Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre VI

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 82-91).


CHAPITRE VI.


L’estime et le respect que le baron portait à mon vieux grand-oncle se montraient en toutes choses. C’est ainsi qu’il le forçait toujours de prendre la place d’honneur auprès de la baronne. Pour moi, j’occupais tantôt une place, tantôt une autre, et d’ordinaire quelques officiers de la ville voisine s’attachaient à moi pour boire et jaser ensemble.

Durant quelques jours je me trouvai de la sorte fort éloigné de la baronne, jusqu’à ce qu’enfin le hasard me rapprocha d’elle. Au moment où les portes de la salle à manger s’étaient ouvertes, la demoiselle de compagnie de la baronne, qui ne manquait ni de beauté ni d’esprit, se trouvait engagée avec moi dans une conversation qui semblait lui plaire. Conformément à l’usage, je lui donnai le bras, et je n’éprouvai pas peu de joie sen la voyant prendre place auprès de la baronne qui lui lança un coup d’œil amical. On peut imaginer que tout ce que je dis pendant le repas, s’adressa moins à ma voisine qu’à sa maîtresse ; et soit que mon exaltation donnât un élan tout particulier à mes discours, soit que la demoiselle fût disposée à m’entendre, elle se plut sans cesse davantage aux récits merveilleux que je lui faisais. Bientôt notre entretien devint entièrement séparé de la conversation générale. Je remarquais avec plaisir que ma voisine jetait de temps en temps des regards d’intelligence à la baronne, qui s’efforçait de nous entendre. Son attention semblait surtout redoubler lorsque je parlais de musique avec l’enthousiasme que m’inspire cet art sacré ; et elle fit un mouvement, lorsqu’il m’échappa de dire qu’au milieu des tristes occupations du barreau, je trouvais encore quelques momens pour jouer de la flûte.

On s’était levé de table, et le café avait été servi dans le salon. Je me trouvai, sans y prendre garde, debout auprès de la baronne qui causait avec sa demoiselle de compagnie. Elle s’adressa aussi-tôt à moi, et me demanda, d’un ton plus familier que celui qu’on prend avec une simple connaissance, si je me plaisais dans le vieux château. Je lui répondis que la solitude où nous nous étions trouvés pendant les premiers instans de notre séjour avait produit sur moi une profonde impression, que depuis son arrivée je me trouvais fort heureux, mais que je désirais vivement être dispensé d’assister aux grandes chasses qui se préparaient et auxquelles je n’étais pas habitué.

La baronne se mit à sourire et me dit : — Je pense bien que ces grandes courses dans nos forêts de pins ne vous séduisent guère. Vous êtes musicien, et si tout ne me trompe pas, vous êtes poète aussi. J’aime ces deux arts avec passion : je joue moi-même un peu de la harpe ; mais à R… bourg, il faut que je me prive de ce délassement, car mon mari ne veut pas que j’apporte cet instrument dont les sons délicats s’accorderaient peu avec le bruit des cors de chasse et les cris des chiens. Oh ! mon Dieu, que la musique me rendrait heureuse ici !

Je lui dis que je ferais tous mes efforts pour contenter son envie, ne doutant pas qu’on trouverait quelque instrument au château, ne fut-ce qu’un mauvais piano.

Mademoiselle Adélaïde, la demoiselle de compagnie de la baronne, se mit à rire, et me demanda si je ne savais pas que, de mémoire d’homme, on n’avait entendu dans le château, excepté les trompettes et les cors des chasseurs, que les violons enrhumés, les basses discordantes, et les hautbois criards de quelques musiciens ambulans. La baronne exprima de nouveau le vif désir de m’entendre faire de la musique ; et, toutes deux, elle et Adélaïde, proposèrent mille expédiens pour se procurer un forté-piano.

En ce moment, le vieux François traversa la salle.

— Voilà celui qui sait conseil à tout, qui procure tout, même ce qui est inouï et impossible ! À ces mots, mademoiselle Adélaïde l’appela ; et tandis qu’elle cherchait à lui faire comprendre de quoi il était question, la baronne écoutait, les mains jointes, la tête penchée en avant, regardant le vieux domestique avec un doux sourire. Elle ressemblait à un enfant qui voudrait déjà avoir dans ses mains le jouet qu’il désire.

François, après avoir exposé, à sa manière, plusieurs causes qui semblaient s’opposer invinciblement à ce qu’on se procurât, dans un bref délai, un instrument aussi rare, finit par se gratter le front, en disant : — Mais il y a dans le village la femme de l’inspecteur, qui tape, avec diablement d’adresse, sur une petite orgue, tantôt à vous faire pleurer, et tantôt à vous donner envie de danser une courante…

— Elle a un piano ! s’écria Adélaïde en l’interrompant.

— Ah ! sans doute, c’est cela, dit François ; il lui est venu de Dresde un…

— Oh ! c’est merveilleux, s’écria la baronne.

— Un bel instrument ! s’écria le vieux François ; mais un peu faible, car lorsque l’organiste a voulu jouer dessus, le cantique : Toutes mes volontés sont dans ta main, Seigneur, il l’a mis tout en pièces ; de manière…

— Oh ! mon Dieu ! s’écrièrent à la fois la baronne et Adélaïde.

— De manière, continua François, qu’il en a coûté beaucoup d’argent pour l’envoyer réparer à R…

— Mais il est revenu ? demanda Adélaïde avec impatience.

— Eh ! sans doute, mademoiselle ; et l’inspectrice se fera un honneur de…

Le baron vint à passer en cet instant ; il regarda notre groupe d’un air surpris, et dit en souriant avec ironie à la baronne : — François vient-il de nouveau de donner quelque bon conseil ?

La baronne baissa les yeux en rougissant, et le vieux domestique se recula avec effroi, la tête levée, et les bras pendans, dans une attitude militaire.

Les vieilles tantes se soulevèrent dans leurs jupes lourdes et étoffées, et enlevèrent la baronne. Mademoiselle Adélaïde la suivit. J’étais resté comme frappé par un enchantement ; éperdu de délices de pouvoir approcher de celle qui ravissait tout mon être, et irrité contre le baron, qui me semblait un despote devant qui tout le monde tremblait.

— M’entends-tu, enfin ? dit mon oncle en me frappant sur l’épaule. N’est-il pas temps de remonter dans notre appartement ? Ne t’empresse pas ainsi auprès de la baronne, me dit-il, lorsque nous fûmes seuls ensemble : laisse cela aux jeunes fats ; il n’en manque pas. Je lui racontai comme tout s’était passé, et je lui demandai si je méritais ses reproches. Il ne me répondit que : hem, hem ! ôta sa robe de chambre, alluma sa pipe, se plaça dans son fauteuil, et se mit à me parler de la chasse de la veille, en se moquant de mon inhabileté à manier un fusil. Tout était devenu tranquille dans le château, et chacun retiré dans sa chambre s’occupait de sa toilette pour le soir ; car les musiciens aux violons enrhumés, aux basses discordantes et aux hautbois criards, étaient arrivés, et il ne s’agissait de rien moins que d’un bal pour la nuit.

Mon grand-oncle préférait le sommeil à ces distractions bruyantes, et avait résolu de rester dans sa chambre. Pour moi, j’étais occupé à m’habiller, lorsqu’on vint frapper doucement à la porte. François parut, et m’annonça d’un air mystérieux que le clavecin de l’inspectrice était arrivé dans un traîneau, et qu’il avait été porté chez la baronne.

Mademoiselle Adélaïde me faisait prier de me rendre auprès de sa maîtresse.