Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre II

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 47-58).

CHAPITRE II.

En 179…, le temps était arrivé où le vieil avocat V… devait partir pour le château. Quelque énergie que se sentit encore le vieillard à soixante-dix ans, il pensait toutefois qu’une main auxiliaire lui serait d’un grand secours. Un jour il me dit en riant : Neveu (j’étais son petit-neveu, et je porte encore son nom), neveu ! — Je pense que tu ferais bien de te faire un peu souffler le vent de la mer aux oreilles, et de venir avec moi à R…bourg. Outre que tu peux m’assister vaillamment dans plus d’une méchante affaire, tu te trouveras bien de tâter un peu de la rude vie des chasseurs, et quand tu auras passé une matinée à écrire un protocole, de t’essayer le lendemain à regarder en face un terrible animal courroucé, comme l’est un loup affamé, aux longs poils gris, ou même à lui tirer un bon coup de fusil.

J’avais entendu trop de récits des joyeuses chasses de R… bourg, et j’étais trop attaché à mon digne et vieux grand-oncle, pour ne pas me trouver fort satisfait qu’il voulût bien cette fois m’emmener avec lui. Déjà passablement initié au genre d’affaires qu’il avait à conduire, je lui promis de lui épargner une grande partie de ses travaux.

Le jour suivant, nous étions assis dans une bonne voiture, bien enveloppés dans une immense pelisse, et nous roulions vers R…bourg à travers d’épais flocons de neige, avant-coureurs d’un hiver rigoureux.

En chemin, mon vieil oncle me raconta mille choses bizarres du défunt baron Roderich qui avait fondé le majorât, et qui l’avait nommé, malgré sa jeunesse, son justicier et son exécuteur testamentaire. Il me parla des façons rudes et sauvages du seigneur, dont toute sa famille semblait avoir hérité, et que le baron actuel, qu’il avait connu dans sa jeunesse doux et presque faible, semblait prendre chaque jour davantage. Il me prescrivit de me conduire sans façon et avec hardiesse, pour avoir quelque valeur aux yeux du baron, et finit par m’entretenir du logement qu’il avait choisi une fois pour toutes, au château, parce qu’il était chaud, commode et assez éloigné des autres, pour qu’on pût s’y soustraire au bruit des chasseurs et des convives. Dans deux petites chambres garnies de bonnes tapisseries, tout auprès de la grande salle d’audience, et vis-à-vis de l’appartement des deux vieilles demoiselles, c’est là que mon oncle établissait chaque fois sa résidence.

Enfin, après un voyage aussi rapide que pénible, nous arrivâmes par une nuit obscure à R…bourg. Nous passâmes à travers le village. C’était un dimanche ; la maison de l’inspecteur du domaine était éclairée du haut en bas ; on voyait sauter les danseurs, et on entendait le son des violons. Le château où nous nous rendîmes, ne nous parut que plus sombre et plus désert. Le vent de la mer arrivait jusqu’à nous comme de longs gémissemens, et les pins courbés rendaient des sons lugubres. Les hautes murailles noircies s’élevaient devant nous du fond d’un abîme de neige. Nous nous arrêtâmes devant la porte principale qui était fermée. Mais les cris, les claquemens du fouet, les coups de marteau redoublés, tout fut inutile ; un silence profond régnait dans l’édifice, et on n’y apercevait aucune lumière. Mon vieil oncle fit entendre sa voix forte et retentissante : François ! François ! — Où restez-vous donc ? — Au diable, remuez-vous ! — Nous gelons à cette porte ! La neige nous coupe le visage. — Que diable, remuez-vous !

Un chien se mit à gronder, une lumière vacillante parut dans une salle basse, elle traversa plusieurs fenêtres ; un bruit de clefs se fit entendre, et les lourdes portes crièrent sur leurs gonds.

— Eh ! soyez le bien-venu, mille fois le bien-venu, M. le Justicier. Voilà un bien triste temps !

Ainsi parla le vieux François, en élevant sa lanterne de manière à ce que toute la lumière tombât sur son visage éraillé, auquel il s’efforçait de donner une expression joviale. La voiture entra dans la cour, nous descendîmes, et j’aperçus alors distinctement l’ensemble du vieux domestique, enseveli dans une large livrée à la vieille mode, singulièrement garnie de galons. Deux boucles grises descendaient sur un front blanc et large ; le bas de son visage avait la couleur robuste du chasseur, et en dépit de ses muscles saillans et de la dureté de ses traits, une expression de bonhomie un peu niaise paraissait dans ses yeux et surtout dans sa bouche.

