Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XVII

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 172-181).


CHAPITRE XVII.


Le baron se montra fort joyeux de pouvoir mettre enfin à exécution son projet favori, celui d’élever un nouveau château plus beau que l’ancien. Le justicier pensait, il est vrai, que le défunt n’avait entendu parler que d’une réparation totale du vieux château, et qu’un édifice moderne n’aurait pas le caractère de grandeur et de simplicité qu’offrait le berceau de la race des R… ; mais le baron ne persista pas moins dans sa volonté, et déclara qu’il voulait faire de sa nouvelle habitation un séjour digne de l’épouse qu’il se préparait à y amener. Le baron ne laissait pas que d’aller chaque jour visiter le vieux coffre, uniquement pour contempler les belles pièces d’or qu’il renfermait ; et à chaque visite il ne pouvait s’empêcher de s’écrier : — Je suis sûr que ce vieux renard nous a caché le meilleur de son trésor ; mais vienne le printemps, je ferai fouiller, sous mes yeux, les décombres de la tour.

Bientôt on vit arriver les architectes avec lesquels le baron eut de longues conférences. Il rejeta vingt plans. Nulle architecture ne lui semblait assez riche, assez belle. Il se mit alors à dessiner lui-même, et l’avenir que lui offraient ces agréables occupations lui rendit bientôt toute sa gaîté, qui se communiqua à tous ses alentours. Daniel lui-même semblait avoir oublié la manière un peu rude dont son maître l’avait traité ; et il se comportait avec lui de la façon la plus respectueuse, bien que le baron lui lançât souvent des regards méfians. Mais ce qui frappait tout le monde, c’est que le vieil intendant semblait rajeunir chaque jour. Il se pouvait que la douleur de la perte de son maître l’eût profondément courbé, et que le temps eût adouci cette douleur, ou que, n’ayant plus de froides nuits à passer sans sommeil au haut de la tour, mieux nourri, moins occupé des affaires du château, le repos eût rétabli sa santé ; enfin, le faible et frêle vieillard se changea en un homme aux joues animées, aux formes rebondies, qui posait le talon avec vigueur, et poussait un gros rire bien sonore lorsqu’il entendait quelque propos joyeux.

La vie paisible qu’on menait à R…bourg, fut troublée par l’arrivée d’un personnage qu’on n’attendait pas. C’était Hubert, le jeune frère du baron Wolfgang. À sa vue, le baron pâlit et s’écria : — Malheureux, que viens-tu faire ici ?

Hubert se jeta dans les bras de son frère ; mais celui-ci l’emmena aussitôt dans une chambre éloignée, où il s’enferma avec lui. Ils restèrent plusieurs heures ensemble. Enfin, Hubert descendit, l’air troublé, et demanda ses chevaux. Le justicier alla au devant de lui ; le jeune seigneur continua de marcher ; mais V… le supplia de rester encore quelques instans au château, et en ce moment le baron arriva en s’écriant : — Hubert, reste ici. Tu réfléchiras.

Ces paroles semblèrent calmer un peu Hubert ; il ôta la riche pelisse dont il s’était enveloppé, la jeta à un domestique, prit la main de V…, et lui dit d’un air moqueur : — Le seigneur du majorât veut donc bien me recevoir ici ?

Il revint dans la salle avec le justicier. Hubert s’assit auprès de la cheminée, prit la pincette, et se mit à arranger l’énorme foyer, en disposant le feu d’une meilleure manière : — Vous voyez, M. le justicier, dit-il, que je suis un bon garçon, fort habile dans les petites affaires de ménage. Mais Wolfgang a les plus fâcheux préjugés, et, par dessus tout, c’est un avare.

Le justicier se rendit le soir chez le baron. Il le trouva toisant sa chambre à grands pas, et dans une agitation extrême. Il prit l’avocat par les deux mains, et lui dit en le regardant dans les yeux : — Mon frère est venu !

— Je sais, dit le justicier, je sais ce que vous voulez dire.

— Mais vous ne savez pas, vous ne savez pas que mon malheureux frère est sans cesse sur mes pas comme un mauvais génie, pour venir troubler mon repos. Il n’a pas dépendu de lui que je ne fusse le plus misérable des hommes. Il a tout fait pour cela, mais le ciel ne l’a pas voulu. Depuis qu’il a appris la fondation du majorât, il me poursuit d’une haine mortelle. Il m’envie cette propriété qui, dans ses mains, s’envolerait comme un brin de paille. C’est le prodigue le plus insensé qui ait jamais existé. Ses dettes excèdent de plus de moitié le patrimoine libre de Courlande qui lui revient, et maintenant il vient mendier ici, poursuivi par ses créanciers.

— Et vous, son frère, vous le refusez !

— Oui, s’écria le baron avec violence, je le refuse ! Il n’aura pas un écu des revenus du majorât ; je ne dois pas les aliéner. Mais écoutez la proposition que j’ai faite, il y a quelques heures, à cet insensé, et puis jugez-moi. Le patrimoine de Courlande est considérable, comme vous le savez ; je consens à renoncer à la part qui m’appartient, mais en faveur de sa famille. Hubert est marié en Courlande à une femme charmante, mais pauvre. Elle lui a donné des enfans. Les revenus serviront à les entretenir, et à apaiser les créanciers. Mais que lui importe une vie tranquille et libre de soucis ? Que lui importent sa femme et ses enfans ? C’est de l’argent qu’il lui faut, beaucoup d’argent, afin de pouvoir se livrer à toutes ses folies ! Quel mauvais démon lui a dévoilé le secret des cent cinquante mille écus ? Il en veut la moitié, car il prétend que ce trésor est indépendant du majorât. Je veux, je dois le refuser ; mais je vois bien qu’il médite en lui-même ma ruine et ma mort !

Quelques efforts que fît le justicier pour détourner les soupçons qu’il nourrissait contre son frère, il ne put y parvenir. Le baron lui confia la mission de négocier avec Hubert. Il la remplit avec zèle, et se réjouit fort lorsque le jeune seigneur lui dit ces paroles : — J’accepte les offres du baron, mais sous la condition qu’il m’avancera à l’instant mille frédérics d’or pour satisfaire mes créanciers, et que cet excellent frère me permettra de me soustraire pendant quelque temps à leurs recherches.

— Jamais ! s’écria le baron, lorsque le justicier lui rapporta ces paroles, jamais je ne consentirai que Hubert reste un instant dans mon château, quand ma femme y sera ! — Voyez-vous, mon cher ami, dites à ce perturbateur de mon repos qu’il aura deux mille frédérics d’or, non pas à titre de prêt, mais en cadeau, pourvu qu’il parte, qu’il parte !

Le justicier apprit alors que le baron s’était marié à l’insu de son père, et que cette union avait mis la désunion entre les deux frères. Hubert écouta avec hauteur la proposition qui lui fut faite au nom du baron, et répondit d’une voix sombre : — Je verrai ; en attendant, je veux rester quelques jours ici.

V… s’efforça de lui faire entendre que le baron faisait tout ce qui était en son pouvoir pour le dédommager du partage inégal de leur père, et qu’il ne devait pas lui en vouloir, mais bien à l’institution des majorats, qui avait réglé cet ordre de succession. Hubert déboutonna vivement son frac, comme pour respirer plus librement, et s’écria, en pirouettant : — Bah ! la haine vient de la haine. Puis il éclata de rire, et ajouta : — Monseigneur est vraiment bien bon d’accorder quelques pièces d’or à un pauvre mendiant !

V… ne vit que trop que toute réconciliation entre les deux frères était impossible.