Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 160-170).


XVIII


La fièvre pernicieuse régnait alors dans un faubourg de Naples. On en crut atteint M. de Bois-Verdun. L’inquiétude de M. de Tourbelles, dont tous les sentiments allaient jusqu’à l’extrême, ne laissait aucun doute sur le danger qui menaçait son ami. Ce fut la nouvelle des salons, on s’abordait en se demandant si le malade passerait la journée, et l’on proportionnait ses homélies aux preuves d’intérêt que lui donnait l’ambassadeur de France. Ce fut par ce dernier que le bruit en parvint à madame des Bruyères, et tout son courage à comprimer ses plus douloureux sentiments faillit l’abandonner ; à peine eut-elle la force d’adresser au duc quelques questions sur ce que pensait le docteur Corona sur l’état du comte, et son trouble n’aurait point échappé à l’observation de Sosthène, si dans sa véhémence à peindre l’inquiétude qui le dévorait, il eût été capable de s’occuper d’autre chose. En vain son père disait à la comtesse :

— N’en croyez pas sa terreur, Adalbert n’est pas aussi mal qu’on le dit, les convulsions ont cessé…

— Mais la fièvre continue, répondit Sosthène, et moi qui l’ai veillé toute cette nuit, je sais que le délire ne l’a pas quitté.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Clotilde avec effroi.

— Oui, le délire le plus cruel à supporter, le plus pénible à voir. Celui d’un criminel déchiré de remords, ayant sans cesse devant les yeux sa victime adorée, l’accablant tour à tour de tendresses, de menaces, de supplications et d’injures, voulant tuer tous ceux dont elle est aimée, puis se frapper lui-même.

— Qu’est-ce que cela prouve ? dit le duc, que la princesse lui a donné quelque sujet d’alarme.

— Ah ! la pauvre femme n’y pense guère, je vous l’affirme, si vous la voyiez elle vous ferait pitié, surtout depuis qu’Adalbert a refusé de la recevoir, elle est là dans sa voiture, à la porte du malade, guettant tous ceux qui sortent de chez lui, les interrogeant, cherchant à lire sur leur front abattu, dans leurs yeux plus ou moins attristés, ce qui leur reste d’espérance.

— Et pourquoi la laisse-t-on se désoler ainsi loin de celui qu’elle pleure ?

— Le docteur prétend que la moindre émotion pouvant être funeste au malade, il faut avant tout lui en éviter, et ne pas laisser approcher de lui les personnes dont l’inquiétude visible pourrait l’éclairer sur son état ; c’était proscrire la princesse dont le visage est sans cesse inondé de larmes.

— Mais qui donc le soigne ? demanda Clotilde d’une voix oppressée.

— Son valet de chambre, brave garçon très-intelligent, très-dévoué, et puis la mère du concierge de l’ambassade ; mais ces pauvres gens sont si fatigués du service qu’ils font jour et nuit, qu’on va leur adjoindre une sœur de charité ; c’est le cardinal Belmonte, l’ami d’Adalbert, qui s’est chargé de la demander à la supérieure des dames de la Miséricorde et de nous l’envoyer ce soir. Elle aura pour tout emploi de veiller le malade pendant son sommeil et d’aller prévenir de son réveil ses gardiens ordinaires ; par ce moyen ces pauvres diables pourront profiter des moments de repos dus aux calmants dont on abreuve le malade, et se mettre au lit pendant quelques heures.

— J’espère que tu feras comme eux, dit le duc ; car vous saurez, Madame, que depuis l’instant où la fièvre s’est emparée de M. de Bois-Verdun, Sosthène n’a point passé une nuit dans notre maison, aussi voyez comme il est pâle, défait…

— Eh ! qui ne serait ému de voir à la mort un ami si jeune, si parfait ! il faut le connaître intimement ainsi que je le connais pour se douter de tout ce que son cœur renferme de sentiments nobles, profonds, de tout ce que son esprit peut concevoir d’idées généreuses, d’aperçus piquants, de réflexions touchantes ! jamais tant de sensibilité n’a été unie à tant de légèreté, de grâce ; jamais la force de caractère, le courage, le dévouement n’ont été mieux dissimulés sous des manières froidement polies, sous un langage frivole ; c’était l’idéal d’un ami. Ah ! lorsqu’on a goûté un seul jour le charme d’une semblable amitié, on en doit pleurer éternellement la perte !

