamations de joie ou de désespoir. Hélas !… je ne le distingue pas… ma vue se trouble… mon cœur s’arrête… je meurs…

Et le malheureux tombe évanoui aux pieds de cette porte qui s’ouvre au même instant.

Il faudrait la plume de Lamartine, de Victor Hugo ou de Balzac, pour peindre l’effet de l’apparition du docteur Corona en cette circonstance, et ce qui se passa dans l’âme des patients soumis au martyre de l’attente, pendant la demi-minute qu’une émotion facile à concevoir empêcha le docteur de proférer ce mot : — Espérez !

Ce mot, qui fait palpiter tous les cœurs, ranime Sosthène ; son père le lui répète vingt fois, comme le plus puissant agent contre le mal qui l’accable.

Ce mot à peine entendu, Adalbert se précipite vers la porte de la chambre de Clotilde. Le corps de Sosthène, qui n’a pas encore repris ses forces, et qui est étendu là, devant cette porte, le docteur qui s’apprête à la refermer, rien ne lui fait obstacle, il franchit, il repousse tout ce qui s’oppose à son passage, et c’est, soutenue par ses bras, la tête appuyée sur ce cœur dont les battements retentissent sur le sien, que Clotilde s’éveille du sommeil de mort où le poison l’avait ensevelie.

Déjà ses yeux sont rouverts, que sa pensée est encore assoupie, elle se sent heureuse sans savoir d’où lui vient son bonheur ; ses regards se portent avec curiosité sur les amis qui l’entourent et que la témérité d’Adalbert a autorisés à le suivre. On dirait qu’elle cherche, parmi eux, l’explication du bien-être qu’elle éprouve. Mais, de tous ces visages encore humides de larmes, nul ne la trouble, elle leur sourit également, elle se plaît à les voir écouter avec tant d’intérêt les moindres détails de sa résurrection, et comment, avec le secours du café, du citron, les médecins sont parvenus à neutraliser l’effet de la morphine.

— Est-il bien vrai ! s’écrie une voix qui la fait tressaillir, ne craignez-vous pas, docteur, que ce retour à la vie ne soit que passager ?

Un cri de joie s’échappe du sein de Clotilde, elle se retourne vivement, aperçoit Adalbert agenouillé près d’elle, attache ses bras sur ses épaules, comme pour l’empêcher de la quitter encore ; puis, succombant à son émotion, elle retombe inanimée sur le sein d’Adalbert.

— Sortez tous ! dit le docteur avec colère, pendant qu’il secoure la malade, vous le voyez, elle n’est pas en état de supporter la moindre agitation, et la vue de l’intérêt qu’elle excite en vous peut lui être funeste.

— Obéissons-lui, dit l’ambassadeur en voulant entraîner son fils.

Mais Sosthène, à qui l’espoir a rendu ses forces, demande à être excepté, il se cramponne aux pieds du lit de repos sur lequel Clotilde est étendue ; on ne l’en arrachera, dit-il, qu’en le massacrant.

Édouard semble n’avoir pas entendu l’ordre du docteur, il reste debout, près du lit, bien décidé à ne pas subir une seconde fois la torture de l’incertitude.

— Sortez, Messieurs ! s’écrie Adalbert d’un ton d’autorité, sortez, il y va de sa vie !…

— Oui, sortez, Messieurs, dit Édouard, laissez-la à nos soins.

— Et de quel droit nous éloignez-vous d’elle ? reprend Sosthène avec l’accent de la rage, depuis quand monsieur de Bois-Verdun se croit-il le pouvoir de commander chez madame des Bruyères ?… qu’êtes-vous, tous deux, pour oser me chasser de sa chambre quand vous y restez ?

— Monsieur ! dit fièrement Adalbert, je suis son mari !

— Et moi son frère ! dit Édouard en s’emparant de la main de Clotilde.