Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre IV

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 67-74).


CHAPITRE IV.


Le lendemain, le travail commença. L’inspecteur du domaine vint avec ses comptes, et tous les gens qui avaient des démêlés à faire vider, ou des affaires à régler, arrivèrent au château. Dans l’après-midi, le grand-oncle m’emmena chez les deux vieilles baronnes, pour leur présenter nos hommages dans toutes les règles. François nous annonça : nous attendîmes quelque temps, et une petite maman courbée et vêtue de soie, qui se donnait le titre de femme de chambre de leurs Grâces, nous introduisit dans le sanctuaire. Nous y fûmes reçus avec un cérémonial comique par deux vieilles dames, costumées à la mode la plus gothique. J’excitai tout particulièrement leur surprise, lorsque mon oncle m’eut présenté comme un avocat qui venait l’assister ; et je lus fort distinctement dans leurs traits qu’elles regardaient les affaires des vassaux de R… bourg comme fort hasardées en mes jeunes mains.

En général, toute cette visite chez les deux vieilles dames eut quelque chose de ridicule, mais l’effroi de la nuit passée régnait encore dans mon âme, et je ne sais comment il advint que les deux vieilles baronnesses, avec leurs hautes et bizarres frisures, les rubans et les fleurs dont elles étaient attifées, me parurent effrayantes et presque surnaturelles. Je m’efforçai de lire sur leurs visages jaunes et flétris, dans leurs yeux creux et étincelans, sur leurs lèvres bleues et pincées, qu’elles vivaient en bonne intelligence avec les spectres du château, et qu’elles se livraient peut-être aussi à des pratiques mystérieuses. Le grand-oncle, toujours jovial, engagea ironiquement les deux dames dans une conversation si embrouillée, que, dans une toute autre disposition que celle où je me trouvais, j’eusse été fort embarrassé de réprimer un sourire.

Quand nous nous retrouvâmes seuls dans notre appartement, mon oncle me dit : — Mais, neveu, au nom du ciel, qu’as-tu donc ? Tu ne parles pas, tu ne manges pas, tu ne bois pas. Es-tu malade, ou te manque-t-il quelque chose ?

Je n’hésitai pas à lui raconter alors fort au long tout ce que j’avais ouï d’horrible dans la nuit. Je n’omis rien, pas même que j’avais bu beaucoup de punch, et que j’avais lu le Visionnaire de Schiller. — Je pense donc, ajoutai-je, que mon esprit échauffé a créé toutes ces apparitions qui n’existent qu’entre les parois de mon cerveau.

Je croyais que mon grand-oncle allait se livrer à quelque folle plaisanterie sur mes apparitions, mais nullement ; il devint fort grave, regarda long-temps le parquet, leva les yeux au plafond, et me dit, l’œil animé d’un regard étincelant : — Je ne connais pas ton livre, neveu ; mais ce n’est ni à lui ni au punch que tu dois cette aventure. Sache donc que j’ai rêvé moi-même tout ce que tu as vu. J’étais assis comme toi (dans mon rêve s’entend) sur le fauteuil, devant la cheminée où j’avais la même vision. J’ai vu entrer cet être étrange, je l’ai vu se glisser vers la porte murée, gratter la muraille avec tant de désespoir, que le sang jaillissait de ses ongles ; puis descendre, tirer un cheval de l’écurie et l’y ramener. As-tu entendu un coq qui chantait à quelque distance dans le village ? C’est en ce moment que tu vins me réveiller.

Le vieillard se tut, et je n’eus pas la force de l’interroger davantage.

Après un moment de silence, durant lequel il réfléchit profondément, mon oncle me dit : — As-tu assez de courage pour affronter encore cette apparition, et avec moi ?

Je lui répondis que j’étais prêt à tout.

— La nuit prochaine, dit-il, nous veillerons donc ensemble.

La journée s’était passée en maintes occupations, et le soir était venu. François avait, comme la veille, préparé le souper et apporté le punch. La lune brillait au milieu des nuages argentés, la mer mugissait avec violence, et le vent faisait résonner les vitraux. Nous nous efforçâmes de parler de matières indifférentes. Le grand-oncle avait placé sur la table sa montre à répétition. Elle sonna minuit. En même temps, la porte s’ouvrit avec le même bruit que la veille, des pas mesurés retentirent dans la première salle ; les soupirs et les grattemens se firent entendre.

Mon oncle pâlit, mais ses yeux brillaient d’un feu inaccoutumé ; il se leva de son fauteuil, et se redressa de toute sa haute stature, le bras droit étendu devant lui. Cependant les soupirs et les gémissemens augmentaient, et on se mit à gratter le mur avec plus de violence que la veille. Le vieillard se dirigea droit vers la porte murée, et d’un pas si assuré que le parquet en trembla. Arrivé à la place où le grattement se faisait entendre, il s’arrêta et s’écria d’une voix forte et solennelle : — Daniel ! Daniel ! Que fais-tu ici à cette heure ?

Un cri terrible lui répondit, et fut suivi d’un bruit sourd, semblable à celui que produit la chute d’un corps pesant.

— Cherche grâce et miséricorde devant le trône de l’Éternel ! Sors de ce monde auquel tu ne peux plus appartenir ! s’écria le vieillard d’une voix plus forte encore.

On entendit un léger murmure. Mon oncle s’approcha de la porte de la salle, et la ferma si violemment, que toute l’aile du château en retentit. Lorsqu’il se remit sur son fauteuil, son regard était éclairci. Il joignit les mains et pria intérieurement. J’étais resté pétrifié, saisi d’une sainte horreur, et je le regardais fixement. Il se releva après quelques instans, me serra dans ses bras, et me dit doucement : — Allons, mon neveu, allons dormir.