Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 170-176).


XIX


Nous renonçons à peindre les tortures du martyre volontaire qu’allait subir Clotilde ; l’imagination d’un être aussi dévoué, aussi passionné qu’elle, peut seule s’en faire une idée.

— C’est vous qui êtes la sœur Santa-Margarita ? dit le concierge de l’ambassade en la voyant descendre de voiture, j’ai l’ordre de vous laisser monter.

— Comment va-t-il ? demanda le valet de pied du cardinal.

— Je ne sais trop, reprit le concierge, mais le docteur avait l’air bien triste lorsqu’il est sorti tout à l’heure, et s’il faut en croire le signe qu’il nous a fait en passant, le malade n’a…

— Mais viens donc, Stéphano, cria un domestique de l’hôtel, c’est toi qui dois conduire la sœur jusque dans le salon où l’attend monseigneur le cardinal.

Et Clotilde, obligée de suivre Stéphano, n’en put savoir davantage. À peine entrée dans la galerie où se trouvaient réunis plusieurs amis du malade, elle vit le cardinal venir au-devant d’elle, puis la conduire sur le divan placé près d’une fenêtre d’où elle pourrait, disait-il, respirer l’air de la mer et attendre au frais le moment d’entrer dans la chambre du malade.

— Il est encore trop éveillé, trop agité pour vous montrer à lui, dit-il, nous profiterons de l’effet des calmants qu’il vient de prendre, et qui vont bientôt l’assoupir, pour vous introduire sans bruit et vous cacher derrière les rideaux de son lit. Là, vous aurez pour unique soin de lui faire boire d’heure en heure une cuillerée de la potion qu’on va vous apporter ; puis, vous guetterez le bruit de sa respiration, et dans le cas où elle deviendrait très-oppressée, vous appellerez du secours. Le docteur Corona couche ici, nous l’aurons bientôt réveillé.

— Quant à moi, dit Sosthène en s’approchant du cardinal, je ne quitterai point cette porte, et au moindre signe que fera la sœur, j’accourrai…

— Pour effrayer le malade par ta présence, interrompit le duc de Tourbelles, pour lui apprendre son danger ; car comment serais-tu là, au milieu de la nuit, s’il n’était à la mort ?

À ces mots, Clotilde, saisie d’un tremblement général, fut obligée de s’asseoir et craignit un moment de ne pouvoir accomplir sa mission périlleuse. Se trouver ainsi entourée des gens qui la voyaient tous les jours et n’en pas être reconnue, entendre sortir de leur bouche les plus cruels arrêts sur le sort d’Adalbert et leur cacher ses larmes ; subir toutes les convulsions du désespoir sans exhaler une plainte, c’était plus qu’il n’en fallait pour abattre son courage, si elle n’avait trouvé de nouvelles forces dans l’excès de son amour ; mais ces paroles du Christ revenaient sans cesse à son esprit : Que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez pas votre mari ? Et cette espérance, descendue des cieux, lui rendait toute son énergie.

Elle en eut grand besoin lorsqu’un domestique vint dire à Sosthène qu’il n’y avait plus moyen de s’opposer à la fureur, aux cris de la princesse Ercolante, qui voulait à toute force savoir par elle-même l’état où se trouvait M. de Bois-Verdun, et s’il était vrai, comme le laissaient entendre les médecins, qu’il ne dût point passer la nuit.

— Ah ! mon Dieu ! s’écrie Sosthène, nous somme perdus, elle va faire quelque scène, il faut que je lui parle, il faut que je la conjure au nom d’Adalbert de ne point hâter ses derniers moments, de respecter la paix de son âme.

— Elle ne t’écoutera point, la pauvre femme n’a plus sa tête, dit l’ambassadeur, tâche d’obtenir seulement qu’elle suspende les cris, les sanglots qu’on entend d’ici. Peut-être la crainte de tuer le malade calmera-t-elle un moment son délire.

En effet, les cris cessèrent, et l’on vit bientôt le marquis rentrer dans le salon tenant à son bras une femme pâle, défaite, le visage baigné de larmes, et dont les vêtements en désordre démontraient assez le désespoir qui troublait sa raison.

— Oui… je vous le jure, disait-elle d’une voix étouffée, si vous me permettez de rester là, près de sa chambre, à prier le Seigneur de nous le conserver, à compter les minutes qu’il doit vivre encore, je serai muette, immobile, il ne m’entendra pas gémir ; mais je saurai s’il respire, je saurai si la vie lui revient, et je ne mourrai pas dans les tourments de l’inquiétude.

En parlant ainsi, elle alla se réfugier dans l’endroit le plus obscur du salon, espérant se soustraire à tous les regards, et surtout à ceux du cardinal.

— Pourquoi nous l’amènes-tu ? dit avec un ton de reproche le duc à son fils.

— Pour la calmer, la surveiller surtout, répond Sosthène, il n’y avait pas d’autre moyen de l’empêcher de faire mille extravagances ; je me suis servi de sa dévotion pour modérer sa folie. Je lui ai dit qu’appelée par le cardinal, cette sœur de charité qui était là devait réciter vingt fois son chapelet pour obtenir de Dieu la résurrection d’Adalbert ; mais que cette résurrection ne lui serait accordée qu’autant qu’elle ne serait point interrompue dans sa longue prière. La princesse a cédé aussitôt à cette bonne raison et s’est engagée à attendre en silence l’effet du chapelet.

Comme il achevait ces mots, la porte de la chambre à coucher s’entr’ouvrit, et une voix s’écria :

— Il se trouve mal, que faire ?

Aussitôt Sosthène se précipite dans la chambre, chacun veut l’y suivre, mais le cardinal conjure les amis d’Adalbert de ne pas lui montrer leur effroi.

— Vous êtes trop émus pour pouvoir le secourir, dit-il, laissez ce soin à la sœur Santa-Margarita, elle est calme, elle sait mieux que vous ce qu’exige l’état de faiblesse des malades. D’ailleurs, le docteur a ordonné une potion qui doit tempérer ces spasmes, il a de plus laissé par écrit tout ce qu’il fallait faire en cas d’un évanouissement complet. Cela servira de guide à la sœur, ajouta-t-il en entraînant madame des Bruyères dans la chambre d’Adalbert.

Malgré l’émotion qu’elle avait prévue, et sa résolution de la surmonter avec courage, elle faillit y succomber à la vue de ce beau mourant, la tête penchée sur le sein du valet de chambre qui le soutenait, les yeux fermés, les lèvres blanches, inanimées, enfin dans toute l’immobilité de la mort.

Trop tard !… s’écria Clotilde d’une voix étouffée par les larmes, et, tombant à genoux près du lit, elle se cacha la tête dans les plis du couvrepieds. On la crut en prière.

— Que l’on courre après le docteur, s’écria Sosthène, et nous, tâchons de le ranimer.

En parlant ainsi, il secouait la manche de serge de la sœur pour la sortir de son extase religieuse et pour lui remettre le liniment qu’elle devait étendre sur le front du malade, pendant qu’on chercherait à ramener la chaleur aux extrémités par la vertu des sinapismes.

Clotilde hésita un instant avant de porter la main sur cette belle tête dont l’image lui était apparue tant de fois dans ses jours de regrets ; mais, surmontant bientôt sa faiblesse, elle exécuta tout ce qu’avait ordonné le docteur avec tant d’habileté, tant d’exactitude, que ses soins éclairés, son zèle intelligent, la déguisèrent autant que son costume.