Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre III

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 59-66).

CHAPITRE III.

Je me trouvai donc seul dans la haute et vaste salle. La neige avait cessé de tomber, la tempête de mugir, et le disque de la lune brillait à travers les larges fenêtres cintrées, et éclairait d’une manière magique tous les sombres recoins de cette singulière construction, où ne pouvait pas pénétrer la clarté de ma bougie et celle du foyer. Comme on le voit souvent dans les vieux châteaux, les murailles et le plafond de la salle étaient décorés, à l’ancienne manière, de peintures fantastiques et d’arabesques dorés. Au milieu de grands tableaux, représentant des chasses aux loups et aux ours, s’avançaient en relief des figures d’hommes et d’animaux, découpées en bois, et peintes de diverses couleurs, auxquelles le reflet du feu et celui de la lune donnait une singulière vérité. Entre les tableaux, on avait placé les portraits de grandeur naturelle des anciens barons en costume de chasse. Tous ces ornemens portaient la teinte sombre que donne le temps, et faisaient mieux ressortir la place blanche et nue qui se trouvait entre les deux portes. C’était évidemment aussi la place d’une porte qui avait été murée, et qu’on avait négligé de recouvrir de peintures et d’ornemens.

Qui ne sait combien le séjour d’un lieu pittoresque éveille d’émotions, et saisit même l’âme la plus froide ? Qui n’a éprouvé un sentiment inconnu au milieu d’une vallée entourée de rochers, dans les sombres murs d’une église ? Qu’on songe maintenant que j’avais vingt ans, que les fumées du punch animaient ma pensée, et l’on comprendra facilement la disposition d’esprit où je me trouvais dans cette salle. Qu’on se peigne aussi le silence de la nuit, au milieu duquel le sourd murmure de la mer et les singuliers sifflemens des vents retentissaient comme les sons d’un orgue immense, touché par des esprits ; les nuages qui passaient rapidement et qui souvent, dans leur blancheur et leur éclat, semblaient des géans qui venaient me contempler par les immenses fenêtres : tout cela était bien fait pour me causer le léger frisson que j’éprouvais. Mais ce malaise était comme le saisissement qu’on éprouve au récit d’une histoire de revenans vivement contée, et qu’on ressent avec plaisir. Je pensais alors que je ne pouvais me trouver en meilleure disposition pour lire le livre que j’avais apporté dans ma poche. C était le Visionnaire de Schiller. Je lus et je relus, et j’échauffai de plus en plus mon imagination. J’en vins à l’histoire de la noce chez le comte de V…, racontée avec un charme si puissant. Juste au moment où le spectre de Jéronimo entre dans la salle, la porte qui conduisait à l’antichambre s’ouvrit avec un grand bruit. Je me levai épouvanté ; le livre tomba de mes mains. Mais, au même instant, tout redevint tranquille, et j’eus honte de ma frayeur enfantine. Il se pouvait que le vent eût poussé cette porte ; ce n’était rien, moins que rien : je repris mon livre.

Tout à coup on s’avança doucement, lentement, et à pas comptés, à travers la salle ; on soupirait, on gémissait, et dans ces soupirs, dans ces gémissemens, se trouvait l’expression d’une douleur profonde. — Mais j’étais en garde contre moi-même. C’était sans doute quelque béte malade, laissée dans l’étage inférieur, et dont un effet d’acoustique me renvoyait la voix. — Je me rassurai ainsi, mais on se mit à gratter, et des soupirs plus distincts, plus profonds, exhalés comme dans les angoisses de la mort, se firent entendre du côté de la porte murée. — La pauvre béte était enfermée, j’allais frapper du pied, l’appeler, et sans doute elle allait garder le silence ou se taire entendre d’une façon plus distincte. — Je pensais ainsi, mais mon sang se figea dans mes veines, je restai pâle et tremblant sur mon siège, ne pouvant me lever, encore moins appeler à mon aide. Le sinistre grattement avait cessé, les pas s’étaient de nouveau fait entendre ; tout à coup la vie se réveilla en moi, je me levai et j’avançai deux pas. La lune jeta subitement une vive clarté, et me montra un homme pâle et grave, presque horrible à voir, et sa voix, qui semblait sortir du fond de la mer avec le bruit des vagues, fit entendre ces mots : — N’avance pas, n’avance pas, ou tu tombes dans l’enfer !

La porte se referma avec le même bruit qu’auparavant, j’entendis distinctement des pas dans l’antichambre. On descendait les degrés ; la grande porte du château roula sur ses gonds et se referma bientôt ; puis il se fit un bruit comme si on tirait im cheval de l’écurie, et qu’on l’y fit aussitôt rentrer, puis tout redevint calme. J’entendis alors mon oncle s’agiter et se plaindre dans la chambre voisine. Cette circonstance me rendit toute ma raison, je pris le flambeau, et j’accourus auprès de lui. Le vieillard semblait se débattre avec un rêve funeste.

— Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! m’écriai-je en le tirant doucement et en laissant tomber sur son visage la clarté du flambeau. Mon oncle poussa un cri sourd, ouvrit les yeux, et me regarda d’un air amical. — Tu as bien fait de m’éveiller, neveu, dit-il : j’avais un mauvais rêve ; c’est la salle voisine et cette chambre qui en sont causes, car elles m’ont rappelé des choses singulières qui s’y sont passées ; mais, maintenant nous allons dormir bien tranquillement.

À ces mots, le vieillard se renfonça sous sa couverture, et parut se rendormir. Lorsque j’eus éteint les bougies, et que je fus dans mon lit, je l’entendis qui priait à voix basse.