En parlant ainsi, Sosthène cachait sa tête dans ses mains, voulant cacher les larmes qu’il ne pouvait retenir.

— Mais quelle rage as-tu de te désespérer d’avance, disait le duc, ne voit-on pas s’opérer journellement des cures miraculeuses ! La jeunesse d’Adalbert, la bonne santé dont il a joui jusqu’à présent, tout doit faire présumer qu’il résistera à cette crise, c’est du moins l’opinion du docteur Corona.

— Oui, mais ce n’est pas celle de notre médecin de l’ambassade, qui a vu succomber hier deux de nos compatriotes à la fièvre pernicieuse, et qui reconnaît dans l’état d’Adalbert tous les symptômes de cette affreuse maladie.

— Nous le sauverons, te dis-je, j’en ai le pressentiment ; mais il faut te calmer et te bien garder de lui montrer la terreur peinte sur ton visage, il se croirait à l’agonie.

On devine dans quelles angoisses était la malheureuse Clotilde pendant ce débat, n’osant ni faire un mouvement, ni proférer une parole qui pût trahir son inquiétude, et méditant une foule de projets plus insensés l’un que l’autre, pour arriver à savoir positivement ce que l’état de M. de Bois-Verdun pouvait donner de crainte ou d’espoir.

— Je n’en croirai que moi, pensait-elle, il faut que je le voie. Ah ! je suis trop sûre de deviner aux battements de mon cœur si le sien doit battre encore !

Et toute à cette idée, elle ne faisait plus attention à ce qui se disait autour d’elle ; le duc, prenant l’immobilité de la comtesse pour de l’indifférence, lui demanda pardon de l’ennuyer si longtemps de ses chagrins d’amitié, et il se retira suivi de Sosthène, pour retourner près d’Adalbert.

À peine Clotilde se vit-elle seule, qu’obéissant à une de ces pensées soudaines que le ciel jette dans le cerveau des malheureux et qui y produit l’effet d’un rayon de soleil dans un cachot ; elle envoya chercher une mauvaise caratella[1] et se fit conduire au couvent des sœurs della Carita. Elle en connaissait la supérieure, femme que sa haute naissance et ses nobles vertus mettait en rapport avec toute l’aristocratie de Naples, et que l’on chargeait ordinairement de distribuer ses aumônes.

Ministre habituel des bienfaits de madame des Bruyères, la mère santa Valentina ne s’étonna point de sa visite, quoiqu’elle fût un peu tardive, car le jour commençait à baisser ; mais elle fut frappée de l’altération des traits de Clotilde, de son tremblement, de son air égaré, de sa respiration pénible.

— Vous souffrez, ma pauvre enfant ? dit la supérieure.

— Oui, je souffre le martyre ! s’écria Clotilde en tombant à genoux ; j’ai besoin de secours, je n’ai plus de mère, j’ai besoin de confier à un bon cœur les tortures du mien, il me faut une protection, un guide, une voix qui m’ordonne au nom de Dieu ce que je dois faire. Vous qu’il a douée de tant de vertus, de sagesse, vous qui n’habitez la terre que pour le faire aimer, aidez-moi à fléchir sa colère, à deviner sa volonté dans les différents projets qu’il m’inspire ; ils tiennent à la fois de la haine, de l’amour, de la terreur, du délire ; je sens que je perds tout avec sa vie, et pourtant elle est à une autre ! Je le vois sans cesse près de cette femme déhontée, lui prodiguer des soins qui n’appartiennent qu’à moi, c’est elle qui recevra son dernier soupir, ou qui verra son premier sourire en revenant à l’existence. Mais, non ! le ciel ne souffrira pas tant d’injustices, je le verrai, n’est-ce pas ? Il saura que je lui pardonne, et c’est à vous que je devrai de pouvoir parvenir jusqu’à lui.

Voyant à quel point ces discours paraissaient inintelligibles à la mère Santa-Valentina, Clotilde lui en donna l’explication dans le récit complet de tous les événements qui l’avaient amenée dans l’étrange situation où elle se trouvait.

