Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 146-160).


XVII

Le soir de ce même jour, Adalbert se sentant dominé par une tristesse, une mauvaise humeur invincible, prétexta des lettres importantes à écrire pour se dispenser d’accompagner la princesse Ercolante à l’Opéra, et il s’enferma chez lui pour se raisonner et se prouver à lui-même qu’ayant perdu, par sa volonté, tous ses droits sur le cœur de Clotilde, il devait trouver tout simple qu’elle en disposât en faveur d’un autre ; qu’en sacrifiant à son indépendance personnelle le bonheur de sa femme et tous ses devoirs envers elle, la justice voulait qu’il ne s’offensât point de la voir profiter de la liberté à laquelle il l’avait condamnée. Mais que peuvent la raison et la philosophie contre les mouvements du cœur ?

— Comment n’ai-je pas deviné, se répétait-il, sous cette froideur pudique, la délicatesse de cette âme si noble ; dans cette grande coquette l’obéissance d’une jeune fille pour les vieilles idées de son père ; dans ce sourire divin, la grâce d’un esprit enchanteur. Comment ai-je pu immoler tant de mérite, tant de charmes, à la sotte rancune d’avoir été trompé sur un fait de si peu d’importance ; mais l’orgueil n’est pas moins aveugle que l’amour, et les fautes qu’il fait commettre sont les plus irréparables. Le mal est fait, j’en dois subir les conséquences avec courage ; en provoquant sa haine, je n’ai pas eu la prétention de l’obliger à haïr tout ceux qui l’aimeraient, mon autorité se borne à lui interdire certains choix que le monde réprouve ; mais les hommages d’un homme tel que le marquis de Tourbelles ne peuvent qu’honorer une femme de bonne compagnie, qui passe pour être libre, et que je ne puis démentir, moi qui l’ai forcée à cacher sa position pour laisser ignorer mon indigne conduite. J’ai été sottement barbare ; eh bien ! ne soyons pas lâche, supportons bravement les tristes inconvénients d’un rôle que j’ai adopté et que tant de maris jouent sans se plaindre !

Adalbert avait passé toute sa soirée dans ces méditations où l’esprit et le cœur plaident tour à tour sans rien gagner l’un sur l’autre ; lorsque Sosthène, inquiet de l’absence de son ami, vint en sortant du théâtre s’informer de ce qui l’avait empêché de s’y rendre : il le trouva assis sur son balcon, les yeux fixés sur les vagues de la mer dont la lune faisait autant de diamants flottants.

— Je conviens, dit M. de Tourbelles, que ce spectacle vaut tous les autres ; cependant Ronconi et Nini ont chanté ce soir mieux que jamais, et tu aurais pu les entendre à côté des personnes que tu aimes. Qui t’a fait renoncer à ce plaisir ?

— Des affaires indispensables.

— Ce n’est pas pour l’ambassade ; car il n’est point arrivé de courrier, et mon père nous a dit qu’il ne t’avait chargé d’aucun travail extraordinaire ; cela nous a fait craindre que tu ne fusses malade, et m’a déterminé à venir te voir malgré l’heure avancée.

— Il n’est que minuit, reprit Adalbert, c’est ici la plus belle heure du jour ; surtout lorsqu’on peut, comme toi, l’employer à récapituler tous les bénéfices de la journée.

— En voilà un sur lequel je ne comptais pas, dit Sosthène en montrant un flacon qu’il tenait dans sa main et qu’il cacha aussitôt entre sa chemise et son gilet.

— Qu’est-ce ? un billet doux ?

— Mieux que cela vraiment, un billet ne se montre pas, on le cache, on l’oublie ; mais ce flacon qu’elle portait sans cesse, qui la ranime quand la chaleur l’accable, qui la soutient dans une émotion vive, est mille fois plus précieux, aussi j’en raffole !

— Ah ! vous en êtes aux gages ! s’écria Adalbert d’un ton moqueur, voilà une passion qui marche à pas de géant !

— À dire vrai, je ne suis pas mécontent des progrès de la semaine, malgré la peine qu’on prend de déprécier le peu de faveurs qu’on m’accorde ; car la comtesse n’a pas plus tôt fait quelque chose de gracieux pour moi, qu’elle emploie tout son esprit à me prouver qu’il ne faut y attacher aucune importance. Mais je ne suis pas dupe de cette ruse, et lui sais bon gré de tout ce qu’elle imagine pour gâter mon bonheur, c’est me forcer à y croire. Par exemple, en me remettant ce flacon, qu’elle emporte chaque soir au théâtre et que l’air de la salle rend fort nécessaire, elle me dit : gardez-le, il est trop lourd, j’en prendrai demain un plus léger.

