Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 298-309).


XXXI


De cette brillante soirée dramatique, où madame des Bruyères avait été l’objet de l’attention la plus flatteuse, où ses ennemis comme ses partisans l’avaient admirée hautement, elle rapporta une crainte vague, aussi impossible à motiver qu’à vaincre.

L’affectation de Sosthène à ne pas venir la visiter dans sa loge, lorsque tant de personnages, à commencer par son père l’ambassadeur de France, se pressaient autour d’elle, lui laissait supposer quelque grief établi sur une calomnie, et dont elle aurait à subir l’effet avant d’en savoir la cause. En vain elle cherchait à se rassurer par le voyage qui allait la séparer d’Édouard et ôter tout prétexte à la médisance, par la résolution qu’elle venait de prendre en secret de fuir le monde, où sa position étrange l’exposerait à des dangers également funestes pour son bonheur et sa réputation, elle éprouvait cette oppression qui étouffe à l’approche d’un orage. Cette tristesse d’un événement inconnu qui va agir puissamment sur la destinée. Cette insomnie que nulle douleur n’explique, semble avertir de veiller sur soi, car la haine aussi veille.

C’était au moment où les cérémonies saintes allaient succéder aux joies du carnaval, où le printemps fleurit déjà les jardins de Naples, quand ceux de France sont encore sous la neige, où les passions amoureuses, nées aux temps des plaisirs de l’hiver, se développent aux premiers rayons du soleil et s’augmentent de tout l’amour qui semble ranimer la nature.

Quitter Naples à cette époque de l’année, c’est s’exiler du paradis terrestre. Clotilde, attristée par ce regret, espérait que nul autre ne viendrait s’y joindre ; elle pleurait en contemplant ces beaux sites, cette belle mer, si souvent confidente de ses peines, et leur faisait honneur des larmes qu’Adalbert faisait couler.

On voyait à peine jour : le sacristain de l’église Saint-Jean en balayait le portique ; il se rangea pour laisser passer Ricardo, sans témoigner aucun étonnement de sa dévotion matinale.

Au bruit que fit la lourde portière tapissée en tournant sur ses gonds, Ricardo crut entendre une exclamation sortir de la chapelle consacrée au tombeau du ministre jadis assassiné. Il se dirigea de ce côté, et aperçut derrière le monument funèbre, une personne si bien encapuchonnée dans sa mantille noire, qu’il était impossible de distinguer sa tournure ni ses traits.

Il la devina plus qu’il ne la reconnut. Elle lui fit signe de s’agenouiller sur la pierre, elle-même se mit à prier ; et l’on ne saurait douter de la ferveur de sa prière, car dans de ce pays, où la religion se mêle à tout, il n’est pas rare de voir implorer le ciel pour le succès d’une mauvaise action, avec autant de foi que de zèle.

Pendant que tous deux priaient, une vieille femme vint allumer une petite bougie plantée sur la grille du chœur, et s’assit sur la marche de marbre qui séparait l’autel de la chapelle, en regardant brûler son ex-voto.

Quelque temps après un franciscain entra silencieusement et s’agenouilla près du confessionnal. Peu à peu l’église se remplit des ouvriers du pays qui ne croient à une bonne journée qu’autant qu’ils en ont consacré la première heure à entendre une basse messe, puis survinrent les écoles religieuses. Un entretien secret était difficile devant tant de témoins, mais Ricardo, fort dans l’art de traiter des intérêts les plus dévorants de l’air le plus calme et de cacher une ruse infernale sous un regard imbécile, se glissa insensiblement, à pas de genoux, jusqu’au prie-Dieu de la pénitente, et là, sans changer d’attitude, sans discontinuer ses mea culpa dont il se frappait la poitrine, sans regarder celle à qui il adressait la parole, il lui apprit tout ce qui devait la désespérer et porter son délire de vengeance au point de ne pas marchander sur les moyens de le satisfaire.

— Contraignez-vous, disait-il en entendant trembler sur le marbre la chaise où la princesse était assise, avec un livre de prières ouvert sur ses genoux. Songez qu’on vous regarde, et puisque tout est convenu entre nous, sortez d’ici avant que…

— Je ne puis me soutenir… répond-elle d’une voix haletante.

— Il le faut, Granda principessa, sinon tout est perdu ; il faut que vous soyez rentrée avant l’heure où vous sonnez d’ordinaire à votre réveil ; sinon vous éveillerez les soupçons et nous serons à court lorsqu’il faudra prononcer l’alibi… Allons… soyez tranquille… votre affaire est en bonnes mains ; mais ne nous ruinez pas par quelque imprudence. Nous n’avons pas de temps à perdre… l’heure du départ est fixée à la nuit.