Confier ses peines à une âme généreuse, à un esprit éclairé, c’est déjà une consolation. Mais se soumettre à ses avis, les regarder comme autant d’arrêts émanés de la justice divine, c’est se décharger d’une pénible responsabilité envers soi et envers le monde. Dès que madame des Bruyères eut déposé son secret douloureux dans le temple de la charité, elle se sentit plus calme et attendit avec résignation la décision qui devait en résulter.

— La conduite de votre mari est on ne saurait plus coupable, ma fille, et vous voyez que le ciel l’en punit ; mais la miséricorde de Dieu égale sa justice, et celle-ci une fois satisfaite, le repentir obtient beaucoup de l’autre. Vous voulez avant tout sauver, dites-vous, à M. de Bois-Verdun, une émotion trop vive, son état de faiblesse ne lui permettant pas de supporter la moindre crise. Eh bien ! quand le but est louable, le Seigneur est indulgent sur les moyens d’arriver. D’ailleurs celui que vous proposez n’est nuisible à personne. Le cardinal Belmonte a requis une de nos sœurs pour veiller cette nuit votre cher malade. J’ai désigné la sœur Santa-Margarita pour remplir ce devoir ; elle est à peu près de votre taille, et quoique moins jeune que vous, rien n’empêche que vous ne la remplaciez ; sous son habit de laine, sous sa guimpe et son voile épais, on ne vous reconnaîtra pas.

— Ah ! ma bonne mère, s’écria Clotilde en embrassant les genoux de la supérieure ; votre charité lit dans mon âme, elle y voit le seul vœu que je forme, et, semblable à Dieu, elle n’attend pas la prière pour apporter le secours. Je pourrai donc le revoir, le soigner, deviner à sa respiration, à son regard éteint, son front décoloré, ce qui me reste à vivre !

— C’est votre devoir, reprit la mère Santa-Valentina. Le Seigneur a dit : La femme quittera père et mère poursuivre son mari, » et saint Paul ajoute : « Car que savez-vous, ô femme ! si vous ne sauverez point votre époux ? » Si Dieu vous réserve, comme je l’espère, cette sainte gloire, ma fille, il protégera notre ruse innocente, il vous pardonnera d’employer ce déguisement pour reconquérir votre place auprès d’un lit de douleur ; il vous donnera la force de braver tant de rudes épreuves, et celle de vous humilier, s’il le faut, devant la femme qui usurpe vos droits, plutôt que d’exposer la vie de votre mari. Il doit ignorer votre présence, car Dieu sait l’effet qu’elle produirait sur le pauvre mourant.

— Ne craignez rien, interrompit Clotilde, je saurai tout endurer avant de lui laisser voir qui l’assiste, avant de lui laisser reconnaître dans la main qui étanche ses larmes de souffrance, la main qu’il a repoussée ; dans cette sœur si humble, si charitable, la femme parée de son nom et digne de son amour. Mais la nuit vient, ajouta-t-elle en se levant, les moments sont précieux ; par grâce, donnez vos ordres. Ô ma mère, prenez pitié du trouble où me jette tant de crainte, de joie, de désespoir. Soyez ma raison, ma providence ; je m’abandonne à votre charité.

Alors la supérieure fît appeler la sœur Santa-Margarita, et toutes trois combinèrent les moyens les plus sûrs de faire entrer la comtesse chez M. de Bois-Verdun, à la place de la sœur de charité. On convint de l’heure où Clotilde reviendrait au couvent, après avoir prévenu ses gens qu’elle y passerait la nuit près d’une religieuse malade. À son retour, elle essaya l’habit qui devait la cacher. Certaine qu’il la rendrait méconnaissable, elle se rendit à la chapelle où le directeur des dames du couvent l’attendait. Là, comme si elle touchait à ses derniers moments, elle réclama du saint homme tous les secours de la religion, et c’est prosternée devant l’autel, plongée dans le recueillement de la prière, dans l’extase d’un rêve céleste, que la voix de la supérieure la ramena brusquement sur terre, par ces simples mots :

— Le carrosse de monseigneur le cardinal Belmonte attend la sœur Santa-Margarita.


  1. Calèche de louage à Naples.