— Est-ce un acte de confiance ou de générosité ? lui ai-je demandé bien timidement.

— Ah ! mon Dieu, s’il vous est agréable, je vous le donne sans regret, m’a-t-elle répondu, car ce flacon me vient de quelqu’un que je déteste.

— Montre-le-moi, je t’en prie ? s’écria vivement Adalbert.

— Non, ces reliques ne se montrent qu’aux vrais croyants, et tu es d’un septicisme en amour qui ne permet pas d’exposer les miennes à ta moquerie.

— Moi, douter de l’amour qu’on te porte ! Ah ! c’est m’injurier à plaisir, car j’en suis plus convaincu que toi-même, et tu peux être confiant sans rien m’apprendre ; d’ailleurs l’indiscrétion est commise, je sais de qui tu tiens ce flacon ; que t’importe de me le laisser voir ?

— J’ai peur d’avoir l’air d’en être fat, même à tes yeux d’ami.

— Quel enfantillage ! ne voudrais-tu pas savoir quel est celui dont on reçoit de semblables présents, bien qu’on le déteste.

— Tu m’y fais penser ! Au fait ce flacon est richement monté, et pour avoir osé l’offrir il fallait être intimement lié avec la comtesse, ah ! c’est quelque grand parent, je le gagerais.

— C’est ce que nous reconnaîtrons bientôt au mauvais goût de la monture.

— Alors je me trompe, car c’est un bijou charmant, vois plutôt.

Et Sosthène ouvrit sa main où se trouvait un flacon garni d’émeraudes qu’Adalbert reconnut pour être celui qu’il avait mis dans la corbeille offerte à sa femme le jour où leur contrat de mariage fut signé.

À cette vue, Adalbert pâlit de rage et s’empara du flacon d’une manière si convulsive que Sosthène s’écria :

— Tu le reconnais ! soupçonnerais-tu la personne qui l’a… — Non, interrompit Adalbert dans un grand trouble ; j’avais cru d’abord… mais je m’abusais… en le regardant de plus près… je vois que ce sont des émeraudes… et je me souviens que… Ah ! s’écria-t-il, que je suis maladroit !…

En jetant ce cri de détresse, M. de Bois-Verdun laissait tomber le flacon sur le pavé de la chiaia, et se confondait en excuses près de son ami, mais Sosthène ne l’entendit pas. À peine le bruit de la chute du flacon a-t-il frappé son oreille, qu’il s’élance vers l’escalier, dans l’espoir d’arriver assez à temps pour empêcher une calèche menaçante de broyer sous ses roues ce qui restait de la relique précieuse ; peut-être même la retrouverait-il intacte, car il était loin de soupçonner avec quelle force musculaire le flacon avait été lancé du balcon sur le pavé. Il pensait qu’ayant glissé des mains d’Adalbert il n’était pas entièrement brisé.

Sosthène resta anéanti en voyant scintiller les rayons de la lune sur chacun des morceaux de cristal épars devant la porte cochère et les ramassa avec soin, les réunit à la monture, qui était elle-même en fort mauvais état, et il remonta en soupirant chez son ami. Celui-ci n’avait pu dissimuler au point de l’aider dans ses recherches, il se dit accablé par le regret de la sottise qu’il venait de faire, et sur ce point il disait vrai ; car il se reprochait sincèrement d’avoir cédé à un mouvement de dépit impardonnable.

— Laisse-moi cette monture, dit-il avec instance, je vais l’envoyer par un courrier à Fossin, ce bijou était de trop bon goût pour n’être pas sorti de chez lui. Je lui écrirai d’en faire un pareil, si exactement que tu pourras t’y méprendre.

— Ce ne sera pas celui qu’elle tenait sans cesse, celui qu’elle m’a donné ! Et puis que pensera-t-elle en ne le voyant pas dans mes mains !… Ah ! combien il faut que je t’aime pour te laisser vivre après m’avoir joué ce tour-là !

— Par ma foi, s’il ne faut, pour t’en consoler, que de me laisser donner un coup d’épée par toi, je t’offre ce plaisir de grand cœur, je ne serais pas fâché d’avoir à soigner une blessure grave, cela me désennuierait.