— En rappelant ce fait d’une séparation clandestine et peut-être éternelle, Ricardo savait ranimer toute la rage assoupie un instant sous la terreur qui précède toujours une grande résolution.

— Oui, il ne sera plus temps… dit la princesse en se levant d’une manière convulsive… La justice le veut… Dieu l’ordonne… elle ou moi…

Et, marchant d’un pas ferme, elle traversa l’église et se perdit bientôt dans la foule qui se rendait en chantant au marché de Santa-Lucia.

Rentrée dans son palais par une porte secrète, la princesse Ercolante se mit au lit ; mais ne pouvant y trouver le repos, elle sonna sa femme de chambre et se fit servir une grande tasse de café pour se maintenir dans l’agitation qui devait l’empêcher de réfléchir.

Mademoiselle Géraldina, frappée de l’altération des traits de sa maîtresse, et de la rougeur, de la pâleur qui se succédaient dans la même minute sur son beau front, lui proposa d’envoyer chercher son médecin.

— Gardez-vous-en bien, répondit-elle vivement, je me porte à merveille ; seulement ces premiers beaux jours de printemps m’agitent… je ne puis rester en place… il faut que je prenne l’air… apprêtez une robe… je vais sortir.

Et tout en s’habillant, la princesse proférait des paroles sans suite, tantôt d’un ton menaçant, tantôt d’une voix si oppressée, qu’elle semblait prête à s’évanouir.

Lorsque sa toilette fut achevée et que Géraldina lui présenta le mantelet qu’elle mettait d’ordinaire à la promenade, elle la vit s’asseoir comme si elle renonçait à tout projet de sortie et tomber dans une rêverie profonde, elle semblait retenue par une terreur invincible, sa respiration était inégale, son regard fixe, Géraldina commençait à s’inquiéter de cet état, de stupeur, lorsqu’elle entend s’arrêter deux chevaux de selle sous le balcon de sa maîtresse ; elle court aussitôt à la fenêtre, et s’écrie :

— C’est M. le marquis de Bois-Verdun !

À ce nom, la princesse fait un mouvement d’effroi. Puis, se frottant les yeux comme si elle sortait d’un songe :

— Que dis-tu ? demanda-t-elle à Géraldina.

— Je dis que M. de Bois-Verdun descend de cheval et fait demander si Madame est visible.

— Oui… cours… dis que je veux lui parler.

Puis, lorsque la princesse se vit seule, elle ajouta :

— Est-ce un adieu qu’il vient… oh ! non… c’est pour mieux assurer sa trahison… sa fuite, qu’il vient me voir… qu’il vient rire en secret de ma sécurité. Ah ! sainte patronne ! donne-moi la force de lui cacher ma rage ! Répands sur mon visage le calme qui doit encourager sa perfidie. Que chaque mot de lui m’en donne une nouvelle preuve. Que je la lise sur son front soucieux, dans ses regards inquiets, sur ses lèvres tristement souriantes, dans ses paroles froidement passionnées. Que je savoure l’affreux plaisir de le confondre, avant de savourer celui de le voir pâlir aux premiers mots qui lui révéleront ma vengeance.

L’entrée d’Adalbert interrompit ce monologue, qui avait suffi pour ranimer l’esprit abattu de la princesse. Malheureusement, Adalbert se présentait devant elle, pâle, défait, et dans une agitation contrainte très-propre à confirmer ses soupçons.

Le cœur humain est sujet à de grandes inconséquences. Il n’est pas rare de le voir regretter ce qu’il fuit volontairement et déplorer le sacrifice d’un amour qui l’importune. Celui de la princesse pour Adalbert, comme tous les amours mal récompensés, était devenu tyrannique, insupportable ; il le maudissait et le redoutait comme une démence sinistre. Mais tout en frémissant de ce qu’il en pouvait attendre, il éprouvait ce bonheur d’être aimé, auquel les plus insensibles, les infidèles mêmes, ne renoncent pas sans peine.

L’idée de ne plus revoir ce beau visage, que son brusque départ allait couvrir de larmes, troublait visiblement Adalbert, et donnait à sa voix les inflexions tendres et tristes d’un adieu éternel. Tout en lui dénonçait un douloureux mystère.

D’abord il tente de prévenir la princesse sur sa prochaine absence, en lui parlant d’une mission dont l’ambassadeur de France le menace, et qui peut l’obliger à s’éloigner d’elle d’un instant à l’autre. Elle l’écoute sans l’interrompre, mais de l’air le plus crédule. Il insiste sur ses craintes, ses regrets de la quitter. Elle semble prendre un plaisir moqueur aux efforts qu’il fait pour la tromper. Elle les encourage même par des questions captieuses ; puis cessant tout à coup de se contraindre :

— À quoi bon ce manège ! dit-elle avec un sourire terrifiant. C’est assez jouir de ton talent dans l’art de mentir. Je sais quel sort tu me prépares. Traître ! tu m’abandonnes, tu pars ce soir pour longtemps, pour toujours peut-être, et tu ne pars pas seul.

