Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XVI

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 160-171).


CHAPITRE XVI.


Le lendemain, Daniel fit connaître au nouveau baron tout le désastre de la tour ; lui raconta longuement comme tout s’était passé dans la nuit de la mort de son maître, et termina en disant qu’il serait prudent de faire réparer la tour qui s’écroulait davantage, et mettait tout le château en danger, sinon de tomber, du moins d’être fortement endommagé.

— Rétablir la tour ? reprit le baron en regardant le vieux serviteur d’un air irrité. Rétablir la tour ? jamais ! — N’avez-vous pas remarqué, ajouta t-il plus tranquillement, que la tour n’est pas tombée naturellement ? N’avez-vous pas deviné que mon père, qui voulait anéantir le lieu où il se livrait aux sciences secrètes, avait fait toutes ces dispositions pour que le faîte de la tour pût s’écrouler dès qu’il le voudrait ? Au reste, que le château s’écroule tout entier ! que m’importe ? Croyez-vous donc que je veuille habiter ce vieux nid de hiboux. — Non ! mon sage aïeul qui a jeté dans la vallée les fondations d’un nouveau château, m’a montré l’exemple : je veux l’imiter.

— Et de la sorte, dit Daniel à mivoix, les vieux et fidèles serviteurs n’auront qu’à prendre le bâton blanc, et à aller errer sur les routes ?

— Il va sans dire, répondit le baron, que je ne m’embarrasserai pas de vieux serviteurs impotens ; mais je ne chasserai personne : le pain que je vous donnerai vous semblera meilleur quand vous le gagnerez sans travail.

— Me mettre hors d’activité, moi, l’intendant du château ! s’écria le vieillard plein de douleur.

Le baron, qui lui avait tourné le dos, et qui se disposait à sortir de la salle, se retourna tout à coup, le visage animé de colère. Il s’approcha du vieil intendant, le poing fermé, et lui dit d’une voix terrible : — Toi, vieux coquin, qui as criminellement abusé de la folie de mon père, pour l’entraîner dans des pratiques infernales qui ont failli m’exterminer, je devrais te repousser comme un chien galeux.

À ces paroles impitoyables, le vieillard terrifié tomba sur ses genoux ; et, soit involontairement, soit que le corps eut obéi machinalement à sa pensée, le baron leva le pied en parlant, et en frappa si rudement à la poitrine le vieux serviteur, que celui-ci se renversa en poussant un cri sourd. Il se releva avec peine, et poussa un hurlement profond en lançant à son maître un regard où se peignaient la rage et le désespoir. Puis il s’éloigna sans toucher une bourse remplie d’argent que le baron venait de lui jeter.

Cependant les parens de la famille, qui se trouvaient dans le pays, s’étaient rassemblés. Le défunt baron fut porté avec beaucoup de pompe dans les caveaux de l’église de R…bourg ; et, lorsque la cérémonie fut achevée, le nouveau possesseur du Majorât, reprenant sa bonne humeur, parut se réjouir de son héritage. Il tint un compte exact des revenus du Majorât, avec V…, l’ancien justicier à qui il avait accordé sa confiance après s’être entretenu avec lui, et calcula les sommes qu’il pourrait employer à bâtir un nouveau château. V… pensait qu’il était impossible que le vieux baron eût dépensé tous ses revenus, et comme il ne s’était trouvé à sa mort, dans son coffre, que quelques milliers d’écus, il devait nécessairement se trouver de l’argent caché dans le château.

Quel autre pouvait le savoir que Daniel, qui, dans son opiniâtreté, attendait sans doute qu’on l’interrogeât ? Le baron craignait fort que Daniel, qu’il avait grièvement offensé, ne voulût rien découvrir, plutôt par esprit de vengeance que par cupidité : car le vieil intendant, sans enfans, n’avait d’autre désir que de finir ses jours dans le château. Il raconta tout au long à V… sa conduite avec Daniel, et la justifia en disant que, d’après plusieurs renseignemens qui lui étaient parvenus, il savait que l’intendant avait nourri dans le défunt baron l’éloignement qu’il avait conservé jusqu’à sa mort pour ses enfans. Le justicier répondit que personne au monde n’eût été capable d’influencer l’esprit du vieux seigneur, et entreprit d’arracher à Daniel son secret, s’il en avait un.

La chose ne fut pas difficile ; car dès que le justicier lui eut dit : — Daniel, comment se fait-il donc que le vieux seigneur ait laissé si peu d’argent comptant ?

Daniel répondit en s’efforçant de rire — Vous voulez dire les écus qui se sont trouvés dans la petite cassette, monsieur le justicier ? — Le reste est caché sous la voûte, auprès du cabinet de feu monsieur le baron. — Mais, ajouta-t-il, le meilleur est enterré dans les décombres : il y a là plus de cent mille pièces d’or !

Le justicier appela aussitôt le baron. On se rendit dans le cabinet. Daniel toucha un panneau de la muraille, et découvrit une serrure. Tandis que le baron regardait la serrure avec des regards avides, et se baissait pour y essayer un grand nombre de clefs qui se trouvaient sur une table, Daniel se redressait et jetait sur le baron des regards de mépris. Il pâlit tout à coup, et dit d’une voix tremblante : — Si je suis un chien, monseigneur le baron, je garde ce qu’on me confie avec la fidélité d’un chien.

À ces mots, il tendit au baron une clef d’acier que celui-ci arracha avec vivacité, et avec laquelle il ouvrit sans peine la serrure. On pénétra sous une petite voûte qui couvrait un vaste coffre ouvert. Sur des sacs sans nombre se trouvait cet écrit que le baron reconnut pour avoir été tracé par la main de son père : « 150000 écus de l'empire en vieux frédérics d’or, épargnés sur les revenus du majorât de R…bourg, pour être employés à la construction du château.

Celui qui me succédera fera construire, à la place de la tour qui se trouvera écroulée, un haut fanal, pour guider les navigateurs, et il le fera entretenir chaque nuit.

R…bourg, dans la nuit de saint Michel, de l’année 1760.

Roderich, baron de R. »


Ce ne fut qu’après avoir soulevé les sacs l’un après l’autre, et les avoir laissés retomber dans le coffre, que le baron se retourna vers le vieil intendant, le remercia de la fidélité qu’il lui avait montrée, et lui dit que des propos médisans avaient été seuls la cause du traitement qu’il lui avait fait endurer. Il lui annonça en même temps qu’il conserverait sa charge d’intendant, avec un double traitement.

— Je te dois un dédommagement, lui dit-il. Prends un de ces sacs !

Le baron prononça ces mots, debout devant le vieux serviteur, les yeux baissés, et désignant du doigt le coffre. Une rougeur subite se répandit sur le visage de l’intendant, il proféra un long murmure, et répondit au baron : — Ah ! monseigneur, que voulez-vous que fasse de votre or un vieillard sans enfans ? Mais pour le traitement que vous m’offrez je l’accepte, et je continuerai de remplir mon emploi avec la même fidélité.

Le baron, qui, n’avait pas trop écouté la réponse de l’intendant, laissa retomber le couvercle du coffre avec un bruit retentissant, et dit, en remettant la clef dans sa poche : — Bien, très-bien, mon vieux camarade ! mais, ajouta-t-il, lorsqu’ils furent revenus dans la grand’salle, tu m’as aussi parlé de sommes considérables qui se trouvaient dans la tour écroulée ?

Le vieillard s’approcha en silence de la porte, et l’ouvrit avec peine, mais au moment où les gonds tournèrent, un violent coup de vent chassa dans la salle une épaisse nuée de neige ; un corbeau vint voltiger autour du plafond en croassant, alla frapper les vitraux de ses ailes noires, repartit à travers la porte, et retourna s’abattre vers le précipice. Le baron s’avança près de l’ouverture ; mais à peine eut-il jeté un regard dans le gouffre, qu’il recula avec effroi.

— Horrible vue ! s’écria-t-il, la tête me tourne, et il tomba presque sans connaissance dans les bras du justicier. Il se releva aussitôt, et s’adressa à l’intendant en le regardant fixement : — Là-bas, dis-tu ?

Le vieux domestique avait déjà fermé la porte ; il la repoussa avec effort de son genou, pour en retirer la clef, qui avait peine à sortir de la serrure rouillée. Lorsque cette tâche fut achevée, il se tourna vers le baron, en balançant les grosses clefs dans ses doigts, et en riant d’un air simple : — Eh ! sans doute, là-bas, dit-il, il y a des milliers d’écus répandus. Tous les beaux instrumens du défunt, les télescopes, les globes, les quarts de cercle, les miroirs ardens, tout cela est en pièces sous les pierres et les poutres.

— Mais l’argent ! l’argent ! Tu as parlé de sommes considérables ! s’écria le baron.

— Je voulais dire, répondit l’intendant, qu’il s’y trouvait des choses qui avaient coûté des sommes considérables !

On ne put en savoir davantage.