— Allons, mon vieux François, dit mon oncle en secouant sur le pavé de la grande salle la neige qui couvrait sa pelisse, allons, tout est-il prêt ? Les tapisseries de ma chambre ont-elles été battues, les lits sont-ils dressés ; a-t-on bien balayé, bien nettoyé hier et aujourd’hui ?

— Non, répondit François fort tranquillement, non, M. le justicier, tout cela n’a pas été fait.

— Mon Dieu ! s’écria mon oncle. J’ai cependant écrit à temps, j’arrive juste à la date que j’ai indiquée, et je suis sûr que ces chambres sont glacées.

— Oui, M. le justicier, reprit François en retranchant soigneusement, à l’aide de ciseaux, un énorme lumignon qui s’était formé à l’extrémité de la mèche de la chandelle, et en l’écrasant son pied. Voyez-vous, nous aurions eu beau chauffer, à quoi cela nous eût-il servi, puisque le vent et la neige entrent très-bien par les vitres cassées que…

— Quoi ! s’écria mon grand-oncle en l’interrompant et en entr’ouvrant sa pelisse pour mieux croiser les bras, quoi ! les fenêtres sont brisées, et vous, l’intendant de la maison, vous ne les avez pas fait réparer !

— Non, M. le justicier, continua le vieillard avec le même calme, parce qu’on ne peut pas bien entrer à cause des décombres et des pierres qui sont dans les chambres.

— Et comment ! mille millions de diables, comment se trouve-t-il des pierres et des décombres dans ma chambre ! s’écria mon oncle.

— À l’accomplissement de tous vos souhaits, mon jeune maître ! s’écria François en s’inclinant poliment au moment où j’eternuais ; et il ajouta aussitôt : Ce sont les pierres et le plâtre du gros mur qui sont tombés pendant le grand ébranlement.

— Vous avez donc eu un tremblement de terre ! s’écria mon oncle hors de lui.

— Non, M. le justicier, répondit le vieux domestique avec une espèce de sourire ; mais il y a trois jours, la voûte de la salle d’audience est tombée avec un bruit épouvantable.

— Que le diable emporte… Le grand-oncle, violent et irritable qu’il était, se disposait à lâcher un gros juron ; mais levant le bras droit et relevant son bonnet de renard, il se retint et se retourna vers moi en éclatant de rire. — Vraiment, me dit-il, il ne faut plus que nous fassions de questions, car nous ne tarderions pas à apprendre que le château tout entier s’est écroulé. — Mais, continua-t-il en se tournant vers le vieux domestique, mais, François, ne pouviez-vous pas être assez avisé pour me faire préparer et chauffer un autre appartement ? Ne pouviez-vous pas arranger promptement une salle pour les audiences ?

— Tout cela a été fait, dit le vieux François en montrant l’escalier d’un air satisfait, et en commençant à monter les degrés.

— Mais voyez donc cet original ! s’écria mon oncle en le suivant. Il se mit à marcher le long de quelques grands corridors voûtés, sa lumière vacillante jetait une singulière clarté dans les épaisses ténèbres qui y régnaient. Des colonnes, des chapiteaux, de sombres arcades se montraient dans les airs sous des formes fugitives, nos ombres gigantesques marchaient auprès de nous, et ces merveilleuses figures qui se glissaient sur les murailles, semblaient fuir en tremblant, et leurs voix retentir sous les voûtes avec le bruit de nos pas. Enfin, après nous avoir fait traverser une suite de chambres froides et démeublées, François ouvrit une salle où la flamme qui s’élevait dans la cheminée nous salua d’un pétillement hospitalier. Je me trouvai à mon aise dès que j’entrai dans cette chambre ; pour mon oncle, il s’arrêta au milieu de la salle, regarda tout autour de lui, et dit d’un ton grave et presque solennel : — C’est donc ici qu’on rendra la justice ?

François élevant son flambeau de manière à éclairer un blanc carré de mur où s’était sans doute trouvée une porte, dit d’une voix sombre et douloureuse : — On a déjà rendu justice ici !

— Quelle idée vous revient là, mon vieux camarade ! s’écria mon oncle en se débarrassant de sa pelisse et en s’approchant du feu.

— Cela m’est venu sans y penser, dit François. Il alluma des bougies, ouvrit la chambre voisine qui avait été préparée pour nous recevoir. En peu d’instans une table servie se trouva devant la cheminée ; le vieux domestique apporta des mets bien apprêtés, auxquels nous fîmes honneur, et une écuelle de punch brûlé à la véritable manière du nord.

Mon oncle, fatigué du voyage, gagna son lit dès qu’il eut soupe ; la nouveauté, la singularité de ce lieu, le punch même, avaient trop animé mes esprits pour que je pusse songer à dormir. François débarrassa la table, ranima le feu, et me laissa en me saluant amicalement.