— Que dites-vous ? s’écrie Adalbert. Oui, le devoir me force à partir ; mais je le jure sur l’honneur, croyez que personne…

— Tu mens. Je sais tout. Cette femme que ma haine avait devinée… cette femme que tu arraches à un misérable qu’elle aime… cette femme dont tu préfères les dédains, la trahison, à l’amour qui me brûle ; ce beau monstre que l’enfer a vomi ici pour y semer le malheur, le crime, tu lui donnes ma vie pour un de ses caprices. Tu l’enlèves, et c’est ce soir même que tu attends le prix de ta perfidie. Mais l’amour veille sur ses martyrs, et le ciel punit quelquefois les coupables avant leur triomphe.

— Que faut-il invoquer, ô mon Dieu ! pour vous convaincre de la vérité ? Antonia, chère Antonia, j’en prends à témoin l’âme de ma mère, jamais je n’ai eu la pensée de cet enlèvement.

— Eh ! qu’importe que ce soit de gré ou de force qu’elle te suive ; que vous partiez d’accord, ou que tu coures après elle, tu sais trop bien où la retrouver.

— Non, j’ignore ses projets… Je ne connais que son antipathie pour moi, et loin de vouloir la vaincre je ne demande qu’à la légitimer, je vous le jure sur l’honneur.

— S’il était vrai ! s’écrie la princesse en se levant dans une agitation qu’elle ne peut dominer ? s’il était vrai !… mais, non, le dépit seul t’inspire. Ton orgueil la hait, ton lâche cœur l’adore.

— Non, te dis-je, je ne l’aime pas, je ne veux pas l’aimer, vois-en la preuve dans ma soumission à tes ordres. Dispose de moi, je te sacrifie mes devoirs, ma fortune ; viens, allons cacher dans quelque pays lointain ta faiblesse et la mienne, est-ce assez pour calmer ta jalousie, pour arracher le bandeau qui t’aveugle ?

— Quoi ! cette Clotilde dont le nom te fait tressaillir… ne mériterait pas ma colère ?… tu consentirais à la fuir éternellement pour moi ? pour ton Antonia ?… Malheureuse !… qu’ai-je fait ?…

Et, couvrant sa tête de ses mains, la princesse pousse un cri d’effroi ; puis, s’indignant contre l’émotion qu’elle éprouve, elle ajoute :

— Mais tu veux m’apaiser par un nouveau mensonge ; perfide, tu me trompes encore, je le sens.

— Viens ; quand j’aurai tout quitté pour te rassurer, tu me croiras, peut-être.

En parlant ainsi, Adalbert, effrayé du délire qui brillait dans les yeux de la princesse, ne pensait qu’à la sauver des excès auxquels ce délire pouvait l’entraîner. Craignant de l’irriter par la moindre réflexion, il écoute, il approuve tout, il répète les serments qu’on lui dicte, il proteste cent fois de son indifférence pour Clotilde.

— Eh bien ! tant mieux, dit la princesse d’une voix tremblante. S’il est vrai que la jalousie m’égare… que tu ne l’aimes pas !… tu me pardonneras.

Ces derniers mots, à peine articulés, glacent le sang d’Adalbert.

— Pardonner ? dit-il en pâlissant… pardonner ! grand Dieu ! qu’as-tu fait ?

— Tu le devines, traître, je le vois à ta pâleur, à la terreur qui te saisit ; tu trembles pour elle… tu ne t’appliques à renier ton amour que pour suspendre ma vengeance ; mais il n’est plus temps.

— Malheureuse ! quel crime as-tu commis ? s’écrie Adalbert en s’emparant avec force des deux bras de la princesse. Parle, ou je te tue…

— Frappe donc ; car elle aussi se meurt. Venge-la sur moi du poison qui la dévore. J’ai assez vécu… j’ai vu ton désespoir… Frappe… et que je meure de joie.

Mais au mot de poison, Adalbert, hors de lui, a rejeté la princesse avec tant de violence, qu’elle est allée tomber sur le parquet de sa chambre.

Pendant qu’elle exhale sa rage, il court comme un fou chez madame des Bruyères, il donne l’ordre au concierge d’aller chercher au plus vite le docteur Corona, et sans demander si la comtesse est visible, il monte précipitamment l’escalier et s’élance vers la porte de l’antichambre, lorsque deux valets de chambre l’arrêtent et disent :

— Madame ne reçoit pas ; Madame est très-souffrante.