— C’est possible ; mais comme cela ne me rendrait pas ce que je pleure, j’aime autant accepter ton autre proposition ; et avoir recours à ton bijoutier. Ah ! pourquoi ai-je cédé à ta curiosité !… à tes ridicules instances… qu’avais-je besoin de me vanter à toi de mon bonheur ? C’était une fatuité… le ciel m’en a puni… pourvu qu’elle aussi ne m’en punisse pas.

— Quelle idée ! comment saurait-elle ce qui se passe entre nous deux seuls.

— Je l’ignore, mais un démon familier l’instruit de tout ce que nous faisons ; et je ne serais pas étonné que malgré le mystère que je vais mettre à commander à Fossin un flacon tout semblable au défunt, elle ne me dise un beau jour :

— Eh bien, vous avez donc jeté mon flacon par la fenêtre ?

— Si cela arrivait, je ferais aussitôt maison nette, dit Adalbert, car j’aurais la preuve d’un espionnage domestique que je ne pourrais tolérer.

— C’est bien plutôt le bavardage des gens de la princesse qu’on peut accuser d’apprendre à tout le monde ce qui se passe entre nous. Tu n’es pas très-confiant par nature, et tu ne m’as rien dit de ta dernière scène avec ton Hermione, ce qui ne t’empêche pas d’en savoir tous les détails.

— C’est elle qui, dans sa colère, t’aura fait ses plaintes contre moi ; les femmes de ce pays-ci se croient toujours trahies lorsqu’on n’est pas jaloux d’elles.

— Non, je n’ai pas l’honneur d’avoir sa confiance ni sa bienveillance, elle me parle rarement et fort sèchement, surtout quand elle est mécontente de toi. C’est la comtesse, à qui je faisais remarquer cette malveillance particulière, qui me l’a expliquée ainsi.

— Elle vous accuse sans doute, m’a-t-elle dit, de chercher à tempérer l’amour qu’elle inspire à M. de Bois-Verdun ; les amis les plus fous ont toujours assez de raison pour combattre la folie de leur ami, et vous venez d’être la cause, sans vous en douter, d’une scène très-vive entre ces deux tendres amants.

— Quoi ! vraiment, elle a dit : ces deux tendres amants ?

— Oui, mais en souriant, et de ce ton de plaisanterie qu’on met d’ordinaire à parler des aventures galantes dont l’héroïne dédaigne le mystère.

— N’importe, je trouve l’expression fort inconvenante.

— Ne vas-tu pas t’offenser de ce qu’on te suppose trop bien élevé pour ne pas répondre à la passion qu’une jolie femme a pour toi ? en vérité, tu deviens d’une humeur par trop difficile, et que tu trouverais insupportable chez moi, même en ce moment, où, sans reproche, tu m’as donné le droit d’en avoir.

— Eh bien, oui, j’en conviens, reprit Adalbert en se levant brusquement, l’idée de t’avoir fait de la peine par ma sotte maladresse, me donne tant d’humeur contre moi, que tout ce que je pense, tout ce que je dis s’en ressent ; et puis, je ne sais quelle souffrance m’agite, je suis malade, l’air de Naples ne me vaut rien, je vais prier ton père de me donner un congé, une mission, enfin une occasion de quitter l’Italie.

— Quoi ! tu me laisserais là au moment où mon sort se décide, au moment où j’ai l’espérance de voir cette femme adorable répondre à mon amour.

— Ah ! ton bonheur peut se passer de ma présence, interrompit Adalbert avec ironie.

— Non, jamais je n’aurai plus besoin de ton amitié, de tes conseils, car, je le sens, je n’ai plus ma tête, on ne saurait la garder en aimant Clotilde, et je tenterais en vain de te faire comprendre le charme attaché à toute sa personne ; c’est un mélange de sensibilité, d’esprit, de séduction, de retenue, de vivacité, de langueur, qui vous plonge dans un enchantement continuel. En voyant ses beaux yeux s’animer, son front se colorer d’une pudique rougeur, ses lèvres s’entr’ouvrir pour laisser tomber sa parole divine, on n’a plus qu’une idée, qu’un vœu, qu’une ambition : lui plaire, et toujours lui plaire ; on ne veut plus qu’arriver, à force d’amour, à posséder cet ange, à s’acquérir le droit de couvrir d’adorations chacune de ses beautés, de vivre, de mourir pour elle. Ah ! mon cher Adalbert ! combien je suis heureux que ma bonne étoile t’ait conduit vers une autre femme ; car je me rends justice, tu es plus beau, plus aimable que moi, tu as par-dessus tout cette froideur apparente dont l’amour-propre féminin aime tant à triompher. Si tu l’avais connue avant d’être enchaînée à la princesse Ercolante, tu aurais subi comme moi l’effet de ce charme invincible, tu n’aurais pu la voir s’approcher sans l’adorer, et, trop fière de ton hommage, elle ne se serait pas même aperçue de ma passion. Je rends grâce au ciel de m’avoir épargné un rival tel que toi.

— Pardon si je te chasse, dit Adalbert d’une voix brisée, mais j’ai la fièvre, et je vais me mettre au lit.

— Ah ! mon Dieu ! tu trembles, tu as le frisson, s’écrie Sosthène, surpris de l’altération peinte sur le visage décoloré d’Adalbert ; et moi qui ai la cruauté de te tenir là, debout, à entendre mes confidences. Je cours chez le docteur Corona, je le ferai réveiller, il sera ici dans un quart d’heure.

— Garde-toi bien de me l’envoyer, interrompit Adalbert, j’ai en horreur les médecins, et tout leur art ne peut rien contre ce que je souffre. D’ailleurs, ce mal n’est pas inquiétant, quelques moments de repos m’en délivreront.

— Eh bien, tu as tort de le traiter si légèrement. Certes, tu n’es pas en danger, mais je te vois depuis plusieurs jours si soucieux, si dégoûté de la vie, que j’accuse ta santé de ce changement dans ton humeur ; comment l’expliquer autrement, tu as tous les biens qu’on envie, un beau visage, un beau nom, l’esprit et les talents qui mènent à la fortune, et par-dessus tout cela, la plus jolie femme de Naples pour maîtresse. Vraiment tu ne saurais accuser le sort sans ingratitude.

— Aussi, n’ai-je pas le tort de me plaindre.

— Alors pourquoi cette tristesse, ce dédain des plaisirs ? serait-ce la princesse qui te défendrait de t’amuser loin d’elle ; elle en serait vraiment bien capable, on la dit si jalouse. Cependant je ne vois pas qui pourrait exciter sa fureur, elle est sans contredit la plus belle des beautés de notre société, à l’exception de madame des Bruyères, et l’on ne t’accusera point de faire ta cour à celle-ci et d’être l’objet de sa coquetterie, car vous êtes à peine polis l’un pour l’autre.

— Je la connais si peu !

— Parce que tu le veux bien. Qui t’empêche de te faire présenter chez elle par mon père ? elle te recevrait à merveille, j’en suis certain.

— Et moi j’en doute, j’ai trop raison de croire à son antipathie ; d’ailleurs, elle ne se donne pas beaucoup la peine de la dissimuler.

— Tu sais bien que la femme la plus indulgente ne pardonne pas l’indifférence, et ton peu d’empressement à te lier avec madame des Bruyères, l’affectation que tu mets à fuir toutes les occasions de te rencontrer avec elle, est, je le parie, la seule cause de sa froideur pour toi ; mais il est temps que cela finisse, et ce soin me regarde… Je vous aime trop tous deux pour ne pas souffrir de cette étrange malveillance, et je vais lui demander…

— Ah ! par grâce ! ne lui parle pas de moi, s’écrie Adalbert ! ne tente pas de détruire ses préventions contre moi ; elle a raison de me trouver ennuyeux… détestable ; laisse-lui me haïr à son gré ; aussi bien je ne saurais profiter de ses bontés, lors même qu’elle reviendrait à de meilleurs sentiments.

— Je comprends, tu la fuis par ordre. Si c’est ainsi, je n’insiste plus sur ta désobéissance ; on sait comment une amante napolitaine agit en pareil cas, et j’ai trop peur d’exposer la vie de madame des Bruyères.

— Que dis-tu, moi exposer sa vie…

— Et ne vois-tu pas tous les jours ici le poignard ou le poison faire justice d’une rivale importune.

— Quelle horreur, l’idée seule en ferait abhorrer la plus belle femme du monde.

— Oui, mais quand on a eu le tort d’accepter un instant son amour, il en faut subir les conséquences. La princesse Ercolante est accoutumée à te voir très-froid, presque dédaigneux près de la comtesse. Si demain tu changeais d’allure, Dieu sait ce qui en arriverait ! mais tu souffres, ta pâleur redouble, et moi qui ai la cruauté de te tenir là, à t’étourdir de mon bavardage. Ah ! pardon, cher ami, c’est qu’en parlant d’elle, les moments passent si vite ! Adieu, j’espère te retrouver demain mieux portant.

Et Sosthène quitta son ami, très-alarmé de l’état où il le laissait.