Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre V

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 75-81).


CHAPITRE V.


Enfin, après quelques jours, le baron arriva, avec sa femme et une suite nombreuse ; les convives affluèrent, et la joyeuse vie que mon oncle m’avait dépeinte commença dans le château.

Lorsque le baron vint, dès son arrivée, nous visiter dans notre salle, il parut fort surpris de notre changement de résidence, jeta un sombre regard sur la porte murée, et passa sa main sur son front, comme pour écarter un fâcheux souvenir. Le grand-oncle parla de l’écroulement de la salle d’audience. Le baron blâma François de ne nous avoir pas mieux logés, et invita avec bonté le vieil avocat à se faire donner tout ce qui pouvait contribuer à sa commodité. En général, la manière d’être du baron avec mon grand-oncle n’était pas seulement cordiale ; il s’y mêlait une sorte de respect, que je m’expliquai par la différence des âges : mais ce fut là tout ce qui me plut dans les façons du baron, qui étaient rudes et hautaines. Il ne fit aucune attention à moi, et me traita comme un simple écrivain. La première fois que je rédigeai un acte, il le trouva mal conçu, et s’exprima sans détour. Mon sang bouillonna, et je fus sur le point de répondre avec aigreur, lorsque mon oncle, prenant la parole, assura que tout ce que je faisais était parfaitement en règle.

Lorsque nous fûmes seuls, je me plaignis vivement du baron, dont les manières me repoussaient de plus en plus. — Crois-moi, neveu, me répondit-il en dépit de ses manières, le baron est le meilleur des hommes ; ces façons ne lui sont venues, comme je te l’ai déjà dit, que depuis qu’il est seigneur du majorât ; autrefois c’était un jeune homme doux, modeste. Au reste, il n’est pas aussi rude que tu le fais, et je voudrais bien savoir pourquoi il te déplaît autant ?

En disant ces mots, mon oncle sourit ironiquement, et le sang me monta au visage. En m’examinant bien, je ne pouvais me cacher que cette haine venait de l’amour ou plutôt de l’admiration que je portais à une créature qui me semblait la plus ravissante de celles que j’eusse jamais rencontrées sur la terre. Cette personne n’était autre que la baronne elle-même. Dès son arrivée, dès qu’elle avait traversé les appartemens, enveloppée dans une pelisse de martre russe, qui serrait étroitement sa taille, la tête couverte d’un riche voile, elle avait produit sur mon âme l’impression la plus profonde. La présence même des deux vieilles tantes, vêtues plus bizarrement que jamais, avec de grandes fontanges, la saluant cérémonieusement à force de complimens en mauvais français, auxquels la baronne répondait par quelques mots allemands, tandis qu’elle s’adressait à ses gens en pur dialecte courlandais, tout donnait à son apparition un aspect encore plus piquant. Elle me semblait un ange de lumière, dont la venue devait chasser les esprits de la nuit.

L’image de cette femme charmante était sans cesse devant mes yeux. Elle avait à peine dix-neuf ans. Son visage, aussi délicat que sa taille, portait l’empreinte de la bonté, mais c’était surtout dans le regard de ses yeux noirs que régnait un charme indéfinissable : un rayon humide s’y balançait, comme l’expression d’un douloureux désir. Souvent elle était perdue en elle-même, et de sombres nuages rembrunissaient ses traits. Elle semblait prévoir un avenir sinistre, et sa mélancolie la rendait encore plus belle.

Le lendemain de l’arrivée du baron, la société se rassembla pour déjeuner. Mon oncle me présenta à la baronne, et, dans mon trouble, je me comportai d’une manière si gauche, que les vieilles tantes attribuèrent mon embarras au profond respect que je portais à la châtelaine, et me firent mille caresses. Mais je ne voyais, je n’entendais que la baronne, et cependant je savais qu’il était aussi impossible de songer à mener une intrigue d’amour, que d’aimer, comme un écolier ou comme un berger transi, une femme à la possession de laquelle je devais à jamais renoncer. Puiser l’amour dans ses regards, écouter sa voix séduisante, et puis, loin d’elle, porter toujours son image dans mon cœur, c’est ce que je ne voulais et que je ne pouvais pas faire. J’y songeai tout le jour, la nuit entière, et dans mes extases, je m’écriais en soupirant : — Séraphine ! Séraphine ! Mes transports furent si vifs que mon oncle s’éveilla.

— Neveu ! me cria-t-il, je crois que tu rêves à haute voix. Dans le jour, tant qu’il te plaira ; mais la nuit, laisse-moi dormir.

Je ne fus pas peu embarrassé d’avoir laissé échapper ce nom devant mon grand-oncle, qui avait bien remarqué mon trouble à l’arrivée de la baronne. Je craignais qu’il ne me poursuivît de ses sarcasmes ; mais le lendemain, en entrant dans la salle d’audience, il ne me dit que ces mots : — Que Dieu donne à chacun le bon sens de se conserver à sa place !

Puis il s’assit à la grande table, et ajouta : — Neveu, écris bien distinctement pour que je ne sois pas arrêté court en lisant tes actes.