Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre XVIII

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 182-185).


CHAPITRE XVIII.


Hubert s’établit dans son appartement comme pour un long séjour, au grand regret du baron. On remarqua qu’il s’entretenait souvent avec l’intendant, et qu’ils allaient quelquefois ensemble à la chasse. Du reste, il se montrait peu, et évitait tout-à-fait de se trouver seul avec son frère, ce qui convenait fort au baron. V… ne pouvait s’expliquer la terreur de ce dernier, chaque fois que Hubert entrait dans son appartement.

V… était un jour seul dans la grand’salle, parcourent ses actes, lorsque Hubert y entra, plus grave et plus posé que d’ordinaire ; il lui dit, avec un accent presque douloureux : — J’accepte les dernières propositions de mon frère ; faites que je reçoive aujourd’hui même les deux mille frédérics d’or ; je veux partir cette nuit, à cheval, tout seul.

— Avec l’argent ? demanda le justicier.

— Vous avez raison, dit Hubert, je vous comprends. Faites-moi donc donner la somme en lettre-de-change sur Isaac Lazarus, à K…, je veux partir cette nuit. Il faut que je m’éloigne ; les mauvais esprits rôdent ici autour de moi ! Ainsi, aujourd’hui même, M. le justicier !

À ces mots il s’éloigna.

Le baron éprouva un vif sentiment de bien-être en apprenant le départ de son frère ; il rédigea la lettre-de-change, et la remit à V… Jamais il ne se montra plus joyeux que le soir à table. Hubert avait annoncé qu’il n’y paraîtrait pas.

Le justicier habitait une chambre écartée, dont les fenêtres donnaient sur la cour du château. Dans la nuit, il se réveilla tout à coup, et crut avoir entendu des gémissemens éloignés, mais il eut beau écouter, le plus grand silence continuait de régner, et il pensa qu’il avait été abusé par un rêve. Cependant un sentiment singulier d’inquiétude et de terreur s’empara de lui, et il ne put rester dans son lit. Il se leva et s’approcha de la fenêtre ; il s’y trouvait à peine depuis quelques instans, lorsque la porte du vestibule s’ouvrit ; un homme, un flambeau à la main, en sortit et traversa la cour. V… reconnut le vieux Daniel, et l’aperçut distinctement entrer dans l’écurie, d’où il ne tarda pas à faire sortir un cheval sellé. Une seconde figure ; enveloppée dans une pelisse, la tête couverte d’un bonnet de renard, sortit alors des ténèbres, et s’approcha de lui. C’était Hubert qui parla quelques momens à Daniel avec chaleur, et se retira vers le lieu d’où il était venu.

Il était évident qu’Hubert avait des relations secrètes avec le vieil intendant. Il avait voulu partir, et sans doute celui-ci l’avait retenu. V… eut à peine la patience d’attendre le jour pour faire part au baron des événemeas de la nuit, et l’avertir de se défier de Daniel qui le trahissait